Le chêne est le véritable souverain des silves occidentales : il est à la forêt ce que le lion est au règne animal. À feuilles caduques comme le chêne des marais, ou persistantes comme le chêne vert, très nombreuses sont ses espèces dans nos jardins, parcs et forêts.
Même sous les tropiques, des représentants de cette grande famille déploient leur forte ramure. Leur taille élancée, leur port majestueux, leurs formes puissantes, leur longévité ont souvent conduit les hommes à les penser contemporains de la naissance du monde, à leur attribuer savoir, force, immortalité, fécondité… ; bref à les entourer d’une aura de sacralité. Aucun végétal n’a autant pesé dans les traditions religieuses, pratiquement d’un bout à l’autre du globe, à l’exception de l’Afrique noire.
C’est ainsi qu’un chêne de première grandeur devenait « oraculaire », intermédiaire du dieu auquel il était consacré. Par exemple, en faisant tinter au vent les vases d’airain placés dans les branches du chêne de Dodone, en Épire, les Pélasges, premiers habitants de la Grèce, transmettaient le souffle et les décisions de Zeus.
Quant aux Vikings, ils ensevelissaient leur morts nobles ou glorieux dans des embarcations de chêne, en prévision d’un voyage post-mortem [1]. Les Gaulois, eux, sacralisèrent les chênes rouvres porteurs de gui – phénomène rare [2]– pour organiser sous son feuillage d’importantes cérémonies druidiques et transmettre les secrets de l’initiation.
La charge symbolique du chêne était telle qu’elle s’étendait à chacun de ses éléments : le gland, symbole de fécondité, l’écorce elle-même censée abriter un monde magique d’hamadryades [3]. Chez les Hébreux pervertis, le culte idolâtrique perpétré sous des chênes fut vraisemblablement poussé jusqu’aux sacrifices humains [4]:
Dans la mémoire de l’humanité, le chêne est au carrefour de diverses significations : « C’est la vision religieuse de la vie, qui permet de ‛ déchiffrer ’ dans le rythme de la végétation des idées de régénération, d’éternelle jeunesse, de santé, d’immortalité… »[5]. En raison de la puissance de son apparence sensible, il en est un révélateur approprié. De la richesse symbolique que revêt le chêne, retenons deux notes significatives :
1. Axe d’orientation : du fait de sa stature imposante, de l’ampleur de sa frondaison, ce colosse végétal sert facilement de point de repère dans le paysage. Ses caractéristiques naturelles lui ont fait également jouer ce rôle dans le cours de vies humaines.
- par l’enfouissement de ses racines, le jaillissement de son tronc, le déploiement de ses branches, il occupe, du Haut en Bas, tout l’espace cosmique dont il traverse et fait communiquer les trois étages : le Ciel, la Terre… et les Enfers. Il est « Celui de qui la tête au ciel était voisine, et dont les pieds touchaient à l’empire des morts »[6].
- nos livres d’histoire nous rappellent que saint Louis rendait la justice à Vincennes sous un chêne. C’est souvent ainsi qu’il figure dans la Bible [7]: comme le lieu de la manifestation de la vérité et de l’accomplissement de la justice immanente.
* Cela ressort du dénouement du piège tendu à Suzanne par les deux vieux juges pervers de Babylone. Séparés providentiellement pour témoigner, ils furent confondus par le jeune Daniel : à la différence du premier, le second répondit au sujet du lieu présumé du stupre : sous un chêne vert [8]. Les deux anciens connurent le châtiment qu’ils avaient prévu pour la jeune femme ; elle-même fut réhabilitée et sa foi en Dieu louée.
* il apparaît comme un vecteur de justice dans l’histoire d’Absalon : celui-ci était l’un des fils du roi David, d’une beauté physique sans défaut, qui profita de sa condition pour n’en faire qu’à sa tête…, au point de se révolter contre son père et vouloir lui ravir la couronne. Il alla jusqu’à susciter une guerre civile. Mais les armes lui furent contraires et, dans sa fuite, il engagea son mulet sous la ramure d’un grand chêne. Sa lourde chevelure se prit dans l’arbre et il se trouva entre ciel et terre, pendu par les cheveux, comme prisonnier de la végétation [9]. Il fut tué. Le fait même que la forêt prenne le parti de David peut être compris comme manifestant le soutien de Dieu, maître de la Création.
- dans l’Histoire comme dans l’Écriture, le chêne représente un signal naturel posté sur les chemins de la vie. Au sens large, il s’applique aux humains dont la rectitude morale leur permet de mener une vie bien remplie. Ne dit-on pas que des époux fidèles célèbrent, au terme de quatre-vingt ans de mariage, leurs noces de chêne ?
- d’un point de vue surnaturel, la résistance et la robustesse de son bois peuvent être mises en rapport avec la fermeté de la foi des saints en butte aux aléas de l’existence :
* dans cette optique, Bartolomeo Montagna [10] place un chêne à côté de saint Jérôme en lutte contre les tentations de la chair
par ailleurs, dès le Moyen Ậge, il est, dans l’iconographie, associé à la Vierge Marie, comme pour illustrer la force tranquille de son don à Dieu dans les circonstances du quotidien [11];
* dans le même ordre d’idées, on a pu parler, lors de sa canonisation, de la figure de saint Josémaria Escriva, « facteur d’orientation » apte à faire découvrir, à de nombreux chrétiens courants, la force opérative de la foi pour ouvrir les chemins de Dieu dans l’ordinaire [12].
2. Marqueur géographique du lieu d’octroi des bénédictions divines
L’intuition des poètes ne préfigure-t-elle pas l’accomplissement des promesses de Dieu ?
Écoutons plutôt : « Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois, dans tout ce qui m’entoure et me cache à la fois, dans votre solitude où je rentre en moi-même, je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et qui m’aime » ![13
Et voyons :
- Au chêne de Moré, Yahvé apparut à Abram et dit : « C’est à ta postérité que je donnerai ce pays ». Le patriarche, répondant à l’appel du Seigneur, avait traversé le Croissant fertile. Parvenu jusqu’au lieu saint de Sichem, il y bâtit là un autel à Yahvé qui lui était apparu. [14]. C’est là que, bien des années plus tard, Josué, après avoir commencé la conquête de la Terre promise, confirma l’Alliance de son peuple avec Dieu, comme, avant d’y entrer le lui avait demandé Moïse, au-delà du Jourdain, sur la route du couchant (…) auprès du Chêne de Moré [15]. Là encore par la suite, une fois la prise de possession terminée, Josué, au pied du même chêne, éleva une stèle pour matérialiser la résolution du peuple de rester fidèle à son Dieu à travers l’observance des normes de l’Alliance [16].
- un autre chêne vénérable, dans la Bible, sert d’écrin à la bienveillance paternelle d’un Dieu qui échange directement avec Abraham, comme avec Adam avant la chute. Il se situe, non plus en Samarie, mais plus au sud, près d’Hébron, à Mambré [17].
Son ombre mouchetée délimite l’espace de la visite du Très Haut sous l’apparence de trois mystérieux voyageurs. C’est l’une des plus belles pages du livre de la Genèse. Toute la lumière d’un beau jour d’Orient semble la traverser, toute la promesse d’un avenir merveilleux.
La scène est facile à imaginer : le vieux patriarche est assis à l’entrée de sa tente. Il fait chaud. L’air est tout bruissant, chargé de sons diffus. Les bruits du lointain sont assourdis, amortis en pénétrant l’azur tendu comme une ouate invisible. C’est l’heure de la sieste. Abraham somnole. Il ajoute aux sonorités de la Nature la respiration rythmée de sa poitrine à la peau ratatinée par le fil des années. Averti soudain d’une présence, sa tête se redresse, ses yeux se dessillent. Il aperçoit devant lui les trois visiteurs. Alors, se redressant, il court, se prosterne et confie : Seigneur, si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, ne passe pas sans t’arrêter près de ton serviteur ! Admirable prière empreinte de confiance et d’humilité, qu’accompagne une hospitalité chaleureuse ! En retour, Dieu lui promet de nouveau un fils de son épouse Sara, mais cette fois-ci, il précise l’époque de sa naissance [18]. Unie à l’hospitalité généreuse d’Abraham, l’abondante ramure du chêne constitue comme la matrice que Dieu enrichit de sa bénédiction : l’annonce de la conception d’Isaac est le prélude à l’annonciation du véritable Fils de la promesse lors de l’ambassade de l’Archange à Marie [19].
Dans le bassin méditerranéen occidental et particulièrement le sud de la France, on trouve des centaines de Vierges noires, sculptures romanes pour la plupart, dont certaines étaient nichées dans le creux de chênes ou dans leurs branches, faisant songer aux dryades mythiques. Leur couleur réclame une explication. Elle est double :
- technique : le secret pour rendre le chêne sombre comme le basalte et facile à travailler comme le tilleul était de le laisser dormir quelques années sous l’eau de quelque étang. Il était alors aisé à tailler et, en séchant, devenait aussi dur que l’ébène [20] ;
- symbolique : s’il évoque la nuit, la mort, le mal, le noir représente aussi les ténèbres primordiales, le chaos indifférencié des origines, la pure potentialité universelle.
Aussi les Vierges noires symbolisent-elles la « matière prime », la substance principielle qui porte virtuellement en elle tout ce qui peut être appelé à naître. Comme à Marie, on peut leur appliquer la parole de l’épouse du Cantique : Je suis noire, mais belle [21]: chacune d’elles est prédestinée à recevoir, en humble servante, l’action fécondatrice du dynamisme créateur. À l’image de Notre Dame, ne sont-elles pas le fondement maternel, le réceptacle de l’Amour divin, le véritable axe du monde, menant au Père par le Fils, ainsi qu’il est dit dans l’adage Ad Iesum per Mariam ?
Bertrand Cauvin, expert forestier
Abbé Patrick Pégourier
[1] Cf. Jacques Brosse, Les arbres de France - Histoire et légendes. Electre 2018.
[2] En raison de son écorce épaisse et de sa forte teneur en tanin, le chêne se laisse rarement parasiter par le gui (Cf. Jean-Marie Pelt, Fleurs, fêtes et saisons, Fayard 1988). Celui-ci était religieusement récolté à la serpe d’or et son association au chêne faisait de ce dernier l’arbre sacré élu des dieux. Les boules vertes de l’arbrisseau symbolisaient le renouveau, la régénération, l’immortalité. Elles semblaient avoir emmagasiné en elles tout ce qui restait de vie dans le grand squelette défeuillé du chêne de l’hiver. C’était donc un concentré de la force de l’arbre que les druides cueillaient… (Cf. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XVI, XCV, 249).
[3] Dans la mythologie grecque, ce sont les nymphes des arbres des forêts, qui se distinguent des dryades par leur vie plus intimement unie à celle de l’arbre. Ronsard compose une élégie à la mémoire de ces divinités féminines qui trépassent sous la cognée des bûcherons de la forêt de Gastine : « Écoute bûcheron arrête un peu le bras. Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas. Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoûte à force des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce » ?
[4] Vous qui vous excitez près des chênes, sous tout arbre verdoyant, immolant des enfants dans des ravins, dans les fissures des rochers: Is 57, 5. Cf. aussiEz 6, 13 et Os 4, 13.
Nb – En raison d’étymologies communes en hébreu– ‘Elah, Elown, Ayil - et d’une similitude physique, les traductions de la Bible parlent indistinctement de « chêne » ou de « térébinthe » pour exprimer symboliquement des qualités particulières (force, endurance, longévité, justice…) ou faire référence à des lieux-dits (Moré, Mambré…), et/ou de culte.
[5] Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Payot 1989.
[6] La Fontaine, Fable Le Chêne et le roseau.
[7] Il est cité 19 fois, uniquement dans l’Ancien Testament.
[8] Dn 13, 58.
[9] 2 S 18, 9.
[10] 1490-1500 Milan Museo Poldi Pezzoli.
[11] Raphaël-Giulio Romano, La Sainte Famille sous unchêne, 1518-1520, Madrid, Musée du Prado.
[12] « Une tâche nous est indiquée : secouer les âmes de tous les fidèles de la médiocrité, les avertir du caractère stérile d’une religiosité superficielle, les mettre en garde contre l’incohérence entre les contenus de la foi et le comportement quotidien » Cadinal Ruini, Osservatore romano, 8.X.2002.
[13] Victor Hugo,Les contemplations – Aux Arbres.
[14] Gn, 12, 6-7.
[15] Dt 11, 30 et cf.Jos 8, 33-35.
[16] Cf. Jos 24, 14-28.
[17] Flavius Josèphe, saint Jérôme, Eusèbe de Césarée en parlent comme existant encore de leurs jours.
[18] Cf. Gn 18, 1-15.
[19] Cf.Lc 1, 26-38.
[20] Cf. Henri Pourrat, Histoire des Gens dans les montagnes du Centre, Albin Michel 1959.
[21] Cant 1, 5. La statuette représentée est celle de Notre-Dame-de Gray (Haute-Saône), taillée dans un morceau de chêne au début du XVIIe siècle.