Vivre saintement la vie ordinaire

Homélie prononcée par Mgr Émile Marcus, archevêque de Toulouse, le 26 juin 2006 en l’église Notre-Dame la Dalbade à Toulouse, en la fête de saint Josémaria Escriva.

La mémoire des saints et des saintes de Dieu, dispensée par l’Église tout au long d’une année liturgique est destinée à chacune des familles spirituelles qui se réclament de ces saints et saintes, et simultanément, à l’Église universelle. Que nous soyons ou non membres de l’Opus Dei, accueillons ce soir l’un des enseignements les plus marquants de saint Josémaria Escriva, l’une de ses injonctions les plus fréquemment répétées, et que connaissent évidemment très bien les membres de l’Oeuvre. Je la formule, cette injonction, en la citant prise d’une homélie qu’il prononça sur le campus de l’université de Navarre en 1967. Il dit ceci : « Il n’y a pas d’autre chemin, mes enfants : ou nous savons trouver le Seigneur dans notre vie ordinaire, ou nous ne le trouverons jamais. »

Trouver le Seigneur dans la vie ordinaire... En quoi cette orientation de la vie spirituelle, dont il soulignait déjà l’urgence à l’époque même où il la formulait de cette manière, fait-elle difficulté aujourd’hui ? En d’autres termes, qu’est-ce qui en rend encore plus important le rappel ? D’abord, la dévaluation de la vie ordinaire, qui ne pèse vraiment pas grand-chose ; dévaluation de la vie ordinaire par la survalorisation de l’extraordinaire : ce qui est dans l’ordre des choses n’enchante plus guère le monde, et même, à la limite, n’intéresse pas. Voyez du côté de l’information : rien de pire que de ne rien avoir d’exceptionnel, d’inédit, d’insolite à se mettre sous la dent, si bien que lorsque l’extraordinaire fait défaut, on s’arrange pour en susciter l’un ou l’autre de manière totalement artificielle. Complètement ringarde, Colette, - je parle de la romancière française, décédée au milieu du XXe siècle, Sidonie Gabrielle Colette, vous vous rappelez : Claudine à l’école, La vagabonde, Le blé en herbe - qui déclarait se refuser à éliminer le banal. « La plupart du temps, disait elle, c’est l’ordinaire qui me pique et me vivifie ». L’ordinaire aujourd’hui, du moins de façon très générale, ne pique ni ne vivifie plus personne ; par conséquent vivre saintement la vie ordinaire ne signifie plus que s’y résigner, et finalement, a priori, n’a pas grand intérêt. C’est une première difficulté.

Plus profondément, plus sérieusement aussi, ce qui rend difficile de vivre saintement la vie ordinaire, c’est l’usure que l’on subit à force d’appliquer, à toutes ces tâches du monde qui sont les nôtres, l’évangile de Dieu ; toutes ces tâches, celles de la vie familiale, celles de la vie civique, celles de la vie professionnelle, celles de la vie sociale, et aussi - Saint Josémaria Escriva y était sensible-, toutes les petites réalités terrestres. Parfois, on me demande quelle est la vertu qui me paraît aujourd’hui la plus nécessaire pour être fidèle à l’évangile de Dieu par les temps qui courent. Je réponds souvent : la résistance, la résistance à l’usure. Il faut en effet plus de force pour ne pas se laisser décourager par les efforts répétitifs que nécessite la conformité à l’Évangile dans tous les domaines de la vie, que pour sortir triomphant de quelque grand combat. Pour les personnes qui connaissent quelque peu la doctrine de saint Thomas d’Aquin, il a une question qui est assez fameuse, dans laquelle il interroge pour savoir ce qui est le plus méritoire devant Dieu, et nécessite le plus l’assistance de l’esprit saint par le don de la force. Il pose la question : est-ce d’attaquer, ou de résister ? Et il répond, en s’expliquant longuement : c’est de toute évidence de résister. Quand on attaque, on est porté par l’enthousiasme, on est en train d’accomplir un projet, quel qu’il soit, on a des ailes, lorsqu’il s’agit de tenir indéfectiblement, au jour le jour, un engagement, particulièrement un engagement pris à la lumière de l’Évangile, il faut lutter contre l’usure.

Josémaria Escriva a dit quelque chose dans cette ligne, en invitant à réaliser notre travail avec perfection, à aimer Dieu et les humains en faisant avec amour les petites choses habituelles de la journée ; et il a précisé –je trouve cette formule tout à fait merveilleuse– : « découvrant ainsi ce quelque chose de divin qui se trouve enfermé dans les détails », pas forcément dans les grandes choses qui feront date, et qui éventuellement intéresseront l’opinion, la petite opinion de nos cercles rapprochés ou la grande opinion publique. « Découvrant ainsi ce quelque chose de divin qui se trouve enfermé dans les détails ». Saint Josémaria Escriva n’a pas eu de mal à fonder dans l’Évangile cette doctrine qui, dit-il, est au centre même de l’esprit de l’Opus Dei. Il a pris appui notamment sur les textes bien connus de l’apôtre Paul ; autant les relire : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » Et plus encore cet autre texte de la première épître aux Corinthiens : « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu ».

Vivre saintement la vie ordinaire, donc. Mon discours pourrait s’arrêter là, mais il y a autre chose : c’est que dans nos vies, et dans nos vies de chrétiennes et de chrétiens, venant rompre l’ordinaire, il y a aussi de l’extraordinaire ; et l’extraordinaire, l’inhabituel, l’imprévu, c’est qu’inévitablement surgissent des circonstances qui nous obligent à rendre témoignage à Jésus-Christ mort et ressuscité pour le salut du monde, sur-le-champ, à l’improviste. C’est une épreuve qui nous laisse désemparés, mais qui est un appel à manifester à l’entourage la paix que Dieu est capable de mettre dans nos cœurs. Et combien ce témoignage est important ! C’est la question abrupte et inattendue d’une personne qui vous interroge soudain, pour savoir si vous croyez véritablement à ce que l’on suppose faire partie de votre foi. Et là on ne peut pas se dérober. Je raconte toujours, lorsque j’aborde ce genre de sujets, ce qui m’est arrivé un jour dans un train, c’était en gare de Limoges : je changeais de train, déjà on avait ralenti et on allait s’arrêter, et l’homme qui était en face de moi me dit « Je viens de perdre ma femme, vous êtes curé, est-ce que vous croyez que je la reverrai un jour ? » Je n’avais que l’espace d’un instant pour témoigner de ma foi. L’extraordinaire, c’est encore, tout simplement, l’interpellation qui nous est faite, n’importe quand, sur un aspect élémentaire, basique, de la pratique chrétienne, surtout à l’heure actuelle dans les domaines de l’éthique et de la morale. Ce qui précisément paraît assez naturel, évident, banal, déjà connu, exige soudain une confession de foi courageuse. La vie ordinaire cache son jeu, elle a vite fait de nous obliger à manifester le fond de notre cœur, à répondre de manière radicale aux questions de Jésus : Crois-tu ? Crois-tu vraiment ? Aimes-tu ? Aimes-tu vraiment ?

Recevons de Saint Josémaria Escriva ce soir ce simple message : il faut vivre saintement la vie ordinaire, pour être prêt à vivre saintement l’extraordinaire.