Origène et l’intelligence des Écritures

Découvrez la deuxième partie de notre cycle sur les Pères de l’Eglise.

Origène est l’un des plus grands génies de l’Antiquité. Il naît en 185 à Alexandrie, d’une famille chrétienne où il reçoit une profonde éducation à la piété et une formation intellectuelle poussée. Alors qu’il n’a que 17 ans, son père est martyrisé. Pour nourrir sa nombreuse fratrie, il donne des cours avec un réel talent. Sa connaissance de la philosophie grecque lui permet de dispenser un enseignement pour des païens qu’il conduit ainsi à la conversion. Professeur, puis directeur d’écoles catéchétiques, « consultant international », il a le souci de mettre les sciences humaines au service des sciences sacrées. Son influence est décisive, en Orient comme en Occident, dans la formation de la pensée théologique qu’il structure  en un système logique et cohérent. « Il n'y a dans l'Église aucun homme qui soit resté invisiblement aussi omniprésent qu'Origène » [1] . Il est le fondateur de la science biblique. Il composa notamment une édition critique monumentale de l’Ancien Testament en mettant diverses de ses traductions en parallèle (les Hexaples ou Bible sextuple). La majeure partie de ses écrits, hélas, ne nous est pas parvenue. Entre autres, comme il prêchait presque tous les jours, nous gardons quelques-unes de ses Homélies et œuvres d’exégèse. Pendant la persécution de Dèce, il fut jeté au cachot et endura « chaînes, tortures en son corps, tortures par le fer (…), les pieds mis aux ceps jusqu’au quatrième trou » [2] . Il supporta vaillamment tout ce que ses ennemis lui infligèrent ; mais sa santé en fut ruinée. Épuisé, il mourut peu après.

Paroles de Dieu en paroles humaines

Dieu est l’auteur principal de la Bible, les hagiographes les auteurs instrumentaux. Elle est divine et humaine. Elle nous communique la Parole de Dieu dans un langage humain, « pour que notre intelligence comprenne et contemple, pour que notre volonté se fortifie et que l’action s’accomplisse » Quand le Christ passe , n° 89. Nombreux sont les écrivains qui ont travaillé à la rédaction du « Livre ». Ils s’étalonnent sur environ quinze siècles et constituent une galerie de personnages de caractères et de milieux variés. Néanmoins, une unité mystérieuse, surhumaine les rassemble : tous ont œuvré sous la motion de l’Esprit Saint. De sorte que par les histoires qu’ils consignent se fait jour une histoire : l’Histoire de l’Amour de Dieu pour les hommes, dont le centre est l’Incarnation du Christ. Une bonne intelligence des Écritures demande de s’en imprégner.

Dans cette optique, Origène conseille l’un de ses anciens élèves sur la façon d’ « entrer » dans la Bible : « Veille à lire les Écritures (…) Frappe à ces portes closes , et elles te seront ouvertes par le portier dont Jésus a dit : Pour lui, le portier ouvrira [3] . Applique-toi à la lectio divina [4] , cherche en Dieu avec une confiance et une loyauté fermes le sens des lettres divines qui s’y cache. Ne te contente pas de frapper et de chercher, car le plus nécessaire à l’intelligence des choses de Dieu est la prière » [5] . Une lecture en profondeur du texte est indispensable pour y découvrir ce que son Esprit caché veut nous révéler : le sens des événements narrés dans l’optique du Salut que le Christ est venu nous apporter. L’Écriture est une. Dieu en est l’Auteur. Dans le Christ, toute chose a son accomplissement total [6] . Mais – prévient l’Alexandrin, – nous courons le risque « que les livres divins ne soient voilés pour nous et même scellés, à cause de la négligence et de la dureté de nos cœurs (…) Il ne nous suffit pas d'apporter du zèle à l'étude des lettres sacrées ; encore nous faut-il supplier le Seigneur pour que vienne l'Agneau de la tribu de Juda qui, prenant ce livre scellé, daignera l'ouvrir. Car c'est Lui qui ouvrant les Écritures enflamme le cœur des disciples, en sorte qu'ils disent : Notre cœur n'était-il pas ardent, alors qu'il nous ouvrait les Écritures ? » ( Lc 24, 32) [7] .

L’interprète divin de la Bible

Le Christ détient la clé des Écritures car il est au cœur du dessein de Dieu : « Tu lis ? L’Époux te parle », résumait saint Augustin. La Bible n’est pas seulement un ensemble d’écrits où des hommes expriment leur expérience religieuse. C’est une communication de Dieu à travers ces divers écrivains. C’est une lettre d’amour qu’il nous adresse. Il faut donc la recevoir avec reconnaissance, comme un message personnel qui doit éclairer notre foi et notre vie. « Alors vous découvrirez que les pensées de Dieu ne sont pas les pensées des hommes ; vous serez amenés à contempler le vrai Dieu et à regarder les événements avec ses yeux » [8] .

Mais chacun, consciemment ou non, tend à donner au texte un sens en fonction de son point de vue. En outre, comme « Dieu parle à l’homme à la manière des hommes », il faut découvrir l’intention poursuivie par l’auteur sacré ; et, pour ce faire, « tenir compte des conditions de son temps, de sa culture, des genres littéraires en usage à son époque, des manières courantes de sentir, de parler et de raconter en ce temps-là » [9] . C’est pourquoi l’Église précise quelle est la manière authentique d’interpréter l’Écriture. A cet effet, elle distingue :

- le sens littéral : sens directement signifié par le texte ;

- le sens moral : que devons-nous faire en vivant la parole ?

- mais comme Dieu a voulu intervenir lui-même de façon directe dans l’histoire humaine, le texte n’est pas seul à parler [10] ; les réalités et les événements dont il parle, parlent aussi : c’est le sens spirituel.

Origène illustre cette distinction dans une métaphore savoureuse, en comparant les Écritures à des noix : « amère est la lettre, qui est comme l’écorce ; en deuxième lieu, tu parviendras à la coquille, qui est la doctrine morale ; en troisième lieu, tu trouveras le sens des mystères, dont se nourrissent les âmes des saints dans la vie présente et future » [11] . Cette comparaison nous amène à faire deux constats quant à la méthode de l’Alexandrin :

a) en déchiffrant l’Écriture, il cherche à révéler « le sens du mystère », en l’interprétant dans un sens mystique ou allégorique [12] : c’est l’un des aspects du sens spirituel. Origène  l’affectionne. Il permet de comprendre au fond les événements en reconnaissant leur signification dans le Christ et pour l’Église : « ainsi, la traversée de la mer Rouge est un signe de la victoire du Christ et, par-delà, du baptême » [13] .

Autre exemple : il commente un passage de l’ Exode où, pour étancher la soif des Hébreux qui traversent le désert, Moïse frappe un rocher, et en fait jaillir l’eau restauratrice : « Moïse montre le rocher qui est le Christ (…) Il fallait qu’il fût frappé. S’il n’avait pas été frappé, si le sang et l’eau n’avaient pas jailli de son côté, nous endurerions, tous encore, la soif de la Parole de Dieu » [14] . Cette interprétation s’enracine dans la théologie paulinienne : le Christ est le nouveau Moïse ; Il réalise ce que le Moïse historique préfigurait. Mais elle signifie aussi que, dans un texte biblique, le sens littéral recèle des profondeurs qui n’apparaissent pas au premier abord. Il faut le creuser pour passer de la lettre à l’esprit, de l’histoire au mystère chrétien. Car la Parole n’est pas un verbe mort, emprisonné dans le passé. C’est une parole actuelle, vivante qui embrasse les siècles. Il faut chercher sa présence sous le vêtement qui la recouvre, et faire respirer le Verbe dans la phrase qui l’habille.

b) Malheureusement, Origène manie l’allégorie à l’excès, au point de disqualifier le sens littéral. Or, « tous les sens de l’Écriture trouvent leur appui dans le sens littéral » [15] . Il fait de l’Écriture une lecture à deux niveaux, jusque dans les moindres détails [16] . Il risque ainsi d’introduire dans l’exégèse un subjectivisme arbitraire. Sans doute convient-il d’être attentif au mystère signifié dans l'histoire…, mais sans négliger pour autant la figure utilisée par l’auteur sacré, ni renoncer aux démarches que demande la connaissance exacte de cette historicité.

Par ailleurs, Origène s’est vu reprocher des erreurs dans ses écrits de jeunesse : hiérarchie au sein de la Trinité, préexistence de l’âme humaine, Salut universel à la fin des temps… Aussi n’est-il pas un « Père de l’Église » à proprement parler : c’est « un maître spirituel. Il fut de son temps et son système philosophique n'est pas sans faille ni erreur mais son âme ardente fut celle d'un fils de l'Église et, il faut le dire, celle d'un saint. La passion du Christ, Parole Vivante du Père, anime toutes les pages d'Origène. Celui qu'il nous invite à chercher sans relâche, il l'a lui-même cherché avec un amour ardent » [17] .

Sait-on qu’il est le premier à désigner la Vierge du nom de Theotokos (Mère de Dieu), et à enseigner sa maternité universelle ? « Nul ne peut comprendre l’Évangile s’il n’a reposé sur la poitrine de Jésus, et n’a reçu de lui Marie pour sa Mère » [18] .

[1] Urs von Balthasar.

[2] Eusèbe de Césarée, Hist. eccl. 6, 39, 5.

[3] Mt 7, 7 ; Jn 10, 3. [3]

[4] C’est probablement ici que cette expression apparaît pour la première fois dans le panorama de l’Église. La « lecture méditée » amène à écouter la parole de Dieu. Elle est le moment où un passage des Livres Saints devient prière, se transforme en vie et devient message de Salut. En effet, dans le silence du dialogue, elle met l’esprit du lecteur, son intelligence et son cœur, en contact avec Dieu.

[5] Lettre à Grégoire le Thaumaturge, 4.

[6] Saint Paul, Col 1, 19.

[7] Hom. Exode, 12,4 et Lettre à Grégoire, 3.

[8] Benoît XVI,  22.II.06.

[9] CEC 110.

[10] « Les actions et les paroles sont si étroitement liées entre elles que les œuvres accomplies par Dieu dans l’histoire du salut rendent évidentes, et corroborent la doctrine et l’ensemble des choses signifiées par les paroles, et que les paroles proclament les œuvres et font découvrir le mystère qui s’y trouve contenu » Conc. Vatican II, Const. dogm. Dei Verbum , n° 2.

[11] Homélie sur les Nombres 9, 7.

[12] Vient du grec allos , autre, et agoreuein , dire : l'allégorie, en énonçant une chose, en dit aussi une autre. C’est une transposition symbolique.

[13] CEC 117, 1.

[14] Hom : Ex 17, 6.

[15] Saint Thomas d’Aquin, S.Th .I, 1, 10, ad 1 ; CEC 116.

[16] Par exemple, dans le passage de Gn 6, 14-15 concernant l’Arche de Noé – figure de l’Église -, sa longueur de 300 coudées signifierait la totalité de la création spirituelle, sa largeur de 50 coudées la rédemption et la rémission des péchés…, la diversité des pièces à l’intérieur les différents degrés de perfection.

[17] Sœur Gabriel Peters, Origène .

[18] In Ioh I, 6.