Entretien avec Edgar Beltrán (The Pillar)
1) L'un des thèmes principaux de l'actuel Synode sur la synodalité est le rôle des laïcs dans l'Église. Quelle est la contribution de l'Opus Dei à ces réflexions, étant donné le rôle central des laïcs dans son message, sa mission et sa spiritualité ?
Le rôle des laïcs dans l'Église n'est pas d'abord d'occuper des postes dans les structures ecclésiastiques ; ils seront naturellement peu nombreux (et certains seront peut-être nécessaires) par rapport à l'ensemble. L’idée, qui est apparue dans les conversations synodales, de permettre à chaque fidèle laïc – chaque baptisé, homme et femme – de réaliser la grandeur et la beauté de sa mission, est très présente dans le charisme de l'Opus Dei. Comme pour les premiers chrétiens, la responsabilité de l'avenir de l'évangélisation aujourd'hui, incombe surtout aux laïcs, unis et en communion avec les pasteurs.
L'Église n'est pas principalement constituée de temples ou de structures, mais de personnes incorporées au Christ par le baptême. Un laïc portant Jésus-Christ dans son cœur et son style de vie sera une présence vibrante et ouverte de l'Église dans son quartier et sa communauté, parmi sa famille et ses amis, parmi les croyants et les non-croyants, dans le monde du sport et du loisir, et dans divers domaines professionnels, sociaux, culturels, scientifiques, politiques et commerciaux.
Dans son exhortation apostolique Gaudete et exsultate, le Pape François parle de la centralité du laïcat en nous invitant à découvrir « la sainteté de nos voisins, de ceux qui, vivant au milieu de nous, reflètent la présence de Dieu ». Depuis ses débuts, l'Œuvre a essayé d'aller dans cette direction : cela nous rappelle que les personnes, avec leurs vertus et leurs défauts, peuvent devenir la main tendue de Dieu à beaucoup d'autres, même à ceux qui n'entreront peut-être jamais dans une église.
C'est pourquoi je dirais que consacrer du temps et de l'attention à la formation et à l'accompagnement spirituel des Chrétiens ordinaires, véritables apôtres dans leur propre environnement, est un défi majeur. C'est une priorité dans l'activité quotidienne de l'Église et, grâce à Dieu, cela se fait dans des milliers de paroisses et d'initiatives.
2) Pourquoi cette identité laïque est-elle si essentielle pour l'Opus Dei en tant qu'institution et en tant que chemin spirituel ?
Elle est essentielle parce que c'est ce que saint Josémaria Escriva a compris que Dieu lui demandait : expliquer, montrer, découvrir et rappeler l'appel universel à la sainteté au milieu du monde et à travers les réalités ordinaires, principalement la vie familiale et professionnelle. Le fondateur a commencé à faire aller l'Œuvre de l’avant en accompagnant des étudiants et des professionnels, en formant des groupes, en priant et en demandant à d'autres de prier pour eux. Il a également entrainé ces jeunes dans ses visites aux pauvres et aux malades à Madrid, et a organisé des retraites spirituelles et des cours de formation. Ils se sont répandus dans de nombreuses cultures et nations, avec le même esprit, parmi des personnes de toutes classes et origines.
Ce que le Seigneur et l'Église nous demandent, c'est de prendre soin de ce charisme et de le rendre fécond : l'évangélisation, comme je l'ai dit, au sein de la famille et sur le lieu de travail, au milieu de la société qui nous mettra toujours face à des défis importants comme la guerre, la pauvreté, la maladie, etc. Les croyants ordinaires qui vivent au milieu de ces réalités sont ceux qui peuvent témoigner de la présence du Christ dans leur vie et de la manière dont cela les pousse à devenir des personnes différentes et à transformer leur environnement. L'Opus Dei, en tant qu'institution, offre donc une formation, un accompagnement et une spiritualité concrète adaptée à des hommes et des femmes qui ont des familles à charge, des horaires de travail exigeants, des difficultés économiques, des changements de cadre de vie, etc. Certaines personnes, en découvrant cet esprit, se sentent appelées à le diffuser dans leur vie.
3) En 1946, lorsque saint Josémaria a recherché pour la première fois l'approbation canonique de l'Opus Dei, on lui a dit qu'il était arrivé un siècle trop tôt. Avec l'actuelle réforme canonique de l'Œuvre, pensez-vous que ces paroles soient encore d'actualité ?
En 1946, l'Opus Dei était implanté dans quatre pays et son message était moins connu. Mais même alors, il était composé d'une minorité de prêtres et d'une grande majorité d'hommes et de femmes ordinaires. La prédication du fondateur se heurtait à la pensée commune de l’époque en encourageant les laïcs à rechercher la sainteté au milieu du monde, à porter l'Évangile dans tous les milieux et toutes les professions. Son message semblait en avance sur son temps, bien qu'il soit profondément enraciné dans l'Évangile. Aujourd'hui, l'Œuvre est active dans plus de 70 pays et son message a été pleinement adopté et promu par le Concile Vatican II. En même temps, la difficulté de la loi à encadrer de nouveaux phénomènes pastoraux est évidente. Peut-être que le protagonisme que le Concile [Vatican II] a souhaité pour les laïcs a encore un long chemin à parcourir. Au-delà de cela, je peux garantir que la modification actuelle des statuts demandée par le Saint-Père est menée avec le critère fondamental de l'adaptation au charisme qui, aujourd'hui, en de nombreux endroits, est mieux compris et partagé. Le droit, si nécessaire, suit la vie, suit le message incarné, pour soutenir et donner une continuité à la vie.
4) L'Europe, les États-Unis et, dans une moindre mesure, l'Amérique latine se sécularisent rapidement. L'Opus Dei est présent dans plusieurs des villes les plus grandes et les plus sécularisées du monde. Que fait l'Opus Dei pour être une présence fidèle de l'Église dans ces sociétés et pour évangéliser dans ces milieux ?
Le 3 mars 2017, j'ai été reçu en audience par le pape François pour la première fois. Lors de cette rencontre, il a fait une demande très concrète aux membres de la prélature en nous demandant de prioriser une périphérie : les classes moyennes et le monde professionnel, si éloignés de Dieu. Sans exclure personne, cette priorité ouvre un horizon apostolique aussi vaste qu'enthousiasmant, qui s'inscrit bien dans la perspective du prochain Jubilé de l'espérance.
L'Opus Dei s'efforce d'être présent dans ces milieux sécularisés, en offrant une formation intégrale par le biais d'initiatives éducatives ou caritatives. Cependant, l'aspect le plus important n'est pas ces initiatives ou ces structures, mais les personnes qui les forment et les centaines de milliers de personnes qui participent à leurs apostolats : l'amitié avec Dieu que chaque membre de l'Œuvre s’efforce de vivre intérieurement et de partager à travers son réseau de relations. Il convient de noter que, dès les débuts de l'Église, les chrétiens ont évangélisé dans des contextes différents : certains dans des milieux ayant une profonde tradition religieuse – comme nous le voyons dans les Évangiles – et d'autres là où ce n'était pas le cas. Cette réalité est une lumière qui peut nous donner confiance, car nous pouvons apprendre beaucoup de la manière dont l'Église a vécu aux temps apostoliques.
Pour le dire de manière concise, en pensant aux temps que nous vivons, nous pourrions dire que l'essentiel de la mission de l'Opus Dei est l'amitié et la confiance avec chaque homme et chaque femme, en reprenant les mots de saint Josémaria. Collaborer avec la grâce de Dieu pour aider les personnes et les nations à rencontrer le Christ, de personne à personne, en tête-à-tête. Partout, surtout dans les lieux où la sécularisation est plus prononcée, nous devons faire encore plus confiance à l'aide de Dieu et manifester cette force à travers notre propre style de vie et nos diverses initiatives. Chaque chrétien est appelé à rendre visible l'attrait de la vie avec et en Dieu ; l'Œuvre a pour but de soutenir ceux qui vivent cette mission.
5) L'Opus Dei semble être confronté actuellement à un certain nombre de défis : la réforme des statuts, la situation de Torreciudad, divers articles, livres et documentaires dans lesquels d'anciens membres s'expriment contre l'Œuvre, et une enquête judiciaire sur des plaintes déposées par 43 anciennes numéraires auxiliaires en Argentine. S'agit-il de la période la plus difficile de l'histoire de l'Opus Dei ? Comment l'Opus Dei gère-t-il les plaintes des anciens membres ?
L'Œuvre s'apprête à fêter ses cent ans d'existence et c'est l'occasion de se pencher sur ses origines et de faire le point sur le chemin parcouru jusqu'à présent. C'est la meilleure façon de continuer à apprendre, de corriger ce qui doit l'être, de se réjouir du présent et de préparer l'avenir.
Dans ce contexte, les "défis actuels" que vous mentionnez sont aussi des appels à examiner en profondeur dans quelle mesure nous avons reflété la beauté de ce charisme et, en même temps, dans quels domaines un manque d'adaptabilité a pu prévaloir, pour changer des points non essentiels, ce qui – comme l'a dit le fondateur lui-même – fait partie de la vie de tout organisme vivant.
Comme je l'ai mentionné précédemment, le travail sur les statuts progresse bien, et nous espérons aussi sincèrement parvenir à une solution appropriée concernant les différentes opinions sur Torreciudad, sujet qui est entre les mains du Saint-Siège.
Chaque livre, article ou documentaire que vous mentionnez nous pèse car il exprime la douleur ou la frustration de quelqu'un. Comme vous pouvez le comprendre, nous travaillons pour qu'il n'y ait pas de raisons à cela parce que nous souhaitons que vivre la vocation à l'Œuvre soit un motif de joie, comme c'est le cas, grâce à Dieu, pour des milliers de personnes. Mais nous commettrons toujours des erreurs parce que nous sommes une institution composée d'êtres humains. Naturellement, nous souhaitons les détecter à temps et y remédier autant que possible.
En même temps, la critique – même lorsqu'elle ne correspond pas à la réalité – peut nous aider à découvrir des aspects sur lesquels nous pouvons nous améliorer. Même si elles ne sont pas agréables ou toujours justes, elles peuvent parfois devenir des occasions d'examen et, parfois, de maturation intérieure. Il est toujours important d'affronter ce qui doit être amélioré ou corrigé avec sérénité et confiance.
En ce qui concerne les plaintes que vous mentionnez en Argentine, une commission d'écoute a été menée dans ce pays. Grâce à l'expérience acquise, le premier bureau de guérison et de résolution a été créé pour résoudre chaque conflit individuel. Nous avons eu la grande joie de parvenir à des accords avec de nombreuses personnes, ce qui nous a également permis d'offrir une demande de pardon personnelle et concrète. Cette très large écoute a permis de soulager la douleur de ceux ou celles qui ont appartenu à l'institution pendant un certain temps, ou qui y ont cherché de l'aide et de l'accompagnement sans pouvoir les trouver. Après ce travail, qui amorce un processus de guérison, nous sommes en train de créer des procédures similaires dans d'autres pays.
Nous aimons du fond de l'âme toutes les personnes qui ont appartenu à l'Œuvre et qui, pour une raison ou une autre, l'ont quittée, et nous apprécions sincèrement le bien qu'elles ont fait pendant cette période et qu'elles continuent à faire aujourd'hui. Nous respectons beaucoup chacune d'entre elles parce qu'il y avait un désir de donner sa vie à Dieu dans cette décision de devenir membre de l'Opus Dei. À plusieurs reprises, j'ai eu l'occasion de demander pardon à ceux qui portaient encore une blessure due à un manque de charité, de justice ou à toute autre raison. En bien d'autres occasions, j'ai été témoin de leur gratitude pour le temps passé dans l'Œuvre et pour l'accompagnement reçu, ce qui les pousse à continuer à participer à des activités spirituelles et formatives. L'année dernière, nous avons reçu presque quotidiennement une demande d'admission dans l'Opus Dei de la part de personnes qui avaient appartenu à l'Œuvre auparavant : la vie montre que la réalité a plus de nuances que ce que nous pouvons supposer si l’on en croit une narration excessivement dichotomique ou polarisée.
6) Dans certains médias, notamment aux États-Unis, l'Opus Dei est accusé, entre autres choses, d'être à l'origine d'un complot ultraconservateur visant à faire de Donald Trump le président, Qu'avez-vous à dire à ce sujet ?
Je ne peux pas vous dire grand-chose parce que c'est un fantasme. Dans l'Opus Dei, nous ne donnons pas de conseils ou d'ordres de nature politique à qui que ce soit : si quelqu'un le faisait, le reste d'entre nous se rebellerait contre cela. C'est contraire à notre esprit. Il y a de bons catholiques qui votent pour différents partis et candidats, selon leur sensibilité. Je ne leur dirai pas, et personne dans l'Opus Dei ne leur dira, pour qui voter, qui soutenir, ou quelle cause promouvoir. Il serait également inapproprié de créer, même indirectement, une atmosphère dans les activités de formation qui suppose qu'il n'y a qu'une seule option légitime pour les membres de l'Opus Dei. Aimer la liberté, c'est aimer le pluralisme.
Dans les médias que vous mentionnez, il y a des hypothèses et des théories du complot qui mentionnent des noms de personnes qui, pourtant, ne sont pas membres de l'Opus Dei. Je suis sûr qu'ils sont tous de bons catholiques, mais [ces médias] manipulent simplement la vérité pour essayer d'impliquer une institution de l'Église dans des affaires politiques.
En même temps, j'aimerais que l'on comprenne mieux la liberté des laïcs en matière politique, sociale et culturelle... Dans les affaires publiques, chaque chrétien a la responsabilité de former sa conscience selon la doctrine sociale de l'Église, de bien connaître les propositions des candidats des partis, de réfléchir à la meilleure option pour le bien commun, et de décider librement. C'est pourquoi le travail d'accompagnement spirituel de l'Opus Dei évite d'interférer avec leurs options terrestres légitimes. Il est essentiel de respecter l'autonomie d'un laïc (qu'il fasse ou non partie de l'Opus Dei) qui participe à la vie politique : ses droits et ses devoirs relèvent de sa propre responsabilité, et non de celle de l'Église. Attribuer à l'Opus Dei ou à l'Église dans son ensemble les initiatives culturelles, politiques, économiques ou sociales des fidèles relève du cléricalisme.
- Lire l'interview publiée en anglais par The Pillar.