LES VOIES DE LA SAINTETÉ CHRÉTIENNE
Fête de Josémaria Escriva de Balaguer,
S.Pierre-le-Jeune de Strasbourg le 26 juin 2003
Né en 1902 à Barbastro au pied des Pyrénées espagnoles, Josémaria Escriva de Balaguer, le fondateur de l'Opus Dei, est mort le 26 juin 1975 à Rome où il était venu en 1946, ayant été ordonné prêtre en 1925. Il a été béatifié le 17 mai 1992 et canonisé - comme le 465ème saint de Jean-Paul II ! - le 6 octobre 2002, ce qui fait que, jour anniversaire de sa mort, ce 26 juin 2003 est celui de la première célébration de sa Fête liturgique officielle.
L'occasion est belle, me semble-t-il, de méditer sur la sainteté dans l'Église et sur notre propre appel à la sainteté. Non seulement en effet nous fêtons un saint, non seulement nous fêtons pour la première fois au jour de la fête liturgique le saint Escriva de Balaguer - mais, il faut l'ajouter, nous fêtons un saint qui a fait, si l'on ose dire, sa spécialité de l'appel à la sainteté dans l'Église. Et d'un appel à la sainteté dont il a eu le souci de manifester qu'il est adressé à tous les chrétiens sans exception.
La sainteté dans l'Église
On appelle « saints », en christianisme, ceux qui ont mené une vie conforme à l'Évangile en aimant Dieu et le prochain de manière à la fois irréprochable et exemplaire. On appelle « saints » ceux qui ont su laisser l'Esprit de Dieu modeler leur vie à la ressemblance du Christ, et donc faire resplendir en eux les merveilles de la grâce de Dieu.
Les premiers disciples dont l'Église du Christ a vénéré la mémoire et révéré l'exemple sont d'un côté les martyrs et de l'autre les vierges. En eux, les chrétiens ont reconnu des fidèles radicalement associés au Mystère du Christ, et témoins de la fécondité de sa puissance de conversion et de fidélisation, en des existences humaines pourtant de toutes manières si fragiles et si miséreuses.
A partir de l'époque classique des Pères de l'Église, deux nouveaux modèles de sainteté se font jour, les ascètes-moines et les évêques : ascètes comme saint Antoine au désert, et évêques comme saint Hilaire de Poitiers ou saint Ambroise de Milan, ou encore saint Augustin d'Hippone. A cette époque, la sainteté est donc reconnue en ceux qui traduisent leur choix résolu du Christ soit par la fuite (ou, en tout cas, le retrait) du monde, soit par l'engagement dans des responsabilités hiérarchiques au sein de l'Église... et quelquefois, d'ailleurs, dans la Cité: on peut penser, dans ce second cas, à saint Louis roi de France, à saint Etienne de Hongrie ou à sainte Élisabeth du Portugal.
La vague de sainteté suivante - si, de nouveau, on peut s'exprimer ainsi -, consacre les fondateurs d'Ordres et les religieux, après donc les martyrs et les vierges, puis les moines et les évêques. On commence dès le Xlle siècle avec saint Bernard, fondateur des Cisterciens et saint Bruno, fondateur des Chartreux; mais viennent bientôt, ensuite, et dès le Xille siècle, saint Dominique pour les Frères Prêcheurs et saint François d'Assise pour les Frères Mineurs. Après la Réforme catholique, on verra Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, Thérèse d'Avila, réformatrice du Carmel, et saint François de Sales; et, un peu plus tard encore, viendront Vincent de Paul pour les Lazaristes et les Filles de la Charité, et Angèle de Méricis, fondatrice des Ursulines.
Enfin, à partir surtout du XIXe siècle, ce sont plutôt des missionnaires et surtout des missionnaires martyrisés qu'on voudra canoniser: martyrs de Chine et du Japon, martyrs d'Afrique et d'Océanie, et, originaires de notre Alsace, Modeste Andlauer de Rosheim et André Bauer de Guebwiller.
Au milieu du monde
Je n'ai évidemment pas l'intention de vous retracer ici l'histoire totale de la sainteté chrétienne! Mais je ne m'égare pas, me semble-t-il, au jour où nous célébrons pour la première fois la fête liturgique de saint Josémaria Escriva de Balaguer, en vous évoquant les grands traits de cette histoire car, précisément, elle permet de bien mettre en valeur, dans cette belle et grande aventure de vingt siècles, l'apport propre, en même temps que la grâce et la mission particulières, du saint que nous vénérons aujourd'hui.
Il faut bien le reconnaître en effet: pendant toute une suite de siècles, les saints canonisés ont de fait été des êtres somme toute assez exceptionnels par leur style de vie et par leur type d'engagement. Il s'agissait le plus souvent de chrétiens quasi-exclusivement voués à la contemplation et aux exercices spirituels et, en tout cas, totalement engagés dans une vie de « renoncement au monde » et de « retrait du siècle ». Or, comme le reconnaissait par exemple le Cardinal Kënig - référence intéressante en l'occurrence - au lendemain même de la mort du fondateur de l'Opus Dei en 1975, « Escriva avait anticipé beaucoup ce qui, avec le Concile Vatican Il, est devenu patrimoine commun de l'Église. A ceux qui l'ont suivi, il a dit avec beaucoup de clarté que la place du chrétien est au milieu du monde. »
Tel est en effet l'apport central du message spirituel de Josémaria Escriva :
« Le véritable champ de notre existence chrétienne est la vie ordinaire. Là où sont nos frères les hommes, là où sont vos aspirations, votre travail, vos amours, là se trouve le lieu de votre rencontre quotidienne avec le Christ.
C'est au milieu des choses les plus matérielles que nous devons nous sanctifier en servant Dieu et tous les hommes. Je n'ai cessé de l'enseigner en utilisant les paroles de la Sainte Écriture: le monde n'est pas mauvais, puisqu'il est sorti des mains de Dieu, puisqu'il est sa création, et Yahwé l'a contemplé et a vu qu'il était bon. C'est nous, les hommes, qui le rendons mauvais, par nos péchés et nos infidélités. N'en doutez pas, toute forme d'évasion hors des honnêtes réalités quotidiennes est pour vous, hommes et femmes de ce monde, à l'opposé de la volonté de Dieu » (extrait d'une homélie de 1973).
Voies et moyens
L'essentiel étant dit, on peut maintenant détailler de cette manière l'invitation à la sainteté que nous adresse le saint de ce jour, et les voies et moyens qu'il indique pour y parvenir.
a. Première chose : la « vie ordinaire », c'est-à-dire d'un côté les « petites réalités » du quotidien le plus courant et le plus banal, et, de l'autre, l'engagement dans la réalité du travail et de la profession séculière.
Le travail fait en effet partie du plan de Dieu; il est un des lieux de l'auto- réalisation personnelle en réponse à l'appel de Dieu, et donc il est un lieu précis de la sanctification, selon la volonté de Dieu. C'est bien du reste parce qu'il en va ainsi chez Balaguer, que la première Lecture de sa fête liturgique nous propose ce passage du livre de la Genèse où il nous est dit que « le Seigneur prit l'homme et le conduisit dans le Jardin d'Eden, pour qu'il le travaille et le garde ».
D'ailleurs, insiste notre saint, le travail a bel et bien été assumé et consacré par le Christ, puisqu'il s'y livra lui-même pendant ses trente ans de vie cachée. Simplement, il convient de ne pas oublier que la dignité du travail se fonde sur l'amour, et que le travail qui sanctifie est précisément celui qui est accompli pour le double amour et le double service de Dieu et des frères, exigeant à la fois compétence et professionnalité d'une part, et entraînant, le cas échéant, risque et incompréhension de l'autre - qu'on soit médecin ou artisan, mère de famille ou enseignant.
b. Deuxième moyen de la sainteté : la vie de prière et la pratique des sacrements. L'existence quotidienne en tous ses aspects et les engagements professionnels, ne peuvent être vécus selon les exigences que je viens de rappeler que par quelqu'un qui a pu s'arracher à son égoïsme et à son attachement à lui-même, pour s'ouvrir et se livrer à ce qu'il lui est demandé de servir. Or cela conduit sûrement et directement vers le Christ comme Voie, Vérité et Vie. Car ce qu'il s'agit de faire progresser en nous, ce n'est en définitive, rien d'autre que le mouvement de la Pâque et du Sacrifice sauveur du Christ: « Voici mon corps livré pour vous; voici mon sang versé pour vous » !
D'où la nécessité de la prière et des sacrements - avant tout bien sûr de l'eucharistie; et d'où aussi, plus largement, l'intérêt des moyens classiques de la vie spirituelle, direction spirituelle comprise.
c. Troisième moyen de la sainteté, mais qui en réalité découle de soi des deux autres, que sont donc le sérieux avec la vie ordinaire et les moyens de la vie spirituelle: « l’apostolat ». Balaguer est soucieux que soit connu le message chrétien qui l'a lui-même à la fois éclairé et converti. L'évangile du jour de sa fête nous rapporte l'épisode où, au bord du lac de Génésareth, Jésus annonce à Simon qu'il devra se faire pêcheur d'hommes.
Sans doute faut-il souligner que, pour Balaguer, l'apostolat se fait certes grandement par les voies de la réflexion et de l'exigence intellectuelles. Mais, cela dûment rappelé, il ne faut pas oublier, d'une part, qu'il doit avoir sa première caution dans la vie ordinaire et professionnelle, dans le service, la considération pour autrui et l'oubli de soi qui la conditionne et, tout simplement, dans le travail bien fait. Et il ne faut pas oublier, d'autre part, qu'il doit être porté par la prière: ce n'est pas nous qui convertissons le monde, mais la grâce de Dieu, dont nous sommes appelés à témoigner et par nos paroles et par nos actes. Elle nous précède et elle nous déborde en toutes nos actions et « entreprises », surtout d'ordre apostolique. Il ne faut donc pas omettre de la demander dans la prière.
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Au jour même où nous fêtons Josémaria Escriva comme saint de Dieu, je tiens à dire que je lui suis reconnaissant de nous avoir rappelé avec tant de force que le véritable champ de notre existence chrétienne, et du même coup le véritable lieu de notre sainteté, est la vie quotidienne. Je vous invite à méditer en ce sens la prière par laquelle nous avons ouvert cette célébration de sa première fête liturgique depuis sa canonisation :
« Dieu, qui as choisi saint Josémaria pour proclamer l'appel à la sainteté et à l'apostolat dans l'Église, accorde-nous, par son intercession et à son exemple, d'être configurés à ton Fils par l'exercice fidèle du travail quotidien dans l'esprit du Christ et, avec la bienheureuse Vierge Marie, de servir amoureusement l'œuvre de la rédemption. Par Jésus le Christ notre Seigneur. Amen! »
+ Joseph DORÉ
Archevêque de Strasbourg