ÉCONOMIE

1. Valeur de l’activité économique. 2. L’économie, sphère de liberté et de responsabilité. 3. Une économie pour l’homme.

1. Valeur de l’activité économique.
2. L’économie, sphère de liberté et de responsabilité.

3. Une économie pour l’homme
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À plusieurs reprises, saint Josémaria a assuré qu’il ne parlerait jamais de politique. Pour la même raison, il n’exprimait pas d’opinions économiques car il les plaçait dans le très large champ des activités humaines – économie, politique, culture, art, philosophie, etc. – dans lesquelles les fidèles de l’Opus Dei jouissent d’une pleine liberté et travaillent sous leur propre responsabilité (cf. Entretiens 28). La raison est simple : « Je sais qu'il ne me revient pas de parier des problèmes de l'heure, séculiers, qui relèvent du domaine temporel et civil, puisque le Seigneur a voulu laisser ces matières à la libre et sereine discussion des hommes » (QCP 184).

Nonobstant, on peut trouver dans ses écrits la trace de déclarations claires sur la chose économique. Comme l’explique Illanes, « les itinéraires suivis par la science économique et la théologie coïncident sur un point : la reconnaissance de l’existence d’un domaine dans lequel l’économie, l’éthique et la théologie convergent et se complètent. La science économique, dans la mesure où elle traite du déroulement d’une réalité et d’une activité économiques, ne peut être constituée ou développée sans impliquer une référence à ce qu’est l’homme. Et inversement : quiconque, philosophe ou théologien, aspire à prononcer un mot cohérent sur l’action économique doit connaître la trame de cette facette spécifique de la réalité » (Illanes, 2000, p. 115).

Dans les points où l’économie (une science qui se déploie dans le domaine des moyens, mais qui est de l’homme et pour l’homme) et la théologie convergent, on peut émettre des opinions intéressantes. Nous nous concentrerons sur trois d’entre elles : l’importance de l’activité économique, la sphère de la liberté et de la responsabilité, et la fin ultime.

1. Valeur de l’activité économique

De la naissance à la mort, l’homme est inexorablement soumis à la nécessité : il a besoin de nourriture, d’abri, de subsistance et de l’aide de ses semblables. De plus, c’est un être avec des désirs potentiellement illimités. Avec ces prémisses, on comprend que les moyens soient toujours en situation de rareté par rapport aux usages que la société peut en faire, et qu’il faut économiser. Afin de résoudre les problèmes concrets que les membres d’une société rencontrent à tout moment afin de vivre une vie humaine digne et en commun (cf. Martínez-Echevarría, 2005), une répartition efficace est nécessaire. C’est dans ce cadre que l’économie se développe.

Malgré ce qui a été dit, il est important de souligner que l’efficacité est une condition, pas un objectif. Elle n’a aucun sens en soi : « La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine » (CEC, no 2426). Si l’économie est ordonnée à la personne, on en déduit que le jugement sur le marché, l’entreprise ou le système de prix n’est pas seulement technique – efficace ou inefficace – il est aussi moral. Si l’économie est ordonnée à la communauté et au bien commun, on conclut que la sphère des relations économiques a des facettes culturelles et sociales. Les deux choses sont perçues harmonieusement dans l’affirmation sans détours de Jean-Paul II : « le choix d'investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu'en un autre, est toujours un choix moral et culturel » (CA, 36).

Par conséquent, plusieurs choses doivent être soulignées. Premièrement, l’économie ne cherche pas tant à satisfaire les besoins matériels de l’homme qu’à améliorer ses conditions de développement en tant qu’homme, dans le plein sens du terme. Si elle devait produire l’abondance matérielle et l’appauvrissement personnel, ce serait une catastrophe et une mauvaise économie ; si elle organisait la production en utilisant l’homme comme moyen, ce serait une pitoyable économie de la pauvreté. Deuxièmement, alors que l’économie se concentre sur la répartition efficace des biens au profit des acteurs économiques individuels, elle présuppose nécessairement une communauté. En tant qu’action humaine, « contrairement à la fabrication (qui ne nécessite que la présence de la nature matérielle), elle n’est jamais possible isolément » (Arendt, 1983, p. 211), de sorte qu’elle est étroitement liée à la justice ou à la solidarité. Une économie où un petit pourcentage de la population accumule la majorité des revenus tandis que le reste souffre de besoins, est une économie avec peu d’avenir, inefficace parce qu’inhumaine. Troisièmement, l’économie ne repose pas sur le vide, mais sur un cadre institutionnel et juridique concret qui varie avec le temps, la société et les circonstances. Une société primitive d’autosuffisance connaît des problèmes et des solutions économiques différents de ceux d’une société industrielle et de services mondialisée. On peut en dire autant du marché, institution commune dans l’histoire, qui a subi d’énormes mutations. Cela ne doit pas être compris comme signifiant que l’économie est le résultat d’une action politique, puisqu’elle découle de l’initiative personnelle et responsable des membres d’une société, régie, sans aucun doute, par des règles institutionnelles. L’économie est donc le résultat d’un espace de liberté humaine et personnelle qui se déploie de multiples façons à travers l’histoire, le lieu géographique et les caractéristiques culturelles, avec responsabilité et créativité, et toujours au service de l’homme.

Pendant des siècles, en raison de l’influence aristotélicienne, les activités économiques ont trouvé peu de place dans les considérations des théologiens, qui les considéraient comme maladroites. Aristote reconnaît que même une bonne vie exige des biens extérieurs, mais il classe ces activités comme poïétiques, ayant une fin en dehors d’elles-mêmes : elles cessent avec l’obtention du produit, quelque chose qui est extérieur à l’homme et qui ne laisse que peu ou pas de trace en lui. D’autres controverses – autour de l’usure, en particulier – ont fait couler des torrents d’encre dont l’économie ne s’est pas bien sortie : d’autant plus que leur sujet central, le travail, était vu plus comme restriction à agir que comme une activité importante pour la société et l’homme. Transcender cette mentalité – conclure que le développement humain et le processus créatif sont aussi importants voire plus importants que le produit fabriqué – est un achèvement contemporain, dans lequel la doctrine catholique a joué un grand rôle, surtout, dans la vision du travail, un point décisif de la doctrine du fondateur de l’Opus Dei.

Dans les écrits de saint Josémaria, on peut trouver une position claire concernant les points cités. Tout d’abord, il n’a jamais eu une vision négative des activités commerciales, et encore moins du travail qu’elles supposent. Il les appréciait par des déclarations claires et tranchantes, avec une grande anticipation pour son époque : « Tu me dis que cette idée t'aide beaucoup à présent : depuis l'époque des premiers chrétiens, combien de commerçants ont dû devenir saints ! » (S 490). En outre, il a insisté sur l’importance de bien mener ces activités parce que le progrès social est l’affaire de tout homme de bien et, par conséquent, de chaque chrétien : « Pensez qu’en réalisant votre tâche professionnelle en toute responsabilité, non seulement vous subvenez à vos besoins financiers, mais vous rendez un service on ne peut plus direct au développement de la société, vous allégez aussi les charges des autres et vous aidez tant d’œuvres d’assistance, au niveau local et universel, en faveur des individus et des peuples moins favorisés » (AD 120). S’adressant aux Amis de l’Université de Navarre, il affirme : « En nous assurant de votre coopération, vous êtes le témoignage évident d'une conscience civile droite, soucieuse du bien commun temporel » (Entretiens 120).

Dans cette ligne, il insistait sur la grandeur du potentiel créateur que Dieu a placé entre les mains de l’homme : « Le travail — tout travail — est témoignage de la dignité de l'homme et de son emprise sur la création. C'est une occasion de perfectionner sa personnalité. C'est un lien qui nous unit aux autres êtres, une source de revenus pour assurer la subsistance de sa famille, un moyen de contribuer à l'amélioration de la société et au progrès de l'humanité tout entière » (QCP 47). « Nous n’avons pas le droit d’oublier que nous sommes des ouvriers, parmi tant d’autres, dans cette propriété où il nous a placés pour participer à l’effort d’apporter la nourriture aux autres. C’est là notre place : à l’intérieur de ces limites-là ; nous devons nous y dépenser quotidiennement avec Lui, en L’aidant dans son travail rédempteur » (AD 49).

2. L’économie, sphère de liberté et de responsabilité

En tant que prêtre, saint Josémaria évitait, comme nous l’avons déjà dit, toute tentative d’ingérence dans les activités économiques, qu’il considérait comme propres à la liberté et à l’autonomie de l’homme. Et, peut-être en réaction aux forts préjugés historiques et culturels qu’il a dû vivre, il insiste à plusieurs reprises dans ses écrits, sur la liberté et l’autonomie de l’individu. L’idée que l’économie n’est pas une question ecclésiale ni religieuse imprègne ses écrits. Dans cette mesure, il a toujours repoussé les connotations confessionnelles : « En ce qui me concerne, je n'ai jamais aimé que les activités humaines courantes affichent, telle une enseigne postiche, un qualificatif confessionnel. Il me semble en effet, bien que je respecte l'opinion contraire, que c'est risquer d'utiliser inutilement le saint nom de notre foi, sans compter que l'étiquette de catholique a pu parfois justifier des attitudes et des opérations plutôt douteuses » (QCP 184).

Pour la même raison, il insiste sur le fait que la diffusion de la doctrine économique ne relève pas des objectifs de l’Opus Dei, puisque ses fidèles « sont des chrétiens ordinaires, travaillent là où il leur semble bon et de la façon qui leur paraît la meilleure : « L'Œuvre ne s'occupe que de les aider spirituellement afin qu'ils agissent toujours selon la conscience chrétienne » (Entretiens 64). « Ceux qui ne songent, en voyant travailler les membres de l'Opus Dei dans les domaines les plus divers de l'activité humaine, qu'à des influences ou à des contrôles présumés, ceux-là prouvent qu'ils ont une piètre conception de la vie chrétienne. L'Opus Dei ne contrôle et ne prétend contrôler aucune activité temporelle : il veut simplement diffuser le message évangélique, suivant lequel Dieu demande à tous les hommes qui vivent dans le monde de L'aimer et de Le servir en se fondant précisément sur leurs activités terrestres» (Ibid.). « La majorité des membres de l'Œuvre sont des gens de condition sociale ordinaire, voire modeste : ouvriers, employés, paysans, instituteurs, etc. On en connaît aussi certains — beaucoup moins nombreux — qui s'occupent de politique et d'économie. Les uns comme les autres agissent à titre exclusivement personnel, travaillent en toute autonomie et répondent personnellement de leurs activités » (Entretiens 49).

3. Une économie pour l’homme

Ne pas transformer les moyens en fins, ou ne pas faire des seuls besoins un but de la vie, est un avertissement constant dans la prédication de saint Josémaria. Ce qui est vraiment important, ce n’est pas d’accumuler des biens ou des honneurs, c’est d’être heureux (cf. C 297). Pour cela, il insiste sur le fait que la vie ordinaire, y compris ses activités économiques, doit être ajustée à l’idéal de l’Evangile. Dans Amis de Dieu, 17, on peut lire : « Nous avons travaillé tellement, nous avons occupé tels postes de responsabilité, tu as triomphé dans telle entreprise humaine et dans telle autre..., mais (…) as-tu vraiment essayé de servir Dieu et les hommes, tes frères, ou bien as-tu favorisé ton égoïsme, ta gloire personnelle, tes ambitions, ton succès exclusivement terrestre et tristement périssable ? ». Et dans une autre homélie, on trouve : « Permettez-moi d’insister sur ce point (…) aucun homme n’échappe à une certaine servitude. Les uns se prosternent devant l’argent ; d’autres adorent le pouvoir ; d’autres la relative tranquillité du scepticisme ; d’autres découvrent leur veau d’or dans la sensualité. Il en va de même des choses nobles » (AD 34). La question est donc de savoir quel devrait être l’objectif d’un chrétien, ce à quoi il répond : « Contribuer à ce que l'amour et la liberté du Christ président toutes les manifestations de la vie moderne : la culture et l'économie, le travail et le repos, la vie de famille et la vie en société » (S 302).

Dans cette ligne, il met en garde contre le danger de confondre les projets temporels avec les fins ultimes : « Nous pouvons transformer nos projets temporels en finalités absolues, en effaçant de l’horizon la demeure éternelle et la fin pour laquelle nous avons été créés : aimer et louer le Seigneur, Le posséder ensuite dans le Ciel. Alors les plus brillantes intentions deviennent des trahisons, voire les véhicules de l’avilissement des créatures » (AD 208). Et contre le danger de s’éloigner de l’esprit évangélique et de l’exercice des vertus : « Les dirigeants d'entreprises qui font partie de l'Opus Dei cherchent (…) à vivre l'esprit évangélique dans l'exercice de leur profession. Cela leur impose, tout d'abord, de respecter la justice et l'honnêteté. Ils veilleront, par conséquent, à faire leur travail honorablement, c'est-à-dire à payer un juste salaire à leur personnel, à respecter les droits des actionnaires ou des propriétaires ainsi que ceux de la société et à se soumettre à toutes les lois du pays. Ils éviteront toute espèce de parti pris ou de favoritisme à l'égard d'autres personnes, qu'elles soient ou non dans l'Opus Dei » (Entretiens 52). Enfin, il décrit avec simplicité, mais avec force, l’idéal auquel il pense : « Des chrétiens véritables, des hommes et des femmes intègres, capables d'affronter avec un esprit ouvert les situations auxquelles ils seront confrontés durant leur vie, de servir leurs concitoyens et de contribuer à la solution des grands problèmes de l'humanité, capables de porter le témoignage du Christ là où ils vont se trouver dans la société » (QCP 28).

Il est fort possible que celui à qui il écrit : « Tout cela, qui t’inquiète en ce moment, importe plus ou moins. — Ce qui importe absolument, c’est que tu sois heureux, que tu sauves ton âme » (C 297), aurait été heureux de lire la controverse sur l’économie et le bonheur publiée dans The Economic Journal en 1997, où l’on réfléchit sur les ravages de ces approches économiques, selon lesquelles l’agent économique prend ses décisions sur la base d’un calcul utilitariste et individualiste régi par les prix et indépendamment de toute autre considération. Et où l’on conclut en pointant comme source de courts-circuits une mauvaise sélection de la catégorie clé de la science économique qui ne devrait pas être, comme on le postule parfois, l’utilité individualiste, à court terme et médiane, mais bien le bonheur de la personne et de sa fin, ouverte à la Vérité. Si les deux termes étaient confondus, la science économique tomberait dans un réductionnisme anthropologique difficile à admettre, car, peu importe comment on le regarde, l’action économique est une action humaine. Mais à notre avis, l’économie est encore loin de cet objectif. Il faut donner un nouveau tour d’écrou : avancer dans l’étude des points où coïncident l’économie, l’éthique et la théologie, champ pour lequel saint Josémaria a ouvert un large sillon.


Thèmes connexes : Détachement ; Fraternité ; Justice ; Morale chrétienne ; Service, Esprit de ; Société ; Solidarité ; Promotion sociale et développement.

Bibliographie : Jean-Paul II, Lettre Enc. Centesimus annus, 1991 ; Hanna Arendt La condition humaine, Madrid, Paidós, 1993 ; José Luis Illanes, « Économie et discours théologique : analyse d’une rencontre », dans Luis Ravina (éd.) Économie et Religion, Pampelune, EUNSA, 2000, pp. 97-118 ; Miguel Alfonso Martínez-Echevarría, « Une anthropologie pour l’acteur économique », dans Rafael Rubio de Urquía - Enrique Ureña - Félix Muñoz (eds.) Études de Théorie Économique et Anthropologie, Madrid, Unión Editorial, 2005, p. 513 à 533 ; Juan Velarde Fuertes Considérations sur l’Éthique en économie et sa projection en Espagne. Un débat sur les idées économiques du bienheureux Escrivá de Balaguer, Madrid, Fondation Studium, 2002.

Reyes Calderon