Sommaire :
1. Introduction: Strathmore
2. Semer l’amour : « Mettez de l’amour où il n’y a pas d’amour et vous récolterez de l’amour »
3. BeDoCare : « c’est bien que tu existes [...] c’est nécessaire que tu existes »
4. Les défis de l’individualisme et du consumérisme
5. Le message de st Josémaria sur la famille, le travail et l’attention portée aux autres
6. Conclusion : L’écoute et la culture du don
7. Vidéo de la conférence (en anglais)
1. Introduction: Strathmore
En 1957, Mgr. Gastone Perrelli, délégué apostolique pour l’Afrique orientale et occidentale demanda à saint Josémaria, fondateur de l’Opus Dei, d’impulser au Kenya une université empreinte d’esprit catholique. À l’époque, le Kenya était en plein processus de décolonisation ; il a obtenu son indépendance en décembre 1963. En 1958, les deux premiers membres de l’Opus Dei sont arrivés à Nairobi ; en 1961, l’établissement Strathmore College commençait son activité.
Strathmore a été la première école interraciale d’Afrique orientale. Elle a été créée à la condition explicite d’être une institution « interraciale et ouverte aux non-catholiques et aux non-chrétiens. »[1] En 1962, les femmes de l’Opus Dei ont ouvert aux mêmes conditions, le Kianda College.[2] Par ailleurs, ces mêmes principes ont guidé les débuts de l’Opus Dei au Nigéria et en d’autres lieux du continent africain.[3] Saint Josémaria a déclaré à plusieurs reprises : « Il n’y a qu’une seule race, la race des enfants de Dieu. »[4]
Au niveau institutionnel, ces établissements interraciaux ont constitué un événement assez extraordinaire, véritable signe précurseur de fraternité. Cependant, ce n’est pas notre propos aujourd’hui, le sujet est autre : pour que des institutions se développent et restent pérennes, il ne suffit pas qu’elles suivent de nobles idéaux et qu’elles soient dotées de robustes structures. Elles ont besoin du « oui » quotidien des personnes qui en font partie : leur générosité, leur engagement et leur esprit de service. C’est grâce à cela que les institutions les plus significatives, sont en mesure non seulement de perdurer mais également de devenir une source de renouveau, de porter du fruit pour les générations à venir.
C‘est cette tension créative qui traverse l’Histoire : les structures sont certes nécessaires, mais une culture du don est tout aussi cruciale. Strathmore et Kianda ne sont pas seulement des monuments à la gloire d’une vision passée, elles sont un appel, une invitation à continuer à promouvoir cette culture. Chaque génération d’enseignants, d’étudiants et de personnel est appelée à faire à nouveau ce choix : faire en sorte que l’ouverture, la liberté et la fraternité soient une réalité vécue, pas simplement quelques belles paroles sur un site Internet. Et c’est précisément la raison pour laquelle l’initiative BeDoCare commence par le mot « be » (être) : ce n’est qu’en étant, en devenant ce que nous sommes intérieurement que notre « faire » (do) et notre « prendre soin » (care) seront en mesure d’apporter la profondeur et la cohérence nécessaires pour faire advenir une authentique culture du don.
2. Semer l’amour : « Mettez de l’amour où il n’y a pas d’amour et vous récolterez de l’amour »
Une des grandes paraboles de la Bible et qui parle d’espérance, c’est celle du semeur. La semence est petite, fragile, elle disparaît facilement - cependant dès qu’elle tombe en terre, elle révèle tout son potentiel caché. L’évangile dit : « Le semeur sortit pour semer sa semence » (Lc 8, 5). Ce semeur sème avec prodigalité, il n’économise pas son grain, il fait preuve de générosité, il est presque imprudent, il fait confiance en Dieu pour sa récolte.
Pour l’amour, c’est la même chose : quand il est donné gratuitement, au-delà de tout calcul, il porte du fruit parce que Dieu lui donne la croissance.
Saint Josémaria voyait dans ce geste du semeur la magnanimité de Dieu lui-même, et aussi la manière dont l’Opus Dei devait se répandre : diffuser généreusement la semence de la sainteté dans tous les contextes, abondamment, sans faire de distinctions, sans regarder ses propres intérêts. Son message, c’est l’appel universel à la sainteté :
« Il appelle chacun à la sainteté et demande à chacun de l’amour : jeunes et vieux, célibataires et mariés, bien portants et malades, cultivés et ignorants, quel que soit leur lieu de travail, où qu’ils se trouvent. »”[5]
Semer, c’est partager l’amour que nous avons nous-mêmes reçu. Chaque cœur gagné pour le Christ devient un nouveau semeur. Et chaque petite offrande (un acte de patience, un mot d’encouragement, un petit sacrifice) prolonge cette chaîne.
Saint Jean-Paul II nous le rappelle : « L'homme ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s'il ne reçoit pas la révélation de l'amour, s'il ne rencontre pas l'amour, s'il n'en fait pas l'expérience et s'il ne le fait pas sien, s'il n'y participe pas fortement. »[6]
Semer l’amour est donc le début d’une nouvelle culture. Mais il faut le faire à la manière de Dieu : les mains grandes ouvertes, avec confiance et générosité.
C’est ce que saint Jean de la Croix a voulu dire : « Là où il n'y a pas d'amour, mettez de l'amour, et vous recueillerez de l'amour. »[7]
Voilà ce qu’il se passe quand nous donnons gratuitement à autrui et que nous créons ainsi les conditions d’une réponse tout aussi gratuite - en effet, un don cesse d’être un don gratuit dès qu’on attend d’être rétribué. La dynamique qui apparaît alors est une spirale du don gratuit ou encore d’une vie donnée, un processus dont les effets dépassent l'aspect purement quantifiable. Je vais vous donner un exemple qui a fait beaucoup de bruit aux États-Unis. En 2011, une personne a décidé de faire don d’un de ses reins à un malade anonyme ; il agissait par altruisme, sans rien attendre en retour, et cela a déclenché une sorte d’effet domino : plusieurs personnes, touchées par son geste, ont décidé de faire de même. Cela a provoqué une chaîne de solidarité et une série de transplantations grâce à ces dons d’organes. Sa décision personnelle a indirectement sauvé des douzaines de vies, démontrant ainsi l’immense effet boule de neige d’un acte généreux authentique.[8]
3. BeDoCare : « c’est bien que tu existes [...] c’est nécessaire que tu existes »
Notre véritable identité, c’est que nous sommes enfants de Dieu - c’est le sens profond de notre vie. C’est de là que vient notre désir de nous traiter les uns les autres en véritables frères et sœurs du même Père, partageant la même dignité. Une manière concrète de vivre cette identité, c’est de se donner : en aimant et en prenant soin des autres. Comme l’a dit le prélat de l’Opus Dei lors de la première conférence BeDoCare
« Nous sommes coresponsables de prendre soin du monde, en construisant des relations fondées sur la charité, la justice et le respect, notamment en vainquant la maladie de l'indifférence. »[9] Effectivement, nous sommes co-responsables de la fécondité de l’autre. Comme le disait le cardinal Ratzinger :
« L'homme est cette étrange créature qui a besoin non seulement d'une naissance physique, mais aussi d'appréciation pour subsister. C'est là la racine de ce que nous appelons l'hospitalité ou le soin [...] Pour qu'un individu s'accepte lui-même, quelqu'un doit lui dire : « Il est bon que tu existes. » Cela doit être dit, non pas avec des mots, mais avec cet acte de tout l'être que nous appelons l'amour. Car la forme de l'amour est de vouloir l'existence de l'autre et, en même temps, de la faire fleurir à nouveau. La clé du moi réside dans le toi ; le chemin vers le toi passe par le moi. »[10]
Viktor Frankl, psychiatre viennois déporté à Auschwitz, a fait l’expérience de cet amour qui lui a permis de survivre lorsqu’un de ses codétenus lui a secrètement passé un morceau de pain. Il dira :
A l’époque, c’est bien plus qu’un simple morceau de pain qui m’a ému aux larmes. C’est ce quelque chose d’humanité que cet homme m’a donné - les mots d’un homme avec ce regard qui accompagnait le don.[11]
Si déjà humainement c’est possible, alors, ajoute Joseph Ratzinger, grâce au christianisme nous ne nous disons pas seulement « il est bon que tu existes » mais « il est nécessaire que tu existes. »[12]
C’est la véritable racine du prendre soin (care) : ce n’est pas de la pitié ni de la condescendance, c’est reconnaître la dignité d’autrui qui est à l’image de Dieu.
Ce que saint Josémaria nous a légué n’est pas surtout une théorie, c’est existentiel. Il a tracé au sein de l’Eglise un chemin de sanctification de la vie ordinaire : découvrir Dieu dans son travail et ses rencontres quotidiennes transforme la manière dont nous regardons les autres ; chacun mérite l’amour et la justice ; chacun est digne que nous nous donnions pour lui.
Et c’est exactement ce que vous faites au sein de BeDoCare : rappeler à chaque personne que son existence n’est pas seulement bonne mais nécessaire, et que dans sa fragilité chaque personne concentre le meilleur de notre humanité.
Comme le disait souvent saint Josémaria : "C’est en vertu de ta condition chrétienne que tu ne saurais te désintéresser du moindre problème, du moindre besoin de tes frères les hommes"[13]
4. Les défis de l’individualisme et du consumérisme
Aujourd’hui, cette vision est fortement remise en cause. L’individualisme nous pousse à jauger, à estimer et à mesurer chaque relation selon sa rentabilité ; le consumérisme alimente une immense insatisfaction, les gens et la société sont constamment mécontents et repliés sur eux-mêmes. Les liens entre les personnes et les communautés se détériorent, laissant sur le bord du chemin les plus faibles et les plus vulnérables : les malades, les pauvres, les bébés non-nés, les personnes âgées, les migrants. On en arrive à une rupture, voire même à de l’agressivité, chacun ne pense plus qu’à défendre à tout prix « ce qui lui appartient ».
Tout ceci conduit, comme le disait le pape François, à la « culture du déchet » :
« Certains prétendent pouvoir déterminer, sur la base de critères utilitaristes et fonctionnels, quand une vie a de la valeur et est digne d'être vécue. Ce type de mentalité peut conduire à de graves violations des droits des personnes les plus faibles, à de grandes injustices et inégalités là où l'on se laisse guider principalement par la logique du profit, de l'efficacité ou de la réussite ».[14]
Ce serait bien tentant de laisser tous ces défis à un niveau purement abstrait. Mais ces challenges ne sont pas abstraits : ils envahissent les recoins les plus intimes de nos vies. Ils fracturent la famille, réduisent le travail à une transaction et poussent à éviter de prendre soin de l’autre.
Dans ce contexte, l’enseignement de saint Josémaria nous interpelle avec une urgence particulière. C’est la raison pour laquelle la logique du don doit être justement replantée là où l’individualisme et le consumérisme nous ont le plus blessés.
5. Le message de st Josémaria sur la famille, le travail et l’attention portée aux autres
a) Le don au sein de la famille
La famille est la première école du don. C’est à cette école que l’on apprend au quotidien des gestes discrets de service : laver la vaisselle, bander une blessure, repasser une tenue pour une fête de famille, etc.
Cette conviction a amené saint Josémaria à parler du mariage comme d’une vocation chrétienne, un appel de Dieu[15] :
Les époux chrétiens doivent être conscients qu’ils sont appelés à se sanctifier en sanctifiant les autres, qu’ils sont appelés à être des apôtres, et que leur premier apostolat est au foyer. Ils doivent comprendre l’œuvre surnaturelle qu’impliquent la fondation d’une famille, l’éducation des enfants, le rayonnement chrétien dans la société.[16]
Dans de nombreuses cultures, le mot « famille » inclut le réseau des cousins, des tantes et oncles, des grands-parents. Un enfant ne grandit pas seul : il ou elle est porté(e) par une grande communauté. Les grands-parents transmettent leur sagesse, les aînés se sentent responsables des plus jeunes, les proches parents s’investissent quand les parents sont débordés. Les peines et les joies d’un foyer sont partagées avec tous. Cette solidarité vivante est possible parce que l’on se sent appartenir à la même famille et que l’on se sait enfants de Dieu.
Or, le consumérisme ronge cette structure. Il nous fait oublier Dieu. Il déconnecte la sexualité du don en la chosifiant. L’enfant devient un « droit » ou un « produit » non désiré. La famille elle-même est reconfigurée par la domination et les intérêts individuels.
L’antidote : redécouvrir la complémentarité comme don de soi. Comme Jean-Paul II l’a dit : La personne humaine (…) ne doit jamais être traitée comme un moyen en vue d’une fin ; la personne est un bien à l’égard duquel seul l’amour constitue l’attitude appropriée et valable.[17]
Les enfants aussi sont un don – ils n’appartiennent à personne. Dans certaines sociétés, on dit souvent qu’ils sont « la richesse de la famille », sans parler en termes économiques. Ils en constituent réellement la vraie richesse parce qu’ils incarnent l’espérance et la continuité. Au sein de la famille, ils « respirent » l’amour par leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs proches. Ils y apprennent à partager et à dialoguer, à se voir eux-mêmes comme enfant, comme frère ou sœur, ils y apprennent la justice, à donner et à recevoir le pardon. Ils y découvrent aussi leur propre vulnérabilité et celle des autres. La famille devient une école qui forme aux comportements qui, plus tard et plus largement, seront déterminants pour la vie en société.
Parmi tous ces éléments, il faut mettre en exergue le pardon et la réconciliation, ils sont essentiels dans un monde marqué par les blessures que nous nous infligeons réciproquement. Les disputes au sein de la famille sont souvent résolues par la médiation des aînés qui enseignent que la paix est plus importante que l’orgueil. C’est comme cela que commence la réconciliation : au sein du foyer, dans le village, au sein du noyau familial. Et ce n’est pas tout. Les leçons apprises au cours de ces petites réconciliations ont des répercussions sur toute la société. Quand les familles apprennent à partager, la société devient capable d’accueillir la paix. Quand le pardon manque à la maison, cette absence se ressent bien au-delà du cercle familial, elle alimente des cycles d’hostilité et de division - nous le voyons aujourd’hui dans les guerres et les conflits qui déchirent des nations entières. Le pardon appris à la maison devient de plus en plus vital pour notre monde d’aujourd’hui. Le pardon est, de fait, l’acte le plus gratuit de tous : c’est rendre le bien pour le mal. Comme l’affirme le pape Léon XIV : « Le véritable pardon n’attend pas le repentir, mais s’offre d’abord, comme don gratuit, avant même d’être reçu. » [18]
La famille n’est donc pas seulement une affaire privée : c’est une pépinière de la culture du don dans une société où chaque membre est nécessaire et où personne ne devrait être laissé pour compte : c’est au cœur de ce réseau de parenté et de sollicitude que la vie elle-même se donne gratuitement. Cette vie se répand seulement dans la mesure où elle est transmise aussi gratuitement qu’elle a été reçue. Jésus nous l’a enseigné : « Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement » (Mt 10, 8) ; ou comme le dit un proverbe swahili : Mti haukui bila mizizi (« un arbre ne grandit pas sans racines »). Cela nous rappelle que le don de la vie prospère et est transmis au sein de la famille et de la société.
b) Le don de soi dans le cadre du travail
Le monde du travail est un autre endroit privilégié pour s’engager à fond. L’individualisme et le consumérisme toutefois arrivent à déformer son sens ultime, en passant par deux extrêmes. D’un côté, l’individualisme réduit le travail à une compétition pour remporter un gain personnel, ou encore il ne voit dans le travail que de la pénibilité qu’il faudrait éviter - et ce faisant, il le dissocie de la solidarité. D’un autre côté, le consumérisme peut pousser au workaholism (l’addiction au travail) - produire sans fin pour consommer sans fin - et ne calcule sa valeur qu’en termes de ROI (retour sur investissement). Il ne reste plus à la personne qu’une sensation de vide, l’individualisme et le consumérisme dissimulent le sens plus profond du travail. Or, le travail est bien plus que trouver un moyen de subsistance ou un accomplissement personnel, il trouve son achèvement véritable dans le service et la collaboration au bien commun.
Pour y arriver, saint Josémaria nous enseigne qu’il faut commencer par travailler bien, c’est-à-dire consciencieusement, avec le sens de ses responsabilités et utilisant ses compétences ; le travail ne doit pas devenir une idole qui brise la famille et annihile la vie intérieure. Mais il ne suffit pas seulement de travailler bien - même si c’est essentiel. Si l’on réduit le travail à une sorte de conformité contractuelle, il risque de se vider de son sens véritable et d’évacuer la signification humaine et spirituelle qu’il est censé incarner.
Dans Caritas in Veritate, Benoît XVI nous ouvre des perspectives : « Si hier on pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. » [19] Ce dont le travail a besoin, c’est donc la logique de la gratuité, pour réussir à intégrer aussi cette dimension supplémentaire et transcendante qu’est la charité. Comme Benoît XVI le suggère, cette dimension est nécessaire pour que le travail demeure juste, pour qu’il ne dérive pas vers l’injustice.
Comme le disait Saint Josémaria, le travail est l’endroit où le chrétien agit comme « le levain dans la pâte » en se transformant lui-même, en transformant ses collègues et même son travail en un sacrifice qui plaît à Dieu. Il empêche ainsi le travail de se dénaturer.
Ces notions rencontrent un large écho en Afrique où l’éthique culturelle s’exprime dans un terme swahili très parlant : Harambee (« tous ensemble », « allons-y tous ensemble »). Harambee n’est pas seulement un slogan, c’est un art de vivre où les communautés unissent leurs forces pour accomplir ce que l’individu n’arriverait pas à faire tout seul : par exemple construire une école, soutenir une famille en difficulté ou faire son possible pour qu’une cérémonie de mariage ou de funérailles soit célébrée dans la dignité. Chaque personne contribue selon ses moyens et ensemble toute la communauté s’en trouve élevée.
Appliqué au domaine professionnel, ce principe met en exergue la sanctification du travail en tant que service et solidarité, comme par exemple : un médecin qui passe tout le temps nécessaire avec un patient qui ne peut pas payer, un enseignant qui fait du soutien scolaire pour des écoliers en difficulté, ou un chef d’entreprise qui met la priorité sur des salaires justes et des conditions de travail compatibles avec la vie de famille.
Ce sont des exemples pour l’esprit Harambee, les semences d’une culture du don. Alors, le travail devient plus qu’une simple transaction : il devient vocation. Il n’est plus une idole ou une échappatoire, il devient au contraire participation à l’amour créatif et rédempteur de Dieu envers tous les hommes, pas seulement pour moi. Tout comme la famille est l’école du don, le lieu de travail devient une deuxième école où le travail quotidien et le service d’autrui nous apprend à agir « tous ensemble », à construire la société sur les solides fondations du don de soi.
c) Se donner dans l’engagement social
Nous en arrivons la dernière thématique : prendre soin de l’autre, l’engagement social. Dans les débuts de l’Opus Dei, saint Josémaria a cherché à puiser des forces au contact des populations miséreuses de Madrid. « Je m’en fus chercher la force dans les quartiers les plus pauvres de Madrid. Des heures et des heures de marche à pied chaque jour, d’un point à l’autre, au milieu des pauvres (…) qui n’avaient rien de rien ; parmi les enfants morveux, sales -mais c’étaient des enfants, des âmes belles aux yeux de Dieu. (…) Et c’est ainsi que je suis allé chercher les moyens de réaliser l’Œuvre de Dieu dans tous ces endroits (…). La force humaine de l’Œuvre, ce fut la prière des malades. ».[20]
Cette intuition - que prendre soin des plus pauvres, donne des forces au donateur - demeure prophétique.
L’individualisme et le consumérisme dissimulent la fragilité en idolâtrant l’autonomie. Or, c’est justement dans la vulnérabilité que nous pouvons découvrir cette humanité que nous avons en commun. La maladie, la pauvreté et le grand âge ne sont pas des dangers pour notre dignité, au contraire c’est là où la dignité transparaît encore davantage. Le service à la personne est donc crucial, c’est la réponse humaine et humanisante à la fragilité - mais elle doit être accomplie gratuitement et personnellement.
En réalité, l’engagement social est plus qu’une tâche à accomplir, c’est une manière d’entrer en relation en prenant en compte notre condition commune. En reconnaissant notre propre vulnérabilité et celle des autres, nous redécouvrons l’interdépendance des êtres humains. Ceci peut avoir des répercussions concrètes : le développement des soins palliatifs, l’assistance aux familles ayant des personnes dépendantes, le développement de métiers orientés vers les soins à la personne et la promotion de leur dignité ainsi qu’une reconnaissance croissante des dimensions spirituelles, psychologiques et émotionnelles de la vie. Voici juste quelques exemples de profils qui ont entrepris une mission au service les autres, et qui par le témoignage personnel de leur vie ont inspiré et impulsé bon nombre d’autres personnes à s’engager.
Dès qu’une culture du soin, et donc du don de soi, existe alors nous sommes en capacité de dépasser un état d’esprit individualiste. Mamen Guitart, une professionnelle des soins à la personne en parle ainsi:
Il n’y a que les gens simples pour savoir comment aider les autres ; nous tous, nous savons comment aider lorsqu’on nous a aidé. On donne tout naturellement ce que l’on a reçu soi-même ; c’est normal que l’attention aux autres ne se limite pas à la sphère privée ou institutionnelle. La culture du soin se répand comme une cascade, elle finit par avoir un impact sur la société tout entière. Une société meilleure devrait tout faire pour éduquer ses citoyens à rendre service. Cela ferait l’effet d’une bombe atomique contre l’individualisme. La culture du service est tellement basique, tellement importante et tellement humanisante qu’elle devrait faire partie de la feuille de route stratégique de toute société humaine qui recherche le progrès véritable.[21]
En fait, cela devrait faire partie de la mission explicite de toutes les initiatives représentées ici. Vos projets vont certainement aider à résoudre des problèmes concrets, or, s’ils sont accompagnés par des personnes qui ont découvert et qui sont convaincus qu’il faut volontairement renoncer à soi-même pour autrui, alors ces projets apporteront aussi une lumière à la société. L’État, le monde de l’entreprise, les familles et les communautés tourneront le regard vers vous - vers vos priorités, votre culture, l’attention que vous portez à chaque personne et vers les principes qui guident votre action. Vous porterez en vous un rayonnement particulier, capable d’éclairer toute la société avec une vision du soin et du service, qui plonge ses racines dans la dignité de l’être humain.
6. Conclusion : L’écoute et la culture du don
Après tout ce qui a été dit sur la culture du don, sur le service, le travail, les institutions, on peut se demander quelle est la première étape à franchir ? Même si elle peut sembler simpliste, la réponse est profonde : nous devons commencer par écouter.
L’écoute, ce n’est pas seulement une technique à appliquer. C’est une disposition intérieure de l’âme, c’est vouloir ouvrir son esprit et son cœur à l’autre. C’est le sommet du service rendu, le fondement d’un dialogue authentique et la condition d’une fraternité véritable. Dans chaque processus d’écoute, il y a deux personnes en présence : une qui fait confiance et une autre qui reçoit. Écouter, c’est reconnaître que l’autre n’est pas un objet mais un sujet ; c’est regarder l’autre avec amour ; c’est être attentif, avec ses cinq sens et son cœur, pour que sa réalité structure notre réponse.
Quand on n’écoute pas, l’acte du don s’en trouve faussé. Le don se dégrade et devient paternalisme, quand nous imposons nos propres solutions ; il devient dépendance quand l’aide diminue la liberté personnelle ; ou une sorte de projection quand nous donnons ce que nous désirons nous-mêmes plutôt que de nous concentrer sur les véritables besoins de l’autre. Dans ces cas-là, le don humilie au lieu d’élever. Benoît XVI le disait très clairement : « Pour que le don n’humilie pas l’autre, je dois lui donner non seulement quelque chose de moi, mais moi-même, je dois être présent dans le don en tant que personne. »[22] L’écoute est le garant de cette présence personnelle.
C’est donc bien ici que se situe notre responsabilité. Les institutions, aussi formidables soient-elles, peuvent préserver des valeurs, incarner des idéaux et apporter des opportunités, mais elles risquent de devenir des structures froides - à moins d’être animées par des personnes qui ont découvert et qui vivent selon la logique du don de soi. Cela est possible quand des hommes et des femmes, au milieu de leur travail ordinaire et de leurs relations quotidiennes, commencent à endosser une attitude d’écoute comme style de vie et principe fondateur. Ce n’est qu’ainsi que ces entités pourront aller au-delà de leur rôle premier : les écoles seront plus que des salles de classe, les hôpitaux seront plus que des dispensaires, les entreprises seront plus que du business - elles deviendront des endroits où l’humanité est renouvelée, la fraternité prospère et l’amour de Dieu est rendu tangible.
Voici ce que saint Josémaria nous a légué pour l’avenir : il ne s’agit pas seulement de promouvoir des institutions mais d’inspirer des personnes, une par une, qui en écoutant, en se donnant sèment de l’amour là où elles sont – jusqu’à ce que la société tout entière en soit renouvelée et devienne une véritable culture du don.
7. Intervention en anglais de l’abbé Del Castillo, Strathmore University, le 2 octobre 2025
[1] Cf. A. Vázquez de Prada, Le fondateur de l’Opus Dei, Les chemins divins de la terre, vol. III, Le Laurier 2006.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] J. Escrivá, Sillon,n° 303.
[5] J. Escrivá, Amis de Dieu, n° 294.
[6] St Jean Paul II, Encyclique Redemptor Hominis, n 10.
[7] St Jean de la Croix, Lettre 47
[8] Kevin Sack. Article “60 Lives, 30 Kidneys, All Linked.” The New York Times, 18-II-2012.
[9] Fernando Ocáriz,Elargir son coeur, Rome, 29-IX-2022.
[10] Joseph Ratzinger, Principles of Catholic Theology.Translated by Mary Frances McCarthy, Ignatius Press, 1987, pp. 79–80.
[11] Viktor Frankl, Découvrir un sens à sa vie.
[12] Joseph Ratzinger, Principles of CatholicTheology. Translated by Mary FrancesMcCarthy, Ignatius Press, 1987, p. 81.
[13] Josémaria Escriva, Forge, n. 453.
[14] François, Discours aux participants à l’Assemblée plénière de l’Académie pontificale des sciences sociales. Salle Clémentine, 11-IV-2024.
[15] Josémaria Escrivá, Quand le Christ passe, Chap. 3 : Le mariage vocation chrétienne.
[16] Josémaria Escrivá, Entretiens, n.91
[17] Jean Paul II, Amour et Responsabilité
[18] Léon XIV, Audience Générale, 20-VIII-2025.
[19] Benoît XVI, Caritas in Veritate, 2-VI-2009, n° 38.
[20] Peter Berglar, L’Opus Dei et son fondateur Josémaria Escrivá. MAME,1992.
[21] Cf. Mamen Guitart: “La hospitalidad salvará al mundo” (le soin à la personne sauvera le monde) - Aceprensa.
[22] Benoît XVI, Deus Caritas Est, 25-XII-2005, n° 34.

