Pierre Girardot, version complète

Dans votre travail quotidien vous exercez une activité de spécialiste en anatomie pathologique dont la responsabilité fondamentale est, à l’oculaire du microscope, le diagnostic du cancer. Comment le médecin réagit-il en pareille circonstance ? Comment le médecin qui exerce sa spécialité à distance du malade vit-il cet éloignement de la personne malade ?

Etre médecin et plus généralement exercer son métier auprès des malades, requiert à toutes les étapes, un état d’esprit fondé sur le service de la personne. Il est vrai que le médecin qui exerce sa spécialité « loin du lit du malade » court le risque d’oublier la personne parce qu’il ne la voit pas devant lui.

Cela étant, pour tout médecin quels que soient son lieu et son mode d’exercice, la personne reste toujours au centre. Ainsi dans ma spécialité qui par nécessité voit le malade à travers une lame de verre qu’il lit pour établir un diagnostic le risque est grand de voir seulement « un cas » et d’oublier la personne.

Mutatis mutandis la question reste valable pour toutes les spécialités : la multiplicité des spécialités opère une sorte d’atomisation de la personne et chaque spécialiste court le risque de ne voir que l’organe ou la fonction qui ressort de sa compétence et d’oublier la personne.

Jeune étudiant j’ai été frappé dès les premières années par une expression courante qui m’est apparue avec l’expérience, comme un non-sens : « humaniser la médecine ». Cet état d’esprit coïncidait avec le développement croissant de l’hyperspécialisation corollaire de celui des technologies qui font aujourd’hui partie de l’arsenal diagnostique et thérapeutique.

La virtuosité technique de certaines spécialités d’imagerie médicale ou de chirurgie en particulier peut conduire le médecin à privilégier l’intérêt du geste hautement technique et à laisser à l’arrière-plan de sa préoccupation la personne pour laquelle il réalise ce geste.

Il existe comme un paradoxe induit par cette irruption des techniques dans l’art médical : elles se « dématérialisent » notamment grâce à l’informatisation et inversement la personne est de plus en plus « matérialisée » depuis l’origine de la vie avec les techniques de procréation assistée jusqu’à la fin de la vie avec l’utilisation déraisonnée des techniques qui confinent parfois à ce qu’on appelle « l’acharnement thérapeutique ».

Pour revenir à ma propre spécialité je préfère le concept anglo-saxon du « pathologiste » car il reflète beaucoup mieux la réalité de mon travail quotidien qui consiste à observer au microscope une coupe de tissu malade sur une lame de verre dont l’analyse me conduit à une conclusion diagnostique que je signe. Mais je n’oublie jamais que ce n’est pas « un cas » mais une personne dont je connais l’identité qui m’est indispensable à divers titres : d’une part ma conclusion concerne une personne que mon diagnostic engage souvent dans une stratégie thérapeutique dont je n’ignore pas qu’elle est lourde de conséquences pour sa vie : une intervention chirurgicale, un protocole de chimiothérapie, une irradiation…voire l’arrêt de toute thérapeutique etc. D’autre part le diagnostic n’apparaît pas à l’évidence à la seule observation au microscope : j’ai besoin de connaître l’histoire de la maladie et les circonstances qui ont conduit à cette étape du diagnostic qui ressort de ma compétence.

Finalement la question de fond n’est pas la plus ou moins grande proximité physique entre le malade et le médecin mais la perception qu’a le médecin de la personne. Il faut distinguer ce qui ressort du sentiment et ce que j’appelle la « métaphysique de la relation médecin-malade ».

Aussi pour moi la personne est-elle toujours présente, même si je ne la vois jamais. 

Votre spécialité vous appelle-t-elle à la confrontation à des questions de conscience morale?

Ce n’est pas la spécialité qui génère la notion de conscience morale dans l’exercice de la médecine et cela quelle que soit la spécialité. Il existe sans doute des spécialités dans lesquelles cette notion est plus évidente à première vue. Ce sont les spécialités où sont en jeu de façon plus immédiate la vie et la mort. Mais c’est précisément quand on perd de vue que le malade est une unité indivisible entre ces deux extrêmes de la naissance et de la mort que l’on risque d’oublier qu’à chaque instant et sans discontinuité il est toujours une personne.

Dans mon exercice quotidien je suis rarement confronté à ces deux pôles parce que je n’interviens pas directement comme un acteur décisionnel à ces moments-là. Cependant il est des cas où je suis conduit à réfléchir personnellement aux possibles implications de mes conclusions diagnostiques. Sans entrer dans les détails techniques je peux préciser que la question se pose quand je sais que mes conclusions pourront générer une série de décisions importantes pour le patient : que je mentionne seulement le diagnostic de certaines pathologies, et pas seulement des cancers, qui entraîneront des traitements ou l’absence de traitement qui mettront en jeu la vie du patient lui-même où d’autres personnes, et notamment je pense à tout ce qui touche à la procréation à chacune de ses étapes.

Le respect de l’éthique par le médecin est devenu aujourd’hui plus complexe. De fait dans la pratique courante elle se réduit pour beaucoup à une simple déontologie assez conventionnelle. Les lois de bioéthique, dont l’utilité est indéniable, ont cependant introduit des concepts erronés qui avalisent des attitudes inacceptables pour un catholique au prétexte de situations particulières qui autorisent des pratiques non éthiques.

Ce n’est pas un moindre héritage du passé qu’en France celui qui vient d’être admis comme Docteur en médecine est toujours invité à prêter le serment d’Hippocrate. Il date du 4° siècle avant Jésus-Christ. Dans sa brièveté et sa concision il me semble bien plus proche des principes éthiques auxquels un médecin catholique adhère que du volumineux Code de déontologie qui sert de référence à l’exercice de tout médecin d’aujourd’hui.

Etre médecin - la vie – la mort : Comment concevez-vous d’être un médecin chrétien aujourd’hui ?

Le médecin, qu’il soit animé de convictions chrétiennes ou plus généralement religieuses, ou que ces références soient inexistantes pour lui, est avant tout un professionnel. Etre médecin (et plus généralement exercer son métier auprès des personnes malades) requiert un état d’esprit avant tout fondé sur le service de la personne. Tout être humain est une personne et toujours une personne sans solution de continuité de la conception à la mort naturelle. Il faut constamment lutter pour ne pas laisser s’insinuer dans notre pratique quotidienne une mentalité utilitariste qui conduit à toutes les formes d’eugénisme et à l’euthanasie. Il faut apprendre ou réapprendre la valeur d’un sourire, d’un simple regard, d’un geste comme prendre et tenir la main d’un malade, même quand il semble ne pas réagir. Je me rappelle mes premières expériences de jeune étudiant en service de réanimation, frappé par le premier contact professionnel avec le patient qui n’est pas en mesure de répondre même à ce qu’on appelle en terme technique un « ordre simple », plus simplement dit, le malade inconscient quelles que soient les raisons de son inconscience. C’est souvent dans un service de réanimation que le futur médecin fait ses premières armes avec cette « non-communication » qui s’apparente à la mort et qu’il s’interroge sur le sens de la vie. Si l’on a de la vie humaine une conception exclusivement matérialiste, alors la vie n’a pas plus de sens que la mort. L’un des paradoxes de la médecine contemporaine est que dans le même temps où se sont développées des techniques très sophistiquées pour vaincre les impossibilités médicales de procréer ou pour surmonter les états d’inconscience liés à des traumatismes cérébraux, se sont développées beaucoup de méthodes pour anéantir la vie naissante ou pour précipiter la mort.

Avant de me consacrer exclusivement à mon activité actuelle de diagnostic j’ai exercé pendant plusieurs années celle de médecin en oncologie médicale. Parmi les souvenirs personnels que je garde de mon exercice il en est un qui m’a beaucoup marqué. Les malades atteints du SIDA posent des problèmes très similaires à ceux des malades atteints de cancer. Ainsi ai-je eu l’occasion de suivre ces patients et certains en phase terminale de cette maladie. L’un d’entre eux, âgé de 33 ans, était affecté de complications cérébrales graves. Je l’ai accompagné un jour en ambulance pour subir un examen d’imagerie par scanner. Le déplacement en ambulance a duré plusieurs heures. J’éprouvais la plus grande peine à communiquer avec ce malade qui ne pouvait plus articuler et dont le langage était très difficilement compréhensible. C’était l’hiver et malgré le relatif confort d’une ambulance il était dans une situation d’extrême inconfort. Je me rendais compte de son état mais j’étais désarmé par cette impossible communication. Cette situation a duré tout le trajet d’aller et retour.

Le lendemain au moment de la visite j’ai eu la surprise de voir la mère de ce malade s’approcher de moi pour me transmettre de la part de sont fils ses remerciements pour les efforts que j’avais fait pendant le trajet. J’avais gardé de ce déplacement en ambulance un souvenir douloureux lié à mon incapacité totale d’être utile. J’ai été très touché par ce détail qui m’a démontré deux choses. La première est qu’un proche aura toujours une communication plus profonde et plus vraie avec le malade que le professionnel même le plus compétent. La différence tient en un seul mot : l’amour. La deuxième est que le rôle du médecin dépasse de très loin la seule recherche de l’efficacité. Quand ce malade est décédé quelques jours plus tard, sa mère était auprès de lui. Il est toujours difficile de recevoir une famille pour lui annoncer le décès d’un être cher. On ne s’habitue jamais à ce genre de situation. j’ai compris ce jour-là que, malgré l’apparence de la distance professionnelle, le médecin ne peut jamais s’habituer à la maladie grave ni à la mort même quand elle est pour lui une circonstance fréquente. 

En ce qui concerne la mort il est devenu de plus en plus difficile d’en parler aujourd’hui parce que les repères fondamentaux sur la vie sont fragmentés voire inexistants. Si la vie perd son sens, et le signe majeur de cette perte de sens est la possibilité légale d’interrompre volontairement la vie à son origine comme à son terme (l’avortement et l’euthanasie), la mort n’a plus de sens et elle n’a plus de sens parce qu’elle n’est vue que comme un épiphénomène accidentel.

Il n’est jamais facile pour le médecin de parler de la mort parce qu’elle le met en présence de sa propre finitude. Ce n’est que si elle n’est pas simplement comprise comme un arrêt mais comme une transition, un passage, qu’elle trouve un sens dans la continuité avec la vie qui l’a précédée, quelle que soit sa durée et cela même si je n’ai pas plus qu’un autre de certitude sur ce que sera la vie après la mort.

Dans nos sociétés occidentales la mort est devenue un artéfact dont il faut se défaire dans l’oubli de ce qui peut se passer dans un après auquel seule une conception religieuse, et en ce qui me concerne chrétienne, de l’existence donne un sens.

D’une façon plus générale la vie comme la mort sont simplement envisagées comme les moments extrêmes d’un processus purement biologique qui a un commencement et une fin en l’absence de finalité.

En ce qui me concerne être catholique donne à mon exercice professionnel une dimension : notre vie a une finalité. Je sais que beaucoup de mes collègues ne partagent pas mes convictions. Je reste convaincu qu’ils sont de très bons médecins mais je pense aussi que ma foi apporte à ma compréhension de l’homme malade ce « supplément d’âme » qui me conduit à regarder la vie, la maladie et la mort autrement que comme un processus aveugle, voire parfois « injuste » selon nos critères humains comme par exemple la mort d’un enfant. Avec la mort et la vie une question se pose souvent au médecin, celui de la souffrance. Le chrétien n’est pas, malgré ses convictions, immunisé et moins encore indifférent face à cette souffrance. Mais s’il trouve un sens à la souffrance il n’accepte pas de baisser les bras et il recourt aux moyens à sa disposition pour traiter et atténuer s’il le peut la douleur qui génère la souffrance.

Le médecin et la bioéthique : Prenez-vous part aux débats éthiques qui touchent à la conception contemporaine du respect de la vie ?

Un bref regard panoramique sur l’histoire de la médecine nous montre que la réflexion éthique en médecine est bien antérieure au christianisme. Je parlais plus haut d’Hippocrate. De là deux conclusions :

L’une est qu’il faut être profondément humain (ou humaniste) et l’autre que la morale (morale entendue comme la prise de conscience de la responsabilité que chacun est tenu d’assumer dans ses actes) a apporté à ce simple exercice humain une dimension qui loin d’abolir la première lui donne toute son élévation. L’histoire des grands médecins qui, à toutes les époques, ont marqué l’histoire de cette discipline montre toujours en même temps qu’une grande valeur humaine des personnes un souci de placer l’exercice de la médecine dans un contexte éthique élevé.

Mais l’histoire démontre aussi le rôle qu’a joué l’esprit chrétien dans le développement de la médecine dans un contexte de charité qui n’a pas d’équivalent. Sans doute ne doit-on pas refuser l’évolution qui s’est traduite par la « professionnalisation et la sécularisation » de l’exercice de la médecine mais ce serait une injustice de passer sous silence les nombreux siècles où les grands centres de soins et de formation étaient tenus par des hommes et des femmes membres d’institutions religieuses et qui se sont dévoués avec abnégation pour prendre en charge les malades en des temps où les moyens étaient très limités.

La médecine moderne est devenue une science qui sans être exacte emprunte aux sciences exactes les moyens de la technologie scientifique de pointe pour être plus efficace. Il n’en reste pas moins que le médecin n’exerce pas son art sur un « matériau » mais sur une personne et chaque malade est toujours une personne individuelle. Cette considération pour très évidente qu’elle puisse sembler est de la première importance. En effet les moyens mis à la disposition du médecin aujourd’hui pourraient donner à penser que tout est possible sans laisser de place à la réflexion éthique qui se pose toujours dès lors que le respect de la personne est en jeu.

Si l’éthique a pris une place grandissante dans l’exercice de la médecine force est de constater que l’éthique est souvent une éthique de situation, une éthique de convenance qui accorde la pratique aux exigences et aux possibilités du progrès plutôt qu’une éthique authentique qui s’accorde aux exigences du respect de la personne. En conséquence la prise de décision doit toujours être précédée de la réflexion éthique et agir ou ne pas agir devrait obéir aux impératifs de la réflexion éthique.

La tendance actuelle est de faire croire que les exigences éthiques, pour un médecin qui a des convictions religieuses, sont en contradiction avec le progrès scientifique.

On reproche à l’attitude de l’Eglise sur les questions de bioéthique son « dogmatisme ». Mon expérience professionnelle m’a fait découvrir qu’il existe en médecine un dogmatisme étroit et rigide et qui de plus n’est pas toujours étayé par une vérité intangible et définitive. J’ai appris au cours de mes études des « dogmes » qui ont été contredits des années plus tard par les connaissances nouvelles et les découvertes fondamentales et thérapeutiques, pour le plus grand bien des patients. La contestation systématique des positions de l’Eglise en matière de bioéthique a quelque chose de caractériel.

Sans revenir sur certains procès historiques auxquels le passage du temps impose pour être juste, une relecture plus objective et moins passionnelle, il est de stricte justice que de reconnaître que l’éthique qui guide un médecin catholique ne s’oppose pas à la science ni au progrès scientifique.

J’en veux pour preuve des découvertes très récentes en biologie fondamentale dans le domaine des « cellules souches ». Sans entrer dans les détails techniques je m’en tiendrai aux implications bioéthiques. Depuis plusieurs années la recherche est l’objet d’une « course contre la montre » pour démontrer l’intérêt de développer des programmes utilisant des embryons humains. Des chercheurs viennent de publier des résultats intéressants qui permettent d’éviter l’écueil éthique de l’utilisation des embryons. Mgr Elio Sgreccia commentant ces découvertes rappelle que « l’Eglise catholique a toujours soutenu l’illégitimité du clonage humain même dans un objectif thérapeutique au nom de la dignité humaine ». Il le rappelle non sans avoir souligné que ces chercheurs ont été guidés par des raisons scientifiques répondant à des critères d’efficacité. La conclusion est évidente : l’éthique impose de jauger les moyens à mettre en œuvre en fonction des fins que l’on se propose et en ayant clairement à l’esprit que le bien que l’on cherche n’autorise jamais le mal qui serait causé pour atteindre ce bien. La conclusion de Mgr Sgreccia est posée en termes emblématiques : agir autrement « est du machiavélisme éthique, un utilitarisme insensible et aveugle ».

Je crois avoir entendu saint Josémaria dire que si un savant est sur le point de découvrir la « pierre philosophale » alors qu’il ne lui reste qu’une goutte à laisser tomber dans l’éprouvette et qu’à ce moment là on lui demande d’y renoncer pour servir autrement, il le ferait librement.

Permettez-moi de proposer plusieurs clefs de lecture pour interpréter le sens de ces paroles.

La lecture littérale est possible. Il n'est qu'à lire l'évangile (Luc 9) où le Christ dit clairement à ceux qui veulent le suivre : c'est maintenant ou jamais.

Une autre lecture est possible tout aussi vraie et de valeur tout aussi grande : c’est la personne qui dans son travail scientifique, quel qu’il soit, doit sortir du dilemme quand se présentent à lui l’opposition entre ses convictions éthiques, son prestige et sa carrière. Ce dilemme se pose de plus en plus souvent. L’attitude cohérente d’un catholique est de renoncer, non pas à poursuivre ses recherches mais à abandonner une voie qui est devenue pour lui sans issue sinon au prix de trahir ses convictions. L’expérience nous montre que cette voie, même si elle est plus longue et plus coûteuse, est toujours suivie de résultats heureux et parfaitement respectueux de l’éthique.