Lettre du Prélat (10 février 2024) | Obéissance

Dans cette nouvelle lettre pastorale, le prélat de l'Opus Dei réfléchit sur l'obéissance à la lumière du message chrétien et de la réalité vocationnelle de l'Œuvre.

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Très chers, que Jésus me garde mes filles et mes fils !

1. Je vous ai écrit il y a quelques années une lettre sur la liberté. Chacun d’entre nous l’aura sûrement méditée pour la mettre en pratique. Je vous rappelais alors que nous sommes appelés à agir par amour, et non simplement par obligation. Nous voulons suivre le Seigneur de très près et accomplir sa volonté, mus par le désir de répondre à son amour. Maintenant je vous écris sur l’obéissance qui peut sembler, à première vue, s’opposer à la liberté. Nous savons pourtant très bien que la véritable obéissance est en réalité une conséquence de la liberté, et qu’en outre, contrairement à ce qu’on serait en droit d’attendre d’un point de vue simplement humain, l’obéissance chrétienne renvoie à une liberté de plus en plus grande.

Il y a quelques dizaines d’années, un grand intellectuel qui avait scruté les œuvres de saint Josémaria mettait en évidence un précieux apport de notre fondateur : le fait d’avoir souligné que dans la vie chrétienne il existe comme une priorité de la liberté sur l’obéissance[1]. Nous obéissons parce que nous avons envie d’accomplir la volonté de Dieu, parce que tel est le désir le plus profond de notre âme. De fait, une obéissance sans liberté n’est pas digne de la personne humaine, ni, par conséquent, d’un fils ou d’une fille de Dieu.

Nous savons que l’amour est bien différent d’une inclination plus ou moins passagère de la sensibilité ; l’amour suppose la disposition à donner sa vie pour quelqu’un (cf. Jn 15, 13). C’est pourquoi l’une de ses manifestations les plus profondes est d’identifier sa volonté à celle de la personne aimée : « Je veux ce que tu voudras, je veux parce que tu le veux, je veux comme tu le voudras, je veux quand tu le voudras… »[2].

2. Nous avons souvent considéré, de façon plus ou moins approfondie, le plan d’amour de Dieu sur le monde : la création et l’élévation surnaturelle, par pur amour, afin que chaque homme et chaque femme partage la félicité de la Trinité, et connaisse une existence pleine, qui comble toutes les aspirations de leurs cœurs. Mais, dès l’origine, le péché s’est introduit dans le monde : le péché de nos premiers parents, qui fut fondamentalement une désobéissance.

Nous ne nous lasserons jamais, pour autant, de considérer avec reconnaissance que Dieu n’a pas voulu nous abandonner à notre sort. Par une décision très libre de son amour, que nous ne pouvons pas comprendre parce qu’elle outrepasse les pauvres lumières de notre intelligence, il a envoyé son Fils Unique pour rétablir notre amitié avec Lui. Quand Jésus meurt sur la Croix pour toute l’humanité, pour toi et pour moi, il livre sa vie dans un acte de pleine obéissance à la volonté de son Père. Liberté et obéissance sont entrelacées dans l’histoire du Salut. Les lamentables conséquences de la désobéissance humaine sont rachetées par l’obéissance du Christ. Sa grâce nous offre la possibilité de vivre avec la liberté des enfants de Dieu.

3. Je désire vous inviter au fil de ces pages à méditer ensemble certains aspects de la vertu de l’obéissance, si centrale dans notre foi et, en même temps, si présente dans la vie de chacun. La nécessité de l’obéissance est une réalité humaine à toute sorte de niveaux, car il existe des lois et des normes qui obligent : depuis le contenu de la loi naturelle jusqu’aux lois de la société ; depuis l’obéissance des enfants envers leurs parents jusqu’à l’obéissance de ceux qui se sont engagés sérieusement devant d’autres personnes ou dans des institutions. De façon analogue, il faut mentionner l’obéissance à sa propre conscience, et, dans un sens encore plus large, on parle aussi d’obéissance dans le fait de suivre des conseils spirituels.

Il est facile de constater, car nous sommes plongés dedans, que la culture actuelle tient rarement l’obéissance pour quelque chose de positif, mais plutôt comme quelque chose que l’on cherche à éluder autant que possible, parce qu’elle semble s’opposer à la grande valeur de la liberté. À cela s’ajoutent une certaine crise des figures de l’autorité et une conception négative de la dépendance, quand elle prive de la capacité de juger et de décider par soi-même. C’est ainsi que la sensibilité actuelle devant tout genre d’abus de pouvoir, ce qui est en soi positif et nécessaire, peut en venir à mettre en cause injustement toute forme d’autorité. Il existe, en effet, une tendance innée à la désobéissance, héritage du péché originel, quand « l’homme, tenté par le diable, a laissé mourir dans son cœur la confiance envers son créateur (cf. Gn 3, 1-11) et, abusant de sa liberté, il désobéit au commandement de Dieu »[3].

Pour comprendre toute la valeur de l’obéissance et sa connexion essentielle avec la liberté, nous avons besoin de dépasser ces niveaux nécessaires de l’obéissance dans la société humaine et de considérer Jésus-Christ. C’est là un autre aspect de sa centralité et il doit être l’objectif de notre vie, afin que le Christ règne dans nos cœurs et oriente toute notre existence.

« Apprenons de Jésus à vivre l’obéissance. Il a voulu que la plume de l’évangéliste nous rapporte cette merveilleuse biographie qui tient en trois mots latins : erat subditus illis (Lc 2, 51). Voyez comme l’obéissance est nécessaire à un enfant de Dieu, si Dieu lui-même est venu pour obéir à deux créatures, très parfaites, mais des créatures : Sainte Marie — Dieu seul est au-dessus d’elle — et saint Joseph ! Et Jésus leur a obéi »[4]. Le Fils de Dieu a voulu être pleinement homme, et obéir comme tout bon fils à Marie et à Joseph, car il obéissait ainsi à Dieu le Père. Et cette obéissance a caractérisé toute sa vie sur la terre, jusqu’à l’obéissance de la Croix (cf. Ph 2, 7-8).

Obéir à Dieu

4. Dans l’absolu, Dieu seul est digne d’obéissance toujours et à tout moment, parce que Lui seul connaît pleinement le chemin qui mène chacun de nous au bonheur. « Si tu écoutes attentivement la voix du Seigneur ton Dieu, si tu veilles à mettre en pratique tous ses commandements que moi je te donne aujourd’hui, alors le Seigneur ton Dieu te placera plus haut que toutes les nations de la terre » (Dt 28 1), dit Moïse avant de décrire toutes les bénédictions que cette obéissance allait supposer pour le peuple.

Toute la révélation biblique est, en quelque sorte, une pédagogie de l’obéissance, afin qu’elle soit plus intelligente et plus libre ; une obéissance qui nous mène à la pleine réalisation de ce que nous sommes, à l’identification de notre volonté à celle de Dieu, à un oui sans conditions. C’est pourquoi, par les prophètes et malgré les multiples trahisons des siens, le Seigneur ne cesse de rappeler à son peuple : « Écoutez ma voix : je serai votre Dieu, et vous, vous serez mon peuple ; vous suivrez tous les chemins que je vous prescris, afin que vous soyez heureux » (Jr 7, 23). Nos modestes objectifs prennent une autre dimension quand ils s’intègrent aux siens ; rien ne nous convient mieux que de suivre les chemins de Dieu.

Le Christ lui-même se présente à nous comme le fils obéissant. En premier lieu, il obéit à Marie et à Joseph, à sa parenté et aux autorités. Mais surtout il obéit à Dieu le Père. Jésus se nourrit de faire la volonté du Père : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre » (Jn 4, 34). Même dans les moments les plus difficiles, le Fils fait sienne la volonté du Père, sans rien ignorer de ce qu’il va endurer : « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe ; mais que ne soit pas faite ma volonté, mais la tienne » (Lc 22, 42). Saint Paul écrit que Jésus, « devenant semblable aux hommes, s’est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix » (Ph 2, 6-8).

Or ce n’est pas seulement la mort du Christ en elle-même qui nous a obtenu le salut, mais son obéissance libre et par amour au Père, qui le fait devenir l’un de nous et donner sa vie pour chacun : « Par l’obéissance d’un seul la multitude sera rendue juste » (Rm 5, 19). Cette obéissance ne se limite pas à quelques circonstances particulières, mais est une manière d’agir à tout moment, dans une docilité « jusqu’à la fin » (Jn 13, 1).

5. Saint Pierre répond à l’autorité nationale et religieuse qui lui interdit de prêcher Jésus : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5,29). Mais Benoît XVI précise : « Cela suppose que nous connaissions réellement Dieu et que nous voulions lui obéir vraiment. Dieu n'est pas un prétexte pour la propre volonté, mais c'est réellement Lui qui nous appelle et nous invite, si cela était nécessaire, également au martyre. Aussi, devant cette parole qui initie une nouvelle histoire de la liberté dans le monde, demandons surtout de connaître Dieu, et, connaissant Dieu, d’apprendre la véritable obéissance qui est le fondement de la liberté humaine »[5].

Qui connaît Dieu se placera dans cette continuelle recherche, plein d’espérance et de confiance : on ne peut attendre de lui que des bénédictions, bien que parfois elles nous paraissent obscures ou incompréhensibles, ou qu’elles nous fassent souffrir. En ce sens, cette attitude d’obéissance s’exprime dans la prière personnelle : « Seigneur, disait saint Josémaria, nous voici disposés à écouter tout ce que tu veux nous dire. Parle-nous, nous sommes attentifs à ta voix. Que tes paroles, tombant dans notre âme, enflamment notre volonté afin qu’elle se lance à ton service avec ferveur »[6].

Volonté divine et médiation humaine

6. Ce que Dieu veut de nous se présente souvent de façon indirecte. D’abord, par l’intermédiaire de l’Église, corps mystique du Christ : « L’obéissance est l’option fondamentale pour accueillir celui qui a été placé devant nous comme signe concret de ce sacrement universel du salut qu’est l’Église »[7]. Dieu peut aussi nous faire voir sa volonté par l’entremise des personnes qui nous entourent, revêtues d’une plus ou moins grande autorité, en fonction de l’instance et du contexte. Savoir que Dieu peut nous parler à travers d’autres personnes ou des événements plus ou moins courants, la conviction que nous pouvons ainsi l’entendre nous parler, engendre en nous une docilité face à ses desseins, qui se cachent aussi dans ce que nous disent ceux qui nous accompagnent sur notre chemin.

Saint Josémaria, sachant combien cette médiation est délicate — écouter Dieu mais à travers des hommes et des femmes ordinaires —, conseillait une attitude d’humilité, de sincérité et de silence intérieur : « Il arrive, en effet, au Seigneur de suggérer son vouloir comme à voix basse, tout au fond de la conscience : il faut alors l’écouter avec attention, pour percevoir cette voix et lui être fidèle. Mais il nous parle le plus souvent à travers les autres, et il peut arriver qu’en voyant leurs défauts, ou en nous demandant s’ils sont bien informés, s’ils ont bien compris toutes les données du problème, nous nous sentions autorisés à ne pas obéir. Or il y a peut-être une raison divine à cela, car Dieu ne nous force pas à obéir aveuglément. Il attend de nous au contraire une obéissance intelligente, et nous devons ressentir la responsabilité d’aider les autres avec la lumière de notre intelligence. Mais soyons sincères envers nous-mêmes : demandons-nous à chaque fois si c’est l’amour de la vérité qui nous pousse, ou si c’est l’égoïsme et l’attachement à notre propre jugement »[8].

7. Par ailleurs, il faut tenir compte du fait que ceux qui exercent une autorité à divers niveaux n’ont pas été appelés à le faire parce qu’ils étaient parfaits. Nous n’avons pas recours à l’autorité en raison de ses qualités : « Celui qui est à la tête ne donne pas l’exemple ?… Quel dommage ! — Mais lui obéis-tu pour ses qualités personnelles ?… Ou bien traduis-tu à ta convenance les mots de saint Paul, obedite præpositis vestris, obéissez à vos supérieurs, en y interpolant quelque chose comme : à condition que le supérieur ait des qualités qui me plaisent ? »[9].

Cela ne veut pas dire non plus que ceux qui orientent et conseillent ne puissent pas se tromper ; ils en sont tout à fait conscients et, le cas échéant, ils demanderont pardon. Que l’on puisse se tromper, d’une façon ou d’une autre, selon l’importance du sujet et du domaine dont il s’agit, pourra toujours être vécu avec intelligence et sincérité, dans un contexte de foi et de confiance surnaturelles. Et aussi avec humilité, parce qu’il est raisonnable de douter, au moins un peu, de notre propre jugement et de dialoguer en toute transparence avec l’autorité quand il nous semble qu’elle s’est trompée.

Saint Thomas, de son côté, précise que l’obéissance est la vertu qui incline à accomplir le commandement légitime du supérieur, dans la mesure où cette obéissance manifeste la volonté de Dieu[10]. Évidemment, tout commandement légitime n’est pas forcément le meilleur possible ; l’obéissance sera pourtant féconde parce que le Seigneur accorde souvent plus de valeur à l’humilité et à l’unité qu’au fait d’avoir plus ou moins raison. D’où l’importance du point de vue surnaturel, de ne pas en rester à une simple appréciation humaine des indications reçues.

En tous cas, ceux qui exercent l’autorité doivent être extrêmement délicats pour ne pas imposer inutilement leurs façons de voir, et pour éviter que leurs indications ou conseils puissent être pris comme une expression transparente de la volonté de Dieu. Comme je vous l’écrivais dans ma lettre du 9 janvier 2018, « diriger les âmes avec respect c’est, en premier lieu, respecter avec délicatesse l’intimité des consciences, sans confondre actes de gouvernement et accompagnement spirituel. D’autre part, ce respect conduit à faire la différence entre un ordre et ce qui ne serait qu’exhortation avisée, conseil ou suggestion. En troisième lieu, mais ce n’est pas un moindre sujet, diriger c’est gouverner en faisant suffisamment confiance aux autres pour que l’on puisse toujours tenir compte, autant que possible, de l’opinion des personnes concernées » (no 13).

Considérons surtout l’exemple du Christ : « Jésus obéit, et il obéit à Joseph et à Marie. Dieu est venu sur terre pour obéir, et pour obéir aux créatures »[11]. Il est significatif qu’après la réponse à ses parents dans le temple — « il me faut être aux affaires de mon Père » — saint Luc ajoute que Jésus « erat subditus illis, il leur était soumis » (cf. Lc 2, 49-51). Suivre la volonté de Dieu, ce que nous devons chercher toujours et en tout, se trouve souvent dans le fait de suivre avec confiance certaines personnes.

Obéissance et liberté

8. Jamais il n’y eut dans l’histoire de l’humanité d’acte aussi profondément libre que le sacrifice du Seigneur sur la Croix (cf. Jn 10, 17-18). « Cela peut sembler paradoxal, mais le Seigneur a vécu l'apogée de sa liberté sur la croix, comme sommet de l'amour. Lorsqu'on lui criait, alors qu'il était sur le Calvaire : "Si tu es le Fils de Dieu, descends de la Croix !", il démontra sa liberté de Fils précisément en restant sur le gibet pour accomplir jusqu'au bout la volonté miséricordieuse du Père »[12].

« La Croix, écrivait saint Josémaria, n’est synonyme ni de peine, ni de chagrin, ni d’amertume… Elle est le saint bois sur lequel Jésus-Christ triomphe…, et sur lequel nous triomphons nous aussi, lorsque nous recevons avec joie et générosité ce qu’il nous envoie »[13]. La Croix nous montre de façon limpide ce que je mentionnais au début de cette lettre : la liberté et l’obéissance ne s’opposent pas parce que, de fait, on peut obéir par amour, et que l’on ne peut aimer que librement. Plus précisément, l’obéissance chrétienne non seulement ne s’oppose pas à la liberté, mais elle est exercice de la liberté. « Je suis très attaché à la liberté, et c’est précisément pour cela que j’aime tant cette vertu chrétienne »[14], écrivait notre Père en parlant de l’obéissance.

Il est toujours possible de faire ce que l’on doit faire « parce que j’en ai envie » : par amour. Et, quand c’est par amour de Dieu, ce « parce que j’en ai envie » est « la raison la plus surnaturelle », comme l’assurait aussi saint Josémaria. Il n’y a donc « rien de plus faux que d’opposer la liberté au don de soi, car le don de soi est une conséquence de la liberté »[15].

9. « Aime, et fais ce que tu veux »[16] : la célèbre affirmation de saint Augustin signifie, comme il l’écrit lui-même, que celui qui fait le bien mu par la charité ne le fait pas seulement par nécessité ou obligation, car « la liberté appartient à la charité » (libertas est caritatis)[17]. On comprend alors que la loi du Christ soit « loi parfaite de liberté » (Jc 1. 25), car elle se résume tout entière, elle se « récapitule », dans l’amour (cf. Rm 13, 8-9).

En tout nous pouvons agir librement, comme le Christ, faisant nôtre par amour ce que l’on nous dit. En ce sens, « au moment d’obéir, il faut écouter, parce que nous ne sommes pas des instruments inertes ni passifs, sans responsabilité ni pensée. Et ensuite, avec originalité, avec initiative, avec spontanéité, en employant toutes les énergies de l’intelligence et de la volonté dans ce que l’on commande pour exécuter tout ce qui est demandé et seulement ce qui l’est. Agir autrement serait anarchique. L’obéissance dans l’Œuvre favorise l’épanouissement de toutes vos qualités individuelles et permet que sans renoncer à votre personnalité vous viviez, grandissiez et acquériez une plus grande maturité, restant la même personne à deux ans comme à quatre-vingt-deux ans »[18]. Cette initiative ne se limite naturellement pas aux occasions où il faut obéir, car nous pouvons à tout moment suggérer, proposer et apporter de la créativité où que nous soyons, sans attendre de recevoir des indications, et toujours en union avec ceux qui exercent l’autorité.

Saint Basile le Grand disait que le propre des enfants est d’obéir par amour : « Ou nous nous écartons du mal par peur du châtiment, et nous nous trouvons alors dans la situation de l’esclave ; ou nous cherchons l’incitation de la récompense, et nous ressemblons à des mercenaires ; ou finalement nous obéissons pour le bien même de l’amour pour celui qui commande (…), et alors nous sommes dans la disposition des fils »[19]. Obéir par amour n’est pas une forme de volontarisme qui se passe de l’intelligence ; obéir par amour signifie mettre en œuvre toutes les puissances de l’âme, déployer le meilleur de l’intelligence qui emploie sa raison à chercher le bien, et de la volonté qui désire le réaliser.

C’est pourquoi, sans intelligence et sans liberté, surtout sans liberté intérieure, une obéissance pleinement humaine n’est pas possible. Et moins encore une obéissance comme celle de Jésus. « Je ne conçois pas qu’il puisse y avoir d’obéissance véritablement chrétienne, si cette obéissance n’est pas volontaire et responsable. Les enfants de Dieu ne sont ni des pierres ni des cadavres ; ce sont des êtres intelligents et libres, tous élevés au même ordre surnaturel »[20].

10. Mais nous pouvons nous demander s’il est possible d’obéir sans comprendre, ou même en ayant un point de vue différent sur un sujet. Il est évident que oui ; et alors aussi, et peut-être plus encore, on peut le faire par amour et, par conséquent, librement. En ce cas, la foi devra s’ajouter à la charité : j’obéis sans comprendre ou sans voir le sujet de la même façon quand j’accepte l’indication qui me vient de personnes prudentes qui peuvent mieux juger que moi-même ; ou quand j’accepte, après y avoir réfléchi, qu’il est nécessaire de prendre une décision et qu’il revient à quelqu’un de le faire. Quand nous voyons la grâce de l’Esprit Saint dans ce jugement et dans notre disposition à l’accepter, l’obéissance se manifeste comme un acte de foi.

Saint Thomas affirme, à la suite d’Aristote, que la volonté est la faculté qui dirige à proprement parler la personne[21], bien qu’il soit nécessaire que l’intelligence lui présente les objets du choix. Du cœur procède tout le bien et tout le mal (cf. Lc 6, 45) : on peut décider de ne pas vouloir comprendre, ou de ne pas vouloir dialoguer pour mieux comprendre une question. L’expérience prouve que la volonté peut dominer l’intelligence jusqu’à la forcer à nier l’évidence. Mais la volonté libre peut aussi lui faire entreprendre des chemins nouveaux, sans avoir tout compris à un moment déterminé.

Si, devant les difficultés et les souffrances, nous nous trouvons déconcertés, incapables de comprendre, pensons à Jésus qui a voulu connaître dans sa nature humaine cette souffrance. Quand il s’exclame : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46), il réalise les paroles prophétiques du psaume 22. Sa réponse, vibrante de liberté au milieu de la douleur, se nourrit aussi des psaumes : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Lc 23,46, cf. Ps 31,6). L’obéissance de Jésus répare la désobéissance d’Adam (cf. Rm 5,119) ; toute sa vie et sa mort est obéissance à Dieu le Père et cause de notre salut (cf. Ph 2, 6-11).

Obéissance et confiance

11. Obéissance et confiance se réclament mutuellement au point que, quand elles sont authentiques, on passe naturellement de l’une à l’autre : quand la confiance existe, s’enquérir du jugement d’autrui, et, le cas échéant, le faire sien, rend manifeste qu’on désire choisir ce qu’il y a de mieux. À l’inverse, si la confiance faiblit, l’obéissance risque de se réduire à quelque chose de purement extérieur, de formel, de distant. C’est pourquoi un climat d’affection et de bienveillance est indispensable pour rendre plus aisée une obéissance saine. Les personnes doivent se sentir aimées et non surveillées, elles doivent être écoutées ; leurs opinions doivent être prises en compte : toutes ces attitudes renforcent la liberté et, en même temps, l’obéissance.

Saint Josémaria soulignait que la confiance est la clé pour construire une amitié entre parents et enfants : « Si on ne leur laisse aucune liberté, s’ils voient qu’on n’a pas confiance en eux, ils se sentiront poussés à toujours tromper »[22]. Sans confiance, bien vite des distances se créent et l’on perd facilement la transparence parce que l’intimité est un domaine délicat qui a besoin d’une atmosphère sûre pour se déployer. S’assurer une obéissance purement extérieure, sans communion de volonté, c’est comme construire sur du sable (cf. Mt 7,26).

Créer ce climat de confiance incombe en priorité à ceux qui exercent une autorité dans la famille ou dans un groupe. Leur premier acte de service peut consister à favoriser un espace de confiance avec tous, en même temps qu’ils précèdent les autres dans la quête de la volonté de Dieu pour eux-mêmes et pour leur mission. Ainsi, en se soutenant mutuellement, ils la chercheront et les autres la trouveront aussi. Bien qu’une organisation soit nécessaire, le minimum indispensable parce que l’Œuvre est une « organisation désorganisée »[23], tous doivent se savoir et se sentir, comme le disait notre Père, « libres comme des oiseaux »[24].

C’est d’ailleurs le besoin d’un contexte de confiance et de chaleur familiale qui poussait saint Josémaria à dire que dans l’Œuvre le commandement le plus fort était un « s’il te plaît ». Il ne s’agissait pas d’une simple façon de s’exprimer, mais de la référence à un comportement naturel dans une atmosphère familiale entre personnes adultes, intelligentes et libres. En outre, comme l’Œuvre est une famille surnaturelle, la foi et la charité sont, de pair avec la confiance, les vrais fondements tant de l’exercice de l’autorité que de l’obéissance.

Obéissance et fécondité apostolique

12. Le Seigneur « apprit par ses souffrances l’obéissance et, conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel » (He 5, 8-9). Le salut, comme fruit de l’obéissance du Christ jusqu’à la mort de la Croix, illumine aussi la relation entre l’obéissance et la fécondité apostolique de notre vie.

Nous avons sûrement souvent médité cette scène où Pierre obéit au Seigneur, bien que suivre son indication ne fût pas très raisonnable d’un point de vue humain : « Allez au large et jetez vos filets pour la pêche » (Lc 5, 4). Pensons-y un moment : quelles merveilles ont dépendu de l’obéissance de Pierre devant ce Duc in altum ! « Pouvoir de l’obéissance !— Le lac de Génésareth refusait ses poissons aux filets de Pierre. Toute une nuit de perdue. — Mais, par obéissance, le filet est rejeté à l’eau et ils pêchèrent alors piscium multitudinem copiosam: une grande quantité de poissons. — Crois-moi, le miracle se répète chaque jour »[25].

13. Dans la mission apostolique, nous pouvons et devons avoir une large initiative personnelle, fruit de l’amour de Dieu et des autres, et en même temps, développer, à la suite de celui qui les dirige, tant d’activités organisées dans les centres de l’Œuvre, en employant fidèlement les moyens que notre Père nous a transmis. Mais en comptant d’abord sur la prière : « Notre force, c’est la prière : c’est la seule arme que nous ayons jamais eue »[26].

Dans la direction de l’Œuvre et dans l’organisation de ses apostolats, la manière d’obéir est celle d’une famille, d’une communion de personnes. Penser à une communion de personnes, c’est penser à une communion de libertés, à une communion d’initiatives qui sont aussi une façon de « faire l’Opus Dei », et à une communion de générations. De la conviction que Dieu agit dans le cœur de tous et que tous nous sommes à l’écoute de la volonté divine découle l’obéissance propre à une famille, où chaque membre collabore activement au projet commun. Entendue et vécue ainsi, l’obéissance est une expression d’unité, unité nécessaire à la fécondité apostolique : ut omnes unum sint… ut mundus credat (Jn 17,21).

Tout en respectant strictement la séparation entre l'accompagnement spirituel et le gouvernement des personnes, nous devons vivre et travailler toujours avec reconnaissance pour la vocation chrétienne dans l’Œuvre, mettant en valeur les richesses de chacune et de chacun, afin de tous travailler en équipe et en famille.

Cultiver l’authentique vertu de l’obéissance nous protège aussi bien de l’incapacité à écouter que de la servilité qui se borne à exécuter, sans la médiation de toute la richesse intérieure que Dieu a donnée à chaque personne. Saint Josémaria nous prévenait contre ces deux dangers. D’un côté, il considérait que « la cause de la plupart des désobéissances est que l’on n’a pas su « écouter » l’ordre ; ce qui révèle, au fond, un manque d’humilité ou un manque d’intérêt pour servir »[27]. D’autre part, précisément comme une conséquence du désir d’écouter dans une attitude de service, il affirmait que « dans l’Opus Dei nous obéissons avec la tête et avec la volonté, pas comme des cadavres. Moi, je ne vais nulle part avec des cadavres ; je les enterre pieusement »[28]. Obéir n’est donc pas seulement exécuter la volonté d’une autre personne, mais collaborer avec elle dans une union de volontés et d’intelligences.

L’obéissance intelligente de saint Joseph

14. Dans sa lettre sur saint Joseph, le pape François remarque que « dans chaque circonstance de sa vie, Joseph a su prononcer son fiat, comme Marie lors de l’Annonciation et Jésus à Gethsémani »[29]. Quand saint Josémaria parlait de l’obéissance, il se référait souvent à saint Joseph parce qu’il voyait particulièrement dans le patriarche ce cœur qui écoute : attentif à Dieu et attentif aussi aux circonstances, aux personnes qui l’entouraient. Dans l’épisode du retour d’Égypte, par exemple, il nous fait remarquer que « la foi de Joseph ne chancelle pas, son obéissance est toujours stricte et prompte. Pour mieux comprendre la leçon que nous donne ici le saint Patriarche, il est bon que nous considérions combien sa foi est active, et combien son obéissance ressemble peu à celle d’un homme dépassé par les événements »[30].

Aussi notre fondateur appréciait-il particulièrement que saint Joseph, en homme de prière, applique son intelligence à la réalité qui s’offrait à lui : « Le Patriarche ne renonce pas à penser dans les diverses circonstances de sa vie ; il n’abandonne pas non plus ses responsabilités ; il met au contraire toute son expérience humaine au service de sa foi. (…) Telle fut la foi de saint Joseph : totale, confiante, entière ; elle se manifeste par une obéissance intelligente et une soumission active à la volonté de Dieu »[31].

On comprend bien que saint Josémaria insiste auprès de nous, qui sommes appelés à être saints dans les situations changeantes et pleines de défis de ce monde, sur la nécessité de vivre une obéissance intelligente, intégrée à notre liberté personnelle.

L’obéissance de Marie

15. La dévotion à la Vierge qui défait les nœuds s’est répandue ces dernières années. Elle est très ancienne, car déjà au début du IIIe siècle saint Irénée de Lyon écrivait : « Ève, par sa désobéissance, a attaché le nœud du malheur pour le genre humain ; en revanche, Marie, par son obéissance, l’a dénoué »[32]. Que de nœuds qui semblent impossibles à dénouer dans le monde et dans nos vies se déferaient si, comme la Très Sainte Vierge, nous vivions pour les plans de Dieu !

Notre Père disait : « Efforçons-nous d’imiter son obéissance à la volonté de Dieu, obéissance où se mêlent harmonieusement noblesse et soumission. Chez Marie, rien ne rappelle l’attitude de ces vierges folles qui obéissent, il est vrai, mais sans réfléchir. Notre-Dame écoute avec attention ce que Dieu veut d’elle ; elle médite ce qu’elle ne comprend pas ; elle interroge sur ce qu’elle ne sait pas. Ensuite, elle s’applique de tout son être à accomplir la volonté divine : je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole ! Quelle merveille ! Sainte Marie, notre exemple en toutes choses, nous apprend maintenant que l’obéissance à Dieu n’est pas servilité, qu’elle ne subjugue pas notre conscience. Au contraire, elle nous incite intérieurement à découvrir la liberté des fils de Dieu »[33].

Si, un jour, l’obéissance nous paraissait entrer en conflit avec notre liberté, ayons recours à Marie : elle nous obtiendra la grâce de découvrir dans l’obéissance authentique la liberté des enfants de Dieu. Et avec la liberté, la joie.

Votre Père vous bénit de tout cœur

Fernando Ocáriz

Rome, le 10 février 2024


1 Cf. C. Fabro, «Un maestro de libertad cristiana», in L'Osservatore Romano, 2 juillet 1977. Et aussi : www.opusdei.org/es-es/article/un-maestro-de-la-libertad-cristiana.

[2] Saint Josémaria, Prière à l’Esprit Saint, avril 1934.

[3] Catéchisme de l’Église catholique,no 397.

[4] Saint Josémaria, Lettre 38, no 41. Désormais, les citations sans nom d’auteur sont de saint Josémaria.

[5] Benoît XVI, Homélie, 15 avril 2010.

[6] Saint Rosaire, 4e mystère lumineux.

[7]François, Discours, 17 février 2022.

[8] Quand le Christ passe, no 17.

[9] Chemin, no 621.

[10] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Summa teologica, II-IIae, q. 104 a. 1.

[11] Quand le Christ passe, no 17.

[12] Benoît XVI, Angelus, 1er juillet 2007.

[13] Forge, no 788.

[14] Quand le Christ passe, no 17.

[15] Amis de Dieu, no 30.

[16]Saint Augustin, In Epist. Ioannis ad parthos, VII, 8 (PL 35, 2033).

[17] Saint Augustin, De natura et gratia, 65, 78 (PL 44, 286).

[18] Lettre 11, no 39.

[19] Saint Basile, Regulae fusius tractatae, prol. 3 (PG 31, 895).

[20] Entretiens, no 2.

[21] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Quaest. disp. De Malo, q. VI : Intelligo enim quia volo ; et similiter utor omnibus potentiis et habitibus quia volo.

[22] Entretiens, no 100.

[23] Entretiens, no 63.

[24] Lettre 18, no 38.

[25] Chemin, no 629.

[26] Lettre, 17 juin 1973, no 35.

[27] Sillon, no 379.

[28] Notes d’une réunion de famille, 9 novembre 1964, in Vázquez de Prada, le Fondateur de l’Opus Dei (III), p. 417.

[29] François, Lettre apostolique Patris corde, 8 décembre 2020, no 3.

[30] Quand le Christ passe, no 42.

[31] Ibidem.

[32] Saint Irénée, Adversus hæreses, III, 22, 4 (PG 7-I, 959-960).

[33] Quand le Christ passe, no 173.