Le 14 février 1943

Récit publié dans « Le Fondateur de l'Opus Dei », biographie écrite par Andrés Vázquez de Prada, Volume II, publié en français par Le Laurier en 2003, pages 633-651.

La Société sacerdotale de la Sainte-Croix

Au printemps 1940, alors que les incompréhensions continuaient, un peu partout, le fondateur avait la tête pleine de projets qui, à force de tourner dans son esprit, avaient fini par mûrir. Il y avait alors en activité à Madrid la résidence Jenner et l'appartement de Martínez Campos; El Cubil, à Valence; El Rincón, à Valladolid et on était sur le point d'installer un appartement à Barcelone. Cette expansion apostolique, il l'avait réalisée douze mois après la fin de la guerre civile, avec une équipe d'une douzaine de personnes, sans autres moyens que son immense zèle apostolique, car l'argent manquait. Tout cela au prix d'une vie d'un labeur sans repos, épuisante, faite de voyages incessants dans les diocèses du centre et du nord de l'Espagne pour y prêcher des retraites destinées au clergé, à la demande des évêques.

Au milieu de toute cette activité, et des fruits qu'elle avait produits, le fondateur éprouvait un fond d'inquiétude croissante devant le panorama qui s'offrait à ses yeux. Au cours de ses avancées, il avait ouvert trop de fronts. Il était allé trop loin. Il devenait dès lors imprudent de continuer, car l'ensemble de l'Œuvre courait le risque de se disloquer. Il vit clairement le danger puisque, dans une note de mai 1940, après avoir évoqué toutes nouvelles apostoliques récentes, et comme pour s'ôter un poids, il écrivait:

Ma grande préoccupation, c'est la branche féminine de l'Œuvre. Ensuite, « le centre d'études », pour les nôtres les futurs prêtres. In te, Domine, speravi !

Il insiste de nouveau dans une lettre de juin 1940, adressée à ses fils de Madrid. À la fin de la lettre, juste après la signature, comme s'il avait oublié quelque chose, il ajoute, sans autre explication: Deux sujets essentiels: elles et les prêtres.

Il lui fallut six années, on l'a vu, pour résoudre le problème fondamental de l'intégration des femmes dans la structure vivante de l'Œuvre. Il n'aurait pas pu, autrement, aller de l'avant, car la présence des femmes, tout comme celle des prêtres, était essentielle à la vie de l'Œuvre, à son dynamisme. Souvenons-nous des efforts et des angoisses du Père, dans les années trente, pour former les femmes de l'Œuvre, efforts qui s'étaient soldés ensuite par la dissolution de ce premier groupe. Il s'était produit quelque chose d'analogue avec le groupe de prêtres dont il s'était entouré vers 1930. Dans les deux cas, la raison était la même: ils n'avaient pas assimilé l'esprit propre à l'Opus Dei. Mais ce qui est merveilleux c'est que, aussi bien pour les prêtres que pour les femmes, la fondation soit revenue à son inspiration première comme un fleuve retourne à son cours primitif. Il semblait que Dieu, après avoir mis son serviteur à l'épreuve, ait offert au fondateur une nouvelle page blanche, pour qu'il y écrive la version définitive.

Josémaria revint donc sur ses pas, avec la conviction qu'il était sur la bonne voie, et qu'il lui fallait recommencer ainsi. Les prêtres incardinés dans l'Opus Dei devaient sortir de ses rangs. Ce n'était pas qu'il se soit d'abord trompé. Mais le Seigneur a ses propres voies inaccessibles aux hommes. Et tout comme l'Œuvre s'enrichissait de nouveaux membres, lors des fêtes des apôtres, ou les jours précédents, qui soutenaient l'optimisme du jeune fondateur, vinrent aussi des prêtres.

Au cours des premières années de notre travail, j'ai accepté la collaboration de quelques rares prêtres, qui avaient manifesté leur désir de s'engager d'une manière ou d'une autre dans l'Opus Dei. Bientôt le Seigneur me fit voir, en toute clarté, que tout en étant bons, et même très bons, ce n'était pas à eux qu'il revenait d'accomplir cette mission, dont j'ai parlé précédemment. C'est pourquoi, dans un document déjà ancien, j'ai spécifié que, jusqu'à nouvel ordre, ils devaient se limiter à l'administration des sacrements et aux fonctions purement ecclésiastiques.

Dans une note rédigée vers la fin de 1930, lorsqu'il n'était plus suivi que par deux ou trois laïcs et par don Norberto, second aumônier de la fondation des malades, Josémaria, considérant la vie des prêtres de l'Œuvre, prit une décision drastique et fondamentale qui engageait le futur: Les prêtres de l'Opus Dei devront venir des membres laïcs. Le fondateur n'insistera plus sur ce sujet; mais en 1935, devant l'incompréhension et le manque d'unité de certains membres du groupe de prêtres qui le suivait alors, il dut se défaire d'eux.

Considérant sa situation personnelle, la première chose dont il se rendit compte, c'est qu'il n'avait ni le temps ni les forces d'en faire davantage. Ses tâches pastorales lui prenaient des semaines et des mois. Il aperçut encore un autre obstacle, si l'on peut le nommer ainsi. Les demandes pour qu'il prêche d'autres retraites de prêtres et de séminaristes ne cessaient d'augmenter. Il désirait les réduire. Mais son cœur le trahissait. Travailler souffrir pour ses frères dans le sacerdoce, c'était l'une des « passions dominantes » de sa vie". Même si la « passion dominante » par excellence, c'étaient ses fils, qui avaient bien besoin, eux aussi, de sa direction spirituelle. Mais comment trouver assez de temps pour tous?

Dans une lettre d'avril 1940, à l'époque où Josémaria se demande quelles lignes directrices il va suivre dans l'évolution de l'Œuvre, il écrit à don Leopoldo: On me demande de prêcher des retraites de prêtres à Valence, Avila, Léon et Pampelune. Si je pouvais, je m'en dispenserais. On a besoin de moi chez nous !

« On a besoin de moi chez nous » équivaut à une demande en règle, bien que tacite, pour obtenir la permission de réduire un peu ses activités dans les différents diocèses d'Espagne, et pouvoir occuper davantage des apostolats de l'Œuvre. Mais bientôt allait se déclencher la trouble campagne de diffamation, la « contradiction des gens de bien », et Mgr Eijo Garay jugea plus prudent que le fondateur continue de répondre aux demandes des évêques.

Dans l'immédiat, la seule solution à sa disposition pour faire face à cet excès de travail, c'était de s'appuyer sur les plus anciens de l'Œuvre, afin qu'ils collaborent à la formation apostolique et à la direction spirituelle. C'est aussi au cours des premiers mois de 1940 que le fondateur, qui voyait loin, réunit un jour les plus anciens de ses fils et leur annonça que, dorénavant, il ne dirigerait plus les cercles de formation des étudiants, mais que ce serait eux qui le feraient. En 1940, encore, eurent lieu les « semaines d'étude » destinées aux membres de l'Œuvre, la première en mars et la seconde en août, pour profiter des vacances des résidents de Jenner, lors de la semaine sainte et des vacances d'été. Le Père prêchait la méditation de chaque jour, les instruisait en formant leur jugement apostolique, participait aux conversations pendant les pauses, ou encore commentait l'esprit de l'Œuvre. Alvaro del Portillo, Isidore Zorzano, Ricardo Fernández Vallespín, Juan Jiménez Vargas, Pedro Casciaro et Paco Botella l'assistaient dans cette tâche. Mais quelles que soient les mesures que Josémaria pouvait prendre, comme faire collaborer les plus anciens à la formation des plus jeunes, un problème restait à résoudre: celui de l'incorporation de prêtres dans l'Opus Dei.

Ne sachant comment trouver du temps, il décida d'employer les grands moyens et fit savoir à don Leopoldo qu'il désirait renoncer à sa charge de recteur de Sainte-Isabelle. La réponse fur négative. Il insista. Don Leopoldo refusa de nouveau. Josémaria dut entreprendre un combat acharné de plusieurs années pour vaincre la bienveillante opposition de Monseigneur l'évêque de Madrid-Alcalá.

Il est certain que ses fils l'aidaient beaucoup dans son travail apostolique et dans la direction des âmes, car c'était un travail de laïcs, mais il est également évident que pour réaliser ce travail dans sa plénitude, il faut des prêtres. Sans prêtre, le travail commencé par les laïcs de l'Opus Dei demeurerait incomplet, car ils doivent forcément s'arrêter au pied de ce que j'ai l'habitude d'appeler le mur sacramentel, l'administration des sacrements réservée aux prêtres.

Si nous voulions illustrer la situation, il suffirait de rappeler ce que disait le Père, non sans humour: ses fils étaient obligés de se confesser au premier prêtre rencontré. Dans le sacrement pénitence, le prêtre remet les péchés, mais il donne aussi une direction spirituelle. C'est pour cela que, même s'ils disposaient d'une liberté absolue dans le choix de leur confesseur, Josémaria recommandait vivement aux membres de l'Œuvre de recourir à des prêtres qui en connaissaient bien l'esprit.

Le besoin dont souffrait l'Œuvre n'était pas conjoncturel, mais fondamental: L'Œuvre tout entière réclamait des prêtres nés dans son sein. Elle les réclamait silencieusement, comme la terre, en temps de sécheresse, appelle l'eau du ciel. Il était essentiel à la structure interne et au développement de l'Œuvre qu'elle puisse compter sur quelques-uns de ces prêtres. Ils donneraient cohésion à ses apostolats, et renforceraient son unité interne. Sans eux, les laïcs ne pourraient pas réaliser en plénitude l'apostolat que Dieu leur demandait. En résumant quelques-unes des causes et des raisons de ce besoin de prêtres dans l'Œuvre, le fondateur écrivait :

Les prêtres sont aussi nécessaires pour s'occuper spirituellement des membres de l'Œuvre: pour administrer les sacrements, pour collaborer avec les directeurs laïcs dans direction des âmes, pour donner une profonde instruction théologique aux autres membres de l'Opus Dei et —c'est un point fondamental dans la constitution même de l'Œuvre— pour exercer quelques charges de gouvernement.

La première fois que Josémaria exprima par écrit l'ardent désir de recevoir des prêtres qu'il portait au fond de l'âme, en tant que fondateur, c'est sans doute dans la note du 1er juillet 1940, écrite « sur les murailles d'Avila». (Quand il passait par Avila, Monseigneur Santos Moro le logeait au palais épiscopal, qui s'appuyait sur la muraille; Josémaria avait à cœur de dater sa correspondance en indiquant: Avila, sur les murailles.)

Pour la première fois, le fondateur lance une prière qui est comme un involontaire soupir d'espoir, enfoui entre les pages de ses cahiers:

Avila, ville de saints, sur les murailles, le 1er juillet 1940. Me voici de nouveau dans le palais épiscopal. Je commence aujourd'hui une retraite pour des prêtres. Dieu veuille que nous en tirions tous profit, et moi le premier! [...]. Mon Dieu, enflamme le cœur d'Alvaro, pour qu'il devienne un saint prêtre.

Nous trouvons l'écho lointain d'une exclamation semblable dans une autre note, de novembre 1930, lorsqu'il rêvait de fidèles de l'Œuvre dont sortiraient un beau jour des prêtres: Quels merveilleux hommes de Dieu je devine qu'ils seront.

De l'incertitude des premiers efforts à l'espérance tangible et certaine de voir trois de ses fils se préparer au sacerdoce, il ne s'écoule pas moins de dix années de prières et de mortifications. Il faudrait attendre leur ordination quatre ans encore, jusqu'en 1944. Des années et des années de supplications et de travail patient (de véritables travaux d'Hercule, sur le mode spirituel). N'était-il pas juste que le prêtre revendique la paternité de sa prière ?

J'ai prié avec confiance et enthousiasme pendant beaucoup d'années, pour vos frères qui allaient être ordonnés prêtres et pour ceux qui, plus tard, suivraient leur chemin; et j'ai tellement prié que je peux dire que tous les prêtres de l'Opus Dei sont les fils de ma prière.

Ce n'est qu'au zèle spirituel du fondateur, et non à d'éventuels obstacles rencontrés par ses fils, qu'il faut attribuer cette tension d'esprit. Les jalons de l'histoire de ces premiers appels au sacerdoce sont d'une simplicité extraordinaire. Le fondateur en effet a bien souvent insisté sur le fait que le sacerdoce n'est pas le « couronnement » de la vocation à l'Œuvre. Au contraire, tous les membres numéraires, avec leur entière disponibilité pour les tâches apostoliques et avec la formation qu'ils ont reçue, réunissent les conditions nécessaires exigées pour le sacerdoce; ils sont prêts à recevoir l'ordination sacerdotale, si le Seigneur le leur demande et si le Père les invite à servir de cette façon l'Église et l'Œuvre. Álvaro del Portillo fut le premier à qui le Père adressa cette invitation, après lui avoir bien rappelé sa liberté de décision, et avoir stimulé dans son âme le désir de servir:

Si tu es disposé, si tu le désires et si tu n'y vois pas d'inconvénient, je te ferai ordonner prêtre, en pleine liberté; et je t'appelle au sacerdoce non pas pour que tu sois meilleur, mais pour servir les autres.


De gauche à droite: José María Hernández Guernica, Alvaro del Portillo et José Luis Múzquiz, avec Mgr Leopoldo Eijo Garay, évêque de Madrid, le jour de leur ordination sacerdotale.

Deux autres devaient se préparer en même temps qu'Álvaro del Portillo : José Maria Hernández Garnica (Chiqui) et José Luis Múzquiz. Chiqui était ingénieur des Mines et les deux autres, ingénieurs des Ponts et Chaussées.

Le Père veillait sur eux car, parmi les résolutions qu'il avait prises en novembre 1941, on peut lire la note suivante:

Prier, souffrir et travailler sans repos jusqu'à ce que les prêtres que Jésus veut voir dans l'Œuvre soient devenus réalité. Parler de ce point avec Monseigneur l'évêque Madrid, mon Père.

Le problème dont il devait parler avec l'évêque, c'étaient les études ecclésiastiques, qui se faisaient d'ordinaire dans des centres d'enseignement officiels, et en général dans les séminaires diocésains ou dans les universités pontificales. Étant donné le cas particulier de ces étudiants, leur âge et leur cursus civil, ils prenaient des cours avec des professeurs particuliers, à Diego de León et leur directeur d'études était don José María Bueno Monreal, qui depuis 1927 était professeur de droit canonique et de théologie morale au séminaire de Madrid.

Au printemps 1942, les étudiants étaient déjà « bien préparés à passer l'examen », selon le directeur d'études. Dans ces conditions, Josémaria annonça à don Leopoldo qu'ils étaient prêts à passer les épreuves des matières que comportaient les deux années de philosophie, tout en suggérant:

Peut-être conviendrait-il que ce soit auprès de votre Excellence que ces garçons sollicitent directement d'être admis à passer les épreuves, et que V. E. nomme des examinateurs indépendants du séminaire. Le procès-verbal des délibérations sanctionnerait les études et officialiserait les admissions.

Les candidats se montrèrent très satisfaits de la brillante mention très bien, « meritissimus », qu'ils avaient décrochée dans toutes les matières, et Josémaria s'empressa de l'annoncer à l'évêque. Ses trois fils devaient avoir reçu la meilleure formation possible, car le désir de Josémaria était qu'ils ouvrent un chemin exemplaire aux milliers de prêtres qui viendraient après eux. Et cela, pour plusieurs raisons, qu'il résumait ainsi:

Dès que j'ai commencé à préparer les premiers prêtres de l'Œuvre, j'ai poussé à l'extrême, si cela est possible, leur formation philosophique et théologique, pour de nombreuses raisons : la seconde, pour plaire à Dieu; la troisième, c'est qu'il y avait tant de regards d'amitié posés sur nous, qu'il était impossible de décevoir toutes ces âmes; la quatrième, c'est qu'il y avait des gens qui ne nous aimaient pas, et qui n'attendaient qu'une occasion de nous attaquer; ensuite, parce que, dans leur vie professionnelle, j'ai toujours exigé que mes enfants aient la meilleure formation possible, et que je ne pouvais pas leur en demander moins pour ce qui est de la formation religieuse. Et la première raison —puisque je peux mourir d'un moment à l'autre, pensais-je— c'est que je devrai rendre compte à Dieu de tout ce que j'ai fait, et que je désire ardemment sauver mon âme.

Nous avons précédemment évoqué la délicatesse des sentiments de Josémaria. Mais il avait une autre façon d'être généreux. Il ne se limitait pas à offrir ce que n'importe qui d'autre aurait jugé suffisant ou juste. Il ne lui suffisait pas de remplir son devoir. Il y mettait aussi quelque chose en plus. Il ne se contentait pas non plus de servir, tout simplement. Au service rendu, il ajoutait un geste plein d'élégance souriante, sans attendre qu'on lui en soit reconnaissant. Sur le plan spirituel, c'était ce genre comportement qu'il enseignait à ses fils. Lorsqu'ils accomplissaient une tâche, ils ne devaient pas se contenter d'une réalisation acceptable, limitée. Ils devaient faire tout ce qu'ils avaient à faire, même les choses insignifiantes, avec une perfection humaine, avec toute l'aisance de la bonne volonté et des largesses d'amour. Il suffisait par exemple d'un sourire pour changer une mortification, ou tout acte qui aurait été exécuté sans rien ajouter d'autre, en un geste d'ascétisme souriant, qui n'est rien d'autre que l'ascétisme évangélique. C'est ainsi que, dans la préparation des premiers prêtres, il s'attacha à leur donner non pas seulement une bonne formation, mais encore la meilleure formation possible.

Cette façon qu'il avait de cheminer par le monde, en se réservant, avec un sourire, toutes les épines de la vie, afin de rendre l'existence plus facile à son prochain, c'est ce qui manifeste l'élégance surnaturelle de la forme d'esprit qu'incarnait le fondateur. Le tout fondé sur la prière et la mortification accompagnant l'action. C'est ainsi, par la douceur et par l'exemple, qu'il faisait entrer en ses fils l'esprit qu'ils s'étaient engagés à vivre. Cette générosité dans le don de soi, il la mentionne dans les documents fondateurs de l'Opus Dei, sous la dénomination d'ascétisme souriant:

« Les membres [de l'Opus Dei] conduisent leur vie d'apostolat dans l'allégresse et la joie, en se livrant à la prière et aux mortifications. Et pour que leur ascétisme soit, réellement, un ascétisme souriant, ils doivent cultiver, tout spécialement, la sainte joie qui provient de la générosité d'un don total de soi au service de l'Église. »

Avec l'approbation de l'évêque, il avait réuni un groupe d'enseignants, composé des prêtres et des religieux les plus prestigieux qu'il avait pu trouver à Madrid. Il y avait là deux professeurs de l'Angelicum de Rome, deux professeurs du séminaire de Madrid, un professeur de l'Université centrale ...

Josémaria voulait, rapporte Bueno Monreal, le directeur d'études, que ses étudiants étudient les différentes matières « avec autant de rigueur et d'exigence que pour leurs études civiles —ils avaient chacun deux doctorats—, et c'est ainsi qu'ils ont suivi les matières propres aux études ecclésiastiques ». Tout cela manifeste son amour pour l'Église et les soins qu'il apportait à l'Œuvre. Un amour efficace par les services rendus. Un amour vaste, qui englobait tous ses fils et ses filles sans exception. Car tous ceux qui viendraient ensuite allaient recevoir cette préparation poussée, sans distinction entre laïcs et prêtres, puisqu'il n'existe pas dans l'Œuvre différentes sortes de membres, et que les prêtres ne forment pas non plus un corps séparé.

Parmi les fiches isolées anciennes que conservait le fondateur, il en est deux qui contiennent des pensées en rapport avec ce sujet. La première:

La formation des prêtres ... Ceci doit être vraiment « Opus Dei » !

Et la seconde:

Le sacerdoce, on le reçoit au moment de l'ordination; mais la formation sacerdotale ...

La formation, c'est l'affaire de toute une vie. Car la vie est progrès et celui qui s'arrête reste bientôt en arrière et finira sur le bord du fossé. La formation que le fondateur s'efforçait de donner à ses enfants devait avant tout répondre au caractère séculier des fidèles de l'Opus Dei. Il fallait, par conséquent, qu'elle soit compatible avec l'activité professionnelle qu'ils exerçaient dans la société. La préparation pastorale pour les ordres sacrés, les trois candidats la reçurent directement du Père qui prit bien les former aux vertus sacerdotales. Pour ce qui est des études, ils suivirent les cours de théologie, non pas au séminaire, mais au Centre d'études ecclésiastiques de la Société sacerdotale de la Sainte-Croix, dont le siège était à Diego de León, et qui s'était constituée formellement en décembre 1943.

* * *

Le processus du développement institutionnel de l'Œuvre, autrement dit son itinéraire juridique, ressemble à un long parcours, plein de courbes et de retours en arrière. Ce chemin, le fondateur dut le parcourir du mieux qu'il put: tantôt guidé par la lumière des inspirations divines ; tantôt errant dans les ténèbres, lorsqu'il arrivait à un tournant. Mais il avançait, il avançait toujours avec foi.

Dans le courant de l'année 1930, le fondateur cherchait à tâtons quelle structure juridique donner à l'Œuvre, en se demandant par avance quelle solution il adopterait concernant les prêtres qui en feraient partie. Il jugea bon, alors, de laisser la solution entre les mains de la Providence, en se disant que Dieu lui enverrait ses lumières à son heure. En son temps, quand Dieu le voudrait, agirait le charisme fondateur dont il avait toujours fait preuve à l'égard des prêtres. Le problème ne se représenta plus à Josémaria jusqu'en 1940, lorsque, tranquille et plein d foi, il mena à terme son idée de faire ordonner trois membres. Et de la foi, il lui en fallait, car il s'était bel et bien engagé dans une voie sans issue. Il voulait, ni plus ni moins, que les futurs prêtres se consacrent exclusivement à l'Œuvre, c'est-à-dire à ses activités apostoliques spécifiques. Mais l'espérance toute proche de: pouvoir disposer entièrement d'eux, une fois qu'ils seraient ordonnés, se heurtait aux dispositions de la loi ecclésiastique. Le code de droit canonique stipulait en effet que la licéité de toute ordination, ainsi que de l'exercice du ministère sacerdotal, était liée à l'obtention d'un titre d'ordination. Ce titre spécifiait la garantie à vie des moyens nécessaires à l'entretien et au décorum correspondant à la dignité du prêtre.

Les titres d'ordination possibles étaient de diverses sortes. Mais les effets auxquels ils aboutissaient se résumaient à deux cas: le religieux, dépendant d'un ordre, d'une congrégation, etc.; ou le prêtre, incardiné dans un diocèse, dépendant plus ou moins directement de l'ordinaire du lieu (l'évêque). Étant donné le caractère séculier voulu par Dieu pour l'Opus Dei, Josémaria rejeta la première catégorie de titres, totalement inadaptée à la nature de l'Œuvre. Mais les titres propres au clergé séculier, qui supposaient le maintien —l'incardination— dans un diocèse, ne pouvaient pas constituer, non plus, une solution. Les activités apostoliques de l'Opus Dei dépassaient déjà les limites d'un diocèse ; les prêtres auraient donc besoin de plus de liberté d'action et de mouvement. Et d'autre part, s'ils dépendaient de l'ordinaire local, de l'évêque de chaque diocèse, ils ne pourraient être, en même temps, pleinement disponibles pour les besoins de l'Œuvre.

Si Josémaria avait eu la moindre tentation de perdre courage, il lui aurait suffi de parcourir, en souvenir, ses propres expériences : les terribles difficultés qu'il avait dû affronter, lorsqu'il travaillait à Madrid, et qu'il était incardiné à Saragosse; le renouvellement incessant des permis et des autorisations; sa condition instable et fragile de prêtre extradiocésain dans la capitale de l'Espagne, à cette époque de la vie madrilène, alors qu'il avait l'impression d'arriver « comme un chien dans un jeu de quilles ».

En homme prudent, sans se fier à son propre jugement, Josémaria prit conseil sur la question des titres, et demanda l'avis experts en droit canonique. Dans un moment d'optimisme, il crut avoir trouvé la solution. Mais en l'examinant de plus près, il se rendit compte qu'elle était inapplicable. Il multiplia les entretiens sur ce sujet avec l'évêque de Madrid. Au cours de ces longues entrevues, don Leopoldo et Josémaria se mettaient la tête au supplice mais ne trouvaient toujours rien.

Josémaria finit par laisser de côté la recherche d'une solution à la question du titre, puisque le Code de droit canonique n'en offrait pas d'autres que celles qui avaient déjà été rejetées. Mais pour lui, laisser de côté ne signifiait pas renoncer ni admettre que c'était impossible: il se livrait avec acharnement au travail et à la prière. Comme s'il avait déjà résolu le problème, il poursuivit la préparation ecclésiastique de ses trois futurs prêtres confiée à cette équipe de professeurs hors pair:

Le temps s'écoulait. Nous priions. Ceux qui allaient être ordonnés pour la première fois en tant que prêtres de l'Œuvre étudiaient avec une grande profondeur, en y mettant tout leur enthousiasme. Puis, un beau jour ...

Le 14 février 1943, Josémaria sortit de bon matin pour aller dire la messe pour ses filles, dans l'oratoire de Jorge Manrique. Elles la suivaient avec recueillement et dévotion; le prêtre étai tout entier en Dieu pendant le Saint Sacrifice.

Aussitôt après la célébration, il tira son agenda de sa poche et écrivit sur la page du dimanche 14 février, jour de la saint Valentin:

Dans la maison des femmes, au cours de la messe : « Societas sacerdotalis Sanctœ Crucis », après quoi, il ajouta un petit dessin, un cercle dans lequel s'inscrivait une croix.

Après l'action de grâces, il descendit à l'étage inférieur, demanda une feuille de papier et s'enferma dans un petit salon tandis que ses filles l'attendaient dans le vestibule.

« Quelques minutes plus tard, rapporte Encarnita, il revint dans le vestibule, visiblement ému. Regardez bien, nous dit-il en nous montrant une feuille sur laquelle il avait tracé un cercle au centre duquel était dessinée une croix aux proportions particulières, ce sera le sceau de l'Œuvre. Le sceau et non pas le blason, précisa-t-il: l'Opus Dei n'a pas de blason. Il représente le monde, poursuivit-il, et au cœur du monde, la Croix. »

Le lendemain, le Père se rendit à l'Escurial, non loin de Madrid, où Álvaro del Portillo, José María Hernández Garnica et José Luis Múzquiz préparaient leurs examens de théologie. Ce ne fut sans une certaine confusion qu'il se vit obligé de communiquer à Alvaro la grâce qu'il avait reçue du Seigneur, la veille, au cours de la messe : la solution canonique pour les prêtres de l'Œuvre, le nom de la société à constituer, et même le sceau. Il fallait rapidement préparer les documents nécessaires, et Alvaro Portillo serait chargé de se rendre à Rome afin d'obtenir l'approbation de la Société sacerdotale de la Sainte-Croix, telle que Seigneur la lui avait fait entrevoir dans ses grandes lignes, le14 février, jour où le Seigneur lui fit comprendre aussi qu'il devait étendre aux femmes l'apostolat de l'Opus Dei.