Le 14 février 1930

Récit publié dans « Le Fondateur de l'Opus Dei », biographie écrite par Andrés Vázquez de Prada, Volume I, publié en français par Le Laurier en 2001, pages 315-324.

Josémaria dresse le bilan de ses efforts apostoliques depuis le 2 octobre avec une grande simplicité: Dès le premier instant, il y a eu une intense activité spirituelle; et j'ai commencé à chercher des vocations'". Et s'il avait été amené à demander au Seigneur, devant la religieuse moribonde, d'être un saint prêtre, c'est parce qu'il considérait que son âme était comme plongée dans la tiédeur et le laisser-aller.

Le propos peut paraître incongru; il ne s'agit pourtant pas là d'une affirmation gratuite. Le sentiment de l'énorme décalage entre ses efforts apostoliques et l'ampleur de la tâche qui lui avait été confiée était pour lui source de malaise:

Que peut faire un jeune enfant qui doit accomplir une mission, s'il n'a ni moyens, ni âge, ni science, ni vertus, ni rien ? se demande-t-il. Aller vers sa mère et son père, recourir à ceux qui peuvent quelque chose, demander de l'aide aux amis ... C'est ce que j'ai fait dans ma vie spirituelle. Mais, il est vrai, à coup de disciplines, en marquant le rythme. Bien que pas toujours: à certaines périodes, ce n'était pas le cas.

Devant la disproportion entre sa haute mission et ses maigres ressources, il lui semblait que son âme était prise d'une torpeur dont il ne parvenait pas à se dégager.

Après 1928, même si j'ai commencé tout de suite à travailler, je me suis endormi. Ego dormivi, et soporatus sum (Ps 3, 6) ; je m'endormis et je suis resté comme assoupi, et c'est le Seigneur qui m'a conduit et qui m'a amené à travailler plus intensément chaque jour.

Bien plus tard, il évoquait de vieux souvenirs regrettant encore, dans sa profonde humilité, d'avoir tant résisté à Dieu: Le Seigneur sait bien que j'ai commencé à travailler dans l'Opus Dei à contrecœur. C'est pourquoi je vous demande pardon très souvent, disait-il à ses enfants. Maintenant que le Seigneur avait répondu aux souhaits ardents de nombreuses années de prière, il semblait que sa volonté fléchissait et qu'il se sentait tout lézardé de l'intérieur :

Je voulais et ne voulais pas. Je voulais remplir ce qui était une mission impérative et, dès le premier jour, il s'en suivit un intense labeur spirituel. Et je ne voulais pas, même s'il est vrai que, de l'âge de quinze ans jusqu'à vingt-six ans, j'avais constamment lancé un appel à Jésus-Christ, notre Seigneur, en lui disant, comme l'aveugle de l'Évangile: Domine, ut videam ! (Lc 18,41) ; Seigneur fais que je voie. D'autres fois, c'était dans un latin de basse latinité: Domine, ut sit! qu'advienne ce que tu veux; j'ignore ce que c'est! Et de même à la très Sainte Vierge: Domina, ut sit !

Il exerçait son apostolat avec un zèle et une conviction sincères. Sans jamais une seule hésitation, bien que je ne voulais pas, insiste-t-il!". Lui-même ne pouvait s'expliquer cette contradiction apparente, cette sorte de résistance intérieure. Ce n'était certes pas l'élan qui lui manquait pour accomplir sa mission. Disons plutôt que, tout en se donnant à fond, il visait des objectifs toujours plus généreux.

Il avait reçu —cela ne faisait aucun doute pour lui— une idée claire et générale de ce qu'allait être l'Œuvre dans son ensemble, mais rien quant à la façon de la réaliser. Aussi bien, dès le 2 octobre, les inspirations cessant, demeura-t-il dans une semi-obscurité : le noyau du message divin était clair, sans toutefois être accompagné des lumières spécifiques et pratiques qui lui auraient permis de concrétiser cette vision. Ou mieux, pour reprendre ses propres mots, ce fut la fin de ce courant spirituel d'inspiration divine [qui] dessinait, déterminait ce qu'il voulait. Selon ses dires, il n'arrivait pas à se défaire de l'idée de cette charge écrasante et divine, face à laquelle le courage lui manquait. Il se l'est toujours reproché: J'ai été lâche. J'avais peur de la Croix que le Seigneur plaçait sur mes épaules.

(C'est là un trait d'humilité commun dans la vie des saints, comme si, face à la grandeur des invitations divines, leur réponse leur paraissait toujours insuffisante.)

Cependant, cette crainte, cette lâcheté supposée, suffisaient-elles à expliquer ses inquiétudes? Ne faut-il pas leur chercher des explications liées davantage à la manière d'être de Josémaria, dont le tempérament ne laissait guère de place à l'indécision, à la crainte ou à la pusillanimité? Depuis son enfance, nous l'avons vu, son caractère était tout entier réfractaire au cérémonial et à l'ostentatoire. Cette tendance naturelle finit par s'enraciner très profondément dans son être, le surnaturel aidant: J'ai ressenti dans mon âme, depuis le moment où j ai décidé d'écouter la voix de Dieupressentant l'amour de Jésus— un désir de me cacher et de disparaître, de vivre ce illum oportet crescere, me autem minui (Jn 3, 30) ; il faut que grandisse la gloire du Seigneur, et que l'on ne me voie pas.

D'où sa réticence. Il disait d'ailleurs lui-même que l'idée commencer une nouvelle fondation pourrait bien être inspirée par l'orgueil, par un désir de se perpétuer. Depuis sa jeunesse, il éprouvait une grande méfiance face à l'extraordinaire, une répugnance invincible pour les nouveautés qui attirent l'attention:

Vous savez,écrivait-il en 1932,que j'ai toujours éprouvé de l'aversion pour cette obstination de certains (quand elle ne repose pas sur des raisons très surnaturelles, dont l'Église est juge) à entreprendre de nouvelles fondations. Il me semblait, et il me semble encore, qu'il y avait trop de fondations et de fondateurs: je voyais le danger d'une sorte de psychose de la fondation, qui portait à créer des choses inutiles pour des raisons que je trouvais ridicules. Je pensais, en manquant peut-être de charité, que parfois la raison d'être était accessoire: l'essentiel, c'était de créer quelque chose de nouveau et de s'appeler fondateur.

C'est l'intervention divine qui permet de mieux comprendre les sentiments contradictoires du fondateur, cet écart entre l'acceptation d'une mission et la réticence à fonder quelque chose de nouveau. Cette intervention est clairement signifiée par l'interruption des inspirations d'ordre pratique qu'il recevait jusqu'en octobre 1928. Ainsi obtint-il une nouvelle confirmation de l'origine surnaturelle de l'Œuvre, car la fondation, outre qu'elle dépassait ses capacités naturelles, n'entrait pas dans le cadre de ses goûts personnels. C'est alors qu'il se voyait ballotté entre l'enthousiasme et les réticences que le Seigneur décida également d'entrer en scène:

Le Seigneur […], voyant ma résistance, et ce travail, enthousiaste et faible à la fois, me donna l'apparente humilité de penser qu'il pourrait y avoir au monde des choses qui n'étaient pas différentes de ce qu'il me demandait. C'était là une lâcheté, peu raisonnable; c'était la lâcheté de la commodité, et la preuve qu'être fondateur de quoi que ce soit ne m'intéressait pas.

Ainsi partagé, et sans cesser de travailler à l'Œuvre, il nourrissait l'espoir secret —totalement infondé d'ailleurs— de la trouver déjà réalisée quelque part:

Avec une fausse humilité, tandis que je travaillais à rechercher les premières âmes, les premières vocations, et que je les formais, je disais: Il y a trop de fondations, pourquoi en faire d'autres? Ne vais-je pas trouver dans le monde, déjà réalisé, ce que veut le Seigneur? Si cela existe, mieux vaut y aller, être simple soldat plutôt que fonder, ce qui peut être de l'orgueil.

Il chercha donc à se renseigner sur des institutions existant en Espagne, et à l'étranger. Mais dès qu'il les examinait de près, il se rendait compte que ce n'était pas ce qu'il cherchait: Je reçus, écrit-il dans ses cahiers intimes, des informations sur de nombreuses institutions modernes (de Hongrie, Pologne, France, etc.), qui faisaient des choses étranges ... Or Jésus nous demandait, dans son Œuvre, comme vertu sine qua non le naturel !

Il ne précise pas en quoi consistaient ces choses étranges. Nous savons cependant que, dès le début, la spiritualité de l'Œuvre se caractérisa par la simplicité, le fait de ne pas attirer l'attention, de ne pas s'exhiber, de ne pas se cacher. En un mot la répugnance à se donner en spectacle.

En novembre 1929, Josémaria était en pleine recherche infructueuse, quand de nouvelles inspirations s'éveillèrent dans son âme. La réapparition de ce courant spirituel d'inspiration divine, après plus d'une année de sécheresse, s'accompagna de lumières d'ordre pratique qui l'aidèrent à mener à bien les tâches propres à la fondation. Tout cela apportait la preuve tangible que c'était bien le Seigneur qui dirigeait cette entreprise divine, comme il le consigna dans ses cahiers:

Le silence du Seigneur, depuis le 2 octobre 1928, fête des saints anges, et veille de celle de la petite Thérèse, jusqu'au mois de novembre 1929, veut dire beaucoup de choses [ ... ] : il met en évidence de façon indéniable que l'Œuvre est bien de Dieu, car, si l'inspiration n'avait pas été divine, la raison exige que, à peine achevés les saints exercices en octobre 28, ce pauvre prêtre ait continué de noter et de préciser l'Œuvre, immédiatement, et avec plus d'entrain que jamais, puisque l'entreprise était déjà dessinée. Or ce ne fut pas le cas: plus d'un an s'est écoulé sans que Jésus parle. Et il s'est écoulé, entre autres, pour ceci: pour apporter la preuve évidente que son petit âne n'était qu'un instrument et un bien pauvre instrument !

* * *

Il avait déjà abandonné ses recherches quand lui parvinrent quelques brochures sur des organismes apostoliques. Enfin j'ai été informé de l'existence de la Compagnie de Saint Paul, du cardinal Ferrari, écrira-t-il en 1948. S'agit-il de cela? J'ai essayé de m'informer (ce devait être fin 1929).

(Dans Le messager séraphique, une autre des revues qu'il distribuait parfois aux malades, parurent aussi des articles sur les fondations en Pologne du Père Honorato.).

Et, poursuivant son récit sur les Pauliniens, il écrit:

J'ai essayé de m'informer (ce devait être fin 1929) et, apprenant que dans la Compagnie de Saint Paul, il y avait aussi des femmes, j'ai écrit dans mes « catherines » (si je ne les ai pas brûlées, on les trouvera dans les archives, et vous pourrez y lire ce que je vais écrire maintenant) : même si l'Opus Dei ne se différenciait des Pauliniens que par le fait de ne pas admettre de femmes, bien loin de là, ce serait déjà une différence appréciable.

Cette phrase devait être dans le cahier de notes détruit. En tout cas l'idée était claire. J'avais écrit, dira-t-il plus tard: jamais il n'y aura de femmes dans l'Opus Dei, pas même pour plaisanter.

À l'évidence, le 2 octobre 1928, il ne « vit» ni les événements, ni les détails historiques, mais seulement le contenu essentiel du message divin. En de telles circonstances, et alors qu'il répugnait à fonder quoi que ce soit de nouveau et qu'il n'avait pas d'inspirations d'ordre pratique pour avancer, était-il imaginable qu'il voulût mêler des femmes à l'entreprise? Il avait au moins une idée claire et définitive: les femmes n'étaient pas appelées à faire partie de cette organisation-là.

Le Seigneur ne tarda pas à le faire changer d'avis.

Peu de temps s'était écoulé, écrira-t-il dans ses cahiers intimes. Le 14 février 1930, j'étais en train de célébrer la messe dans la chapelle privée de la vieille marquise d'Onteiro, mère de Luz Casanova, à qui j'apportais une aide spirituelle, quand j'étais aumônier de la Fondation. Au cours de la messe, immédiatement après la communion, toute l'Œuvre féminine ! Je ne peux pas dire que je vis, mais bien qu'intellectuellement, en détail (j'ai ajouté ensuite d'autres choses, en développant cette vision intellectuelle), je saisis ce que devait être la section féminine de l'Opus Dei. Je rendis grâces et j'allai, en son temps, au confessionnal du P Sanchez. Il m'écouta et me dit: ceci est autant de Dieu que le reste.

Cette connaissance intellectuelle et précise de ce qui concernait les femmes était déjà inscrite dans la vision générale du 2 octobre. Ainsi prirent fin ses hésitations et ses recherches sur des institutions qui auraient pu s'approcher de ce que Dieu voulait:

J'ai consigné dans mes catherines l'événement et la date: 14 février 1930. Après, j'ai oublié la date, et j'ai laissé le temps s'écouler, sans qu'il m'arrive plus jamais de penser, dans ma fausse humilité (c'était un esprit de commodité: la crainte de lutter), à être un simple soldat: je devais fonder, sans le moindre doute.

Il n'était pas préparé à ces deux fondations. Surtout à celle qui concernait les femmes. Privé de lumière, partagé entre la volonté d'agir et l'ignorance, il en concluait à l'absence de femmes dans l'Œuvre. Quelle meilleure preuve de l'origine divine de l'entreprise?

J'ai toujours cru, et je crois encore que le Seigneur, comme en d'autres occasions, m'a mené à son gré, afin qu'il reste une preuve extérieure objective que l'Œuvre était sienne. Moi: je ne veux pas de femmes dans l'Opus Dei! Dieu: eh bien, moi je les veux !

Il résuma un jour ces paradoxes de la fondation (car il n'était pas arrivé au bout de ses surprises) dans cette belle formule:

La fondation de l'Opus Dei s'est faite sans moi; la section féminine, contre mon avis personnel, et la Société sacerdotale de la Sainte Croix, alors que je voulais la trouver et ne la trouvais pas.