La lettre de saint Paul aux Romains

Nous continuons la publication des articles de Joseph Grifone sur saint Paul. Aujourd'hui, arrêtons-nous sur l'épitre aux Romains.

La lettre aux Romains est la plus importante du corpus paulinien : Paul y expose les idées fondamentales du mystère chrétien. Sans être un «traité de théologie », il s’agit d’un vrai discours théologique complet et systématique, qui reprend avec sérénité les thèmes de l’épître aux Galates, les argumente et les développe.

La lettre était connue dès les premiers temps du christianisme : elle est utilisée par le pape Clément (93 ap JC), et, peut-être, était-elle déjà connue lorsque fut rédigée la première lettre de Pierre (cf. Rm 13,1-7 // 1P 2,13-17). Son authenticité n’a jamais été mise en doute. Paul l’envoya depuis Corinthe par la diaconesse Phœbé vers l’année 55-56, peu avant d’entreprendre son dernier voyage à Jérusalem.

Juifs et chrétiens à Rome

Au début du christianisme, Rome comptait un million d’habitants. La plupart étaient des plébéiens, des affranchis, des esclaves ; on y trouvait aussi beaucoup d’immigrés, de commerçants, d’anciens prisonniers de guerre. Des nombreux juifs y résidaient, surtout après la conquête de la Syrie et de la Palestine par Pompée (63 av. JC), peut-être entre 20 000 et 50 000 au temps de Paul ; ils appartenaient, en général à la classe pauvre.

Les débuts du christianisme à Rome nous sont inconnus. La capitale de l’Empire brassait des multitudes de gens venant de toutes les parties du monde ; des voyageurs, des commerçants y durent tout naturellement annoncer le nom du Christ. Il semble bien que la diffusion du christianisme donna lieu à des conflits parmi les juifs, car, au dire de Suétone, vers l’année 49/50 Claude les expulsa de Rome à cause de troubles causés par un certain Chrestus (= Christus, très probablement). Ce fait et d’autres indices (cf. par exemple Rm 1,6) laissent penser que, lorsque Paul écrivit sa lettre, la communauté chrétienne de Rome était composée en majorité de chrétiens d’origine païenne.

Motifs de la lettre

Le but immédiat de la lettre que Paul écrivit aux Romains était sans doute de préparer son passage dans la capitale de l’Empire. Il envisageait de se rendre en Espagne (cf. Ro 15,24) et, en passant par Rome, il espérait obtenir de l’appui et de l’aide pour sa nouvelle mission. Ce souci se combinait d' ailleurs avec ses préoccupations du moment. Il devait en effet se rendre d’abord à Jérusalem, pour tenter de clore la controverse suscitée par sa prédication – en particulier sur l’observance de la Loi – et obtenir la reconnaissance officielle de sa mission et de son enseignement. C’était une tâche difficile et délicate, particulièrement présente à son esprit : la communion avec l’Église mère fut l’un des soucis constants durant toute sa vie d’apôtre. Aussi préparait-il sa propre défense, une défense sur la ligne de l’épître aux Galates, mais sans polémique et bien argumentée. Entre temps, les idées de Paul circulaient, et vraisemblablement elles étaient parvenues à Rome, où affluaient les voyageurs de toutes les parties de l’Empire. L’on comprend que, devant rendre visite à une communauté qu’il n’avait pas fondée et où il n’avait pas prêché, Paul eût estimé opportun d’exposer, avant son arrivée, l’essentiel de son enseignement, pour prévenir les possibles réactions des judaïsants. Probablement, tout en fixant la trame de sa défense à Jérusalem, il visait aussi à se ménager l’appui de la communauté de Rome pour cette confrontation : la communauté de Jérusalem, en effet, était traditionnellement liée à l’Église de Rome (voyages, relations diverses, etc).

Contenu de la lettre

Peut-être initialement  la lettre aurait-elle dû être plus brève. Dans une introduction plus développée que d’habitude, Paul comptait reprendre d’une manière plus sereine l’essentiel des idées qui avaient mûri après la polémique avec les Galates. Les trois premiers chapitres contiennent, en effet, un condensé du contenu de la lettre : le dramatique panorama de l’humanité sous l’emprise du péché (1,18-32), l’impuissance de la loi mosaïque pour nous sauver (2,1-3,19), l’émouvante manifestation de l’amour de Dieu qui se révèle dans la mort rédemptrice du Christ (3,21-31). Cependant la pensée de Paul se voit irrésistiblement entraînée par l’ampleur de ses considérations. On peut même discerner le moment (Rm 4) où l’exposé synthétique commence à se déployer en une argumentation élaborée, pour donner finalement libre cours à l’expression achevée des grandes intuitions qui avaient pénétré son âme sur le chemin de Damas. Le regard de Paul est captivé par le mystère du salut dont il perçoit les lignes essentielles dans une vison qui embrasse toute l’histoire humaine : il remonte aux origines, lorsque le Péché (hamartia), c’est-à-dire l’esprit du Mal, fit son entrée dans le monde par la transgression d’Adam, entraînant ainsi toute l’humanité dans le péché (parabasis) (Rm 5) ; il se tourne ensuite vers le centre de l’histoire, le Christ, qui par sa mort et sa résurrection nous affranchit de la servitude du péché (Rm 6-7), pour contempler enfin l’humanité régénérée par le Christ et vivant en Lui (Rm 8).

La lettre aux Romains offre donc à Paul l’occasion de préciser sa pensée en un moment critique de sa vie et fournit providentiellement au christianisme naissant les bases et la structure de son assise théologique. Cependant, comme toutes les autres lettres, elle n’est pas à proprement parler un « exposé de théologie ». Conformément à son habitude, Paul tient compte des problèmes internes de la communauté à laquelle il écrit. Cela se voit rétrospectivement, surtout à partir de la section finale, où il fait référence à certaines situations, source de petits affrontements dans la communauté, liées aux relations entre les chrétiens provenant du judaïsme et ceux qui venaient de la gentilité. Les premiers observaient strictement des prescriptions légales sur les repas, le calendrier, etc ; ceux qui étaient d’origine païenne n’avaient pas de ces scrupules et ils traitaient les autres de « faibles ». Paul exhorte à faire la paix dans les deux groupes : les juifs ne doivent pas s’enorgueillir de la Promesse dont ils sont les héritiers, et ceux qui se prennent pour « forts » doivent reconnaître que la miséricorde divine dont ils bénéficient pourrait aussi se détourner d’eux s’ils ne sont pas fidèles.

Cette petite « lettre dans la lettre », dictée par des motifs circonstanciels, nous vaut un magnifique exposé où Paul s’efforce de pénétrer le mystère de la singulière destinée d’Israël, qui suscite dans son cœur l’admiration, mais aussi une « douleur incessante » (9,2). Il contemple sa grandeur et sa dignité : il a reçu, dit-il, « l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et aussi les patriarches, et de qui Jésus est issu selon la chair » (9,4-5). Mais, malgré son zèle indéniable pour Dieu (10,2), Israël est resté aveugle à l’accomplissement du plan de salut qui se réalisait en lui. Cependant, les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables (11,29) : le Peuple élu, lui aussi, sera sauvé. Se tenant, par une mystérieuse disposition de la Providence divine (cf. 11,32) comme au seuil du Royaume, il entrera lui aussi, lorsque tous les païens se seront convertis (11,25-26).

Les profondeurs de la sagesse et de l’amour de Dieu

Lorsqu’on lit l’épistolaire paulinien, on voit immédiatement que la lettre adressée aux Romains a quelque chose de différent des autres. Au fil de ses épîtres, la pensée de l’Apôtre a mûri, comme contrainte à s’expliciter en fonction des difficultés et des interrogations des communautés naissantes. Après les premières formulations théologiques de la Parousie et de la résurrection (1-2Th), se développe le thème la présence efficiente du Christ dans la vie chrétienne (1-2 Co, Ph) ; puis dans la lettre aux Galates s’exprime avec force et passion la perception du caractère radical et exclusif de l’adhésion au Christ, de l’impossibilité d’être sauvé simplement par l’accomplissement scrupuleux de la Loi. Dans la lettre aux Romains ce même thème est repris d’une manière apaisée : l’argumentation est plus développée et la réflexion semble puiser dans un fonds plus vaste. C’est comme si Paul s’efforçait de saisir la cohérence et la dynamique des idées qui ont pénétré son âme depuis sa conversion.

Ce qui frappe le plus dans la lettre aux Romains est justement la hauteur de la réflexion : ici elle dépasse la situation concrète de l’homme et embrasse toute l’histoire. Certes, comme dans les autres lettres, le caractère central du mystère du Christ, surtout du Christ glorieux, est toujours présent en filigrane, éclairant de sa lumière le mystère de l’homme, comme le dira le concile Vatican II (GS, 22, 2). Cependant, dans la lettre aux Romains, le regard de Paul s’élève pour contempler, par-delà le Christ, les profondeurs de la sagesse et de l’amour de Dieu qui gouverne tout le mouvement de l’histoire. C’est là le véritable fil conducteur de cette lettre. « Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu… » (11,33) s’exclame l’Apôtre, saisi d’émerveillement devant l’admirable plan divin : la volonté salvifique de Dieu non seulement triomphe des obstacles – le péché, la faiblesse humaine, la désobéissance –, mais elle s’en sert et les plie à ses fins pour que sa miséricorde et son amour se déploient dans la Création. La situation de péché de toute l’humanité que Paul décrit dans les quatre premiers chapitres, se dissout par la rédemption opérée par le Christ (chapitres 5-7), pour faire place enfin à la vie nouvelle dans l’Esprit (chapitre 8).

Pour exprimer cette « découverte » qui le comble d’admiration, Paul va jusqu’à utiliser des images et des vues volontairement paradoxales. Il n’hésite pas à dire que « Dieu a enfermé tous les hommes—juifs et Gentils— dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous » (11,32). Non pas évidemment que Dieu ait voulu le péché, mais que l’universalité du péché ne montre que plus fortement l’universalité de l’amour de Dieu. C’est dans ce même esprit qu’il faut lire tout le chapitre 5, qui est d’une importance théologique majeure car il traite la doctrine du péché originel : si le péché d’Adam touche d’une certaine manière tous les hommes par une dramatique solidarité dans la nature, cette même solidarité nous lie aussi au Christ et nous rend fils de Dieu, cohéritiers de la promesse, destinés à la gloire (cf. 5,15-21 ; 8,14-18).

Constamment Paul passe de la constatation du péché à l’émerveillement face à la puissance de la grâce. Il faut relire en particulier dans cet esprit les chapitres 5 à 8 – mais en fait toute la lettre – pour comprendre avec quelle profondeur Paul perçoit la réalisation du plan de salut de Dieu dans l’histoire. Dans une phrase concise et dense il résume ainsi sa théologie remplie d’espérance : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (5,20). L’annonce du triomphe de la grâce, de l’efficacité de l’œuvre rédemptrice du Christ, qui, somme toutes, nous est assez familier aujourd’hui, devait résonner en fait comme une hymne inconnue éveillant à l’espérance un monde qui émergeait à peine des ténèbres du paganisme.

Ces vues culminent dans le chapitre 8. La douloureuse constatation des tensions entre la chair et l’esprit, entre les passions et la raison, que Paul reconnaît dans sa propre chair et qu’il décrit avec vigueur (7,21-26), est soudainement apaisée par le regard qui se pose sur la nouvelle condition du chrétien : « Il n’y a plus de condamnation maintenant pour ceux qui sont dans le Christ » (8,1). Car la vie de l’Esprit se déploie maintenant en eux : elle suscite des sentiments de paix et d’espérance, de confiance en l’amour paternel de Dieu, si forts et si profonds que le chrétien peut maintenant prendre le dessus sur les forces dissolvantes qui s’agitent en lui. Il se sait fils de Dieu, appelé à reproduire en lui-même les traits du Fils de Dieu, cohéritier avec lui, destiné à la gloire. Aussi vit-il dans l’espérance que rien ne pourra le séparer de l’amour du Christ. « Ni les tribulations, ni l’angoisse, ni les persécutions, ni la faim, ni la nudité, ni les périls, ni le glaive » (8, 35). De tout cela nous n’avons plus aucune peine à triompher, pas plus que de nos faiblesses (8,10), ni des puissances de ténèbres (8,38).

Il est intéressant de noter que ces perspectives de l’épître aux Romains évoquent, par certains aspects, des résonances avec la théologie de saint Jean, qui elle est particulièrement centrée sur l’Amour de Dieu et notre filiation divine (cf. par exemple 1Jn, 3). Sans songer, peut-être, à des contacts directs, on peut remarquer que les deux grands apôtres, en approfondissant leur réflexion sur le Christ, se rejoignent dans le noyau essentiel du mystère chrétien.