Lorsque saint Josémaria a commencé à parler de vocation au mariage, voici presque un siècle, l’union de ces deux concepts suscitait en général la perplexité, quand ce n’était pas l’hilarité : comme s’il parlait d’un oiseau sans ailes ou d’une roue carrée. « Tu ris parce que je te dis que tu as la « vocation du mariage » ? — Eh bien, tu l’as. Et c’est bel et bien une vocation. » [1]. Selon la mentalité de l’époque, et même de nos jours, «avoir une vocation» signifie abandonner la normalité de la vie pour servir Dieu et l’Église. Abandonner d’une manière ou d’une autre les choses habituelles, pour la plupart des gens la famille, les enfants, le travail, les courses, les factures, le lave-linge, les imprévus, les rires, les bagarres entre frères et sœurs, des après-midis passés aux « Urgences », des restes du dernier repas dans le réfrigérateur.
Cette myriade de choses, variées et imprévisibles comme la vie même, non seulement tiennent dans cette « roue carrée » de la vocation matrimoniale mais trouvent en elle leur meilleure version. « Le sens vocationnel du mariage » [2] tire précisément son origine de la conviction que Dieu bénit la normalité de la vie familiale dans laquelle il veut être présent. « Toi, pourtant, tu es saint, toi qui habites les hymnes d’Israël ! » dit le psaume que Jésus a récité sur la Croix (Ps 21, 4). Dieu, le Saint, veut vivre dans la vie tout à fait normale des familles. Une vie appelée à devenir par l’affection, une louange en son honneur : un ciel, malgré tous les « défauts de fabrication » de ce siège provisoire qu’est la vie. C’est pourquoi « ne laissez pas passer un jour / sans prendre un secret, grand ou court / Que votre vie soit alerte / découverte quotidienne / Pour chaque miette de pain dur / que Dieu vous donne, rendez-lui / le diamant le plus frais dans votre âme » [3]
Faites un bon voyage
CHACUN DÉCOUVRE QU’IL A REÇU DANS SA VIE BEAUCOUP D’AMOUR : AUSSI EST-IL APPELÉ À DONNER DE L’AMOUR
Ce jeune homme riait en entendant parler de vocation matrimoniale, mais il n’a pu éviter de rester pensif. La «provocation» s’accompagnait d’ailleurs d’un conseil : « Mets-toi sous la protection de saint Raphaël pour qu’il te conduise dans la chasteté jusqu’au bout du chemin, comme il guida Tobie. » [4]. Saint Josémaria faisait allusion au seul récit biblique qui parle de cet archange, auquel il vouait une particulière affection ; tant et si bien qu’il lui a très tôt confié l’apostolat auprès des jeunes [5]. « Le Livre de Tobie est plein de charme » [6], disait-il un jour. Bien que le récit du livre s’articule autour d’un voyage, il nous permet de facto d’entrer de plain-pied dans la vie de deux foyers et d’assister à la naissance d’un troisième. Même le voyage fait partie de ce paysage familial, grâce à un détail qui n’est pas passé inaperçu aux artistes le long des siècles : c’est aussi le seul endroit de l’Écriture où il est question d’un chien domestique, qui accompagne Tobie et saint Raphaël au début de leur périple (cf. Tb 6, 1 ; 11, 4).
Au moment de partir, Tobie est béni par son père en ces termes : « Que Dieu vous protège là-bas et que son ange vous accompagne » (Tb 5, 17). Saint Josémaria les paraphrasait pour donner la bénédiction à ceux qui partaient en voyage : « Que le Seigneur soit sur ton chemin et que son ange t’accompagne » [7]. Le vrai voyage, le voyage le plus décisif, est le chemin de la vie, sur lequel avancent ensemble ceux qui se donnent mutuellement dans le mariage, répondant ainsi à un rêve de Dieu qui remonte à l’origine du monde [8]. Comme il est important de faire découvrir aux jeunes et de redécouvrir au bout de beaucoup d’années de voyage « la beauté de la vocation à fonder une famille chrétienne » [9] : l’appel à une sainteté qui n’est pas de deuxième rang mais de tout premier rang.
Quand la vie commence pour de bon
La vocation personnelle s’éveille par une découverte simple mais riche de conséquences : la conviction que le sens et la vérité de notre vie ne consistent pas à vivre pour soi, pour ses affaires, mais pour les autres. Chacun découvre qu’il a reçu dans sa vie beaucoup d’amour : aussi est-il appelé à donner de l’amour. Il se trouvera vraiment lui-même ainsi et seulement ainsi. Donner de l’amour, non simplement de temps à autre, pour apaiser sa conscience, mais en en faisant notre projet vital, le centre de gravité de tous nos autres projets, de ceux qui réussissent à rester en orbite.
Avant et après son mariage avec Sara, le jeune Tobie reçoit plusieurs conseils allant dans ce sens : des appels à ce qu’il y a de plus noble en lui. Son Père, Tobith, qui le charge de ce voyage pour obtenir l’argent nécessaire pour l’avenir (cf. Tb 4, 2) a d’abord le souci de lui remettre l’héritage le plus important, ce qu’il a le plus apprécié dans sa vie : «Honore ta mère et ne l’abandonne pas aussi longtemps qu’elle vivra. Fais ce qui lui est agréable et ne l’attriste en rien. […] Garde-toi de pécher et de transgresser ses commandements. […] Si tu es dans l’abondance, donne davantage. Quand tu fais l’aumône, mon fils, n’aie aucun doute […] En toute circonstance, bénis le Seigneur Dieu, demande-lui de diriger tes voies, et de faire aboutir tes sentiers et tes projets» (Tb 4, 3-19). Quelques semaines plus tard, Tobie, tout juste marié, entreprend le chemin de retour chez ses parents. Sa belle-mère prend congé de lui : « Devant le Seigneur, je mets ma fille sous ta protection. Ne lui cause de peine aucun jour de ta vie. Va en paix, mon enfant. Désormais je suis ta mère, comme Sara est ta sœur. » (Tb 10, 13).
« Ne l’attriste en rien. […] Ne lui cause de peine aucun jour de ta vie ». Dieu appelle les époux à se protéger, à prendre soin l’un de l’autre, à se surpasser : c’est là que réside le secret de leur réalisation personnelle qui, justement, ne saurait être uniquement une autoréalisation. Vivre, dans toute la profondeur du verbe, signifie donner la vie. C’est ainsi que Jésus a vécu : «Je suis venu pour que les brebis aient la vie, la vie en abondance» (Jn 10 ,10). C’est aussi ainsi que saint Joseph et Sainte Marie ont vécu, avec l’amour le plus simple, le plus tendre et délicat ayant existé sur cette terre, en prenant soin l’un de l’autre et, surtout, de la Vie faite chair. C’est toujours ainsi que Dieu veut que nous vivions, nous ses disciples, pour que là où nous nous trouvons, nous irradions sa joie, son envie de vivre. Tel est le noyau du sens de la mission du chrétien.
VIVRE SIGNIFIE DONNER LA VIE. C’EST AINSI QUE JÉSUS A VÉCU ET QUE SAINT JOSEPH ET SAINTE MARIE ONT VÉCU
« Nos villes ont été désertées par manque d’amour, par manque de sourire. Il y a tant de divertissements, tant de choses pour perdre du temps, pour faire rire, mais il manque l’amour. Le sourire d’une famille est capable de vaincre cette désertification de nos villes » [10].
Vivre signifie donner la vie. Cette découverte, possible dès l’adolescence mais intervenant peut-être assez tard, marque le vrai passage de l’enfance à la maturité. On pourrait dire qu’à ce moment chacun commence à être vraiment une personne, que la vraie vie commence pour de bon. Parce que « vivre, c’est désirer plus, toujours plus ; désirer, non par appétit, mais par enthousiasme. L’enthousiasme est le signe de la vie. Aimer, voilà la vie. Aimer au point de se donner pour ce qu’on aime. Pouvoir s’oublier soi-même, c’est-à-dire être soi-même ; pouvoir donner la vie pour quelque chose, c’est-à-dire vivre. Celui qui ne pense qu’à lui-même n’est rien, il est vide ; celui qui ne peut sentir le plaisir de mourir est déjà mort. Seul celui qui peut le sentir, qui est capable de s’oublier soi-même, de se donner, et qui aime, celui-là seul est vivant. Et tout ce qu’il a à faire est de commencer à marcher » [11].
La portée d’un oui
Sous cet éclairage, la vocation matrimoniale apparaît comme tout autre qu’un « élan vers l’autosatisfaction ou un simple moyen de compléter égoïstement sa personnalité » [12]. Certes, la personnalité ne peut s’épanouir que dans le don à une autre personne et, de plus, la vie matrimoniale est source de nombreuses satisfactions et joies. Néanmoins, personne n’ignore qu’elle comporte aussi des problèmes, des exigences, des déceptions. Personne ne l’ignore et, pourtant, comme il est facile d’«ignorer» cette face moins jolie de l’amour : comme il est facile de laisser tomber les miettes de pain dur.
Un contraste peut aider à s’en apercevoir. D’un côté, la perfection irréprochable de certaines célébrations du mariage, étudiées au millimètre près pour donner la plus grande solennité possible à un événement unique dans la vie, mais aussi peut-être pour affirmer le prestige social de la famille. De l’autre, le désenchantement et la négligence pouvant facilement se glisser au bout de quelques mois ou des années, devant les imperfections de la vie familiale vécue au quotidien : lorsque des problèmes se présentent, que chacun découvre les défauts de l’autre et semble incapable de dialoguer, de panser les blessures, de donner de l’affection en abondance. Dans ce cas, le « sens vocationnel du mariage » peut s’estomper, ce sens qui avait permis aux époux de comprendre qu’ils étaient appelés à donner ce qu’ils sont, père, mère, mari, femme… Comme c’est dommage ! Voilà une famille que Dieu veut heureuse, y compris dans les difficultés, et qui reste à mi-chemin, se limitant à « tenir le coup ». La nouveauté qu’ils voulaient apporter au monde par leur amour mutuel, leur foyer… la nouveauté, la vraie vie, semble alors se trouver ailleurs. Pourtant, elle est au coin de la rue, même si ce coin est un peu esquinté, comme cela arrive à tous les coins, ce qui ne réclame qu’un peu d’affection et d’attention.
Le jour où un homme et une femme se marient, ils répondent « oui » à la question portant sur leur amour réciproque. Cependant, la vraie réponse ne peut arriver que dans leur vie : la réponse doit s’incarner, devenir un feu de longue durée dans le « pour toujours » de leur oui mutuel. « C’est par sa vie que l’on répond toujours aux questions les plus importantes. Peu importe ce que vous dites, peu importent les mots et les arguments avec lesquels vous essayez de vous défendre. À la fin, au bout du compte, l’on répond à toutes les questions par les faits de sa vie : Qui es-tu ?… Que voulais-tu réellement ? […] À la fin, on répond par sa vie tout entière ». [13] Le oui de la vie tout entière, conquis jour après jour, devient de plus en plus profond et authentique : il transforme l’inévitable naïveté des débuts en une innocence lucide, sans cynisme ; en un « oui, mon amour », expression d’un amour qui n’ignore rien mais qui va jusqu’au bout.
LE SOURIRE D’UNE FAMILLE EST CAPABLE DE VAINCRE LA DÉSERTIFICATION DE NOS VILLES (PAPE FRANÇOIS)
La profondeur du « oui », un oui sans retour si l’on veut trouver le vrai amour, est aussi le motif pour lequel l’Église persiste et signe, à contre-courant, dans ses enseignements sur les fiançailles et l’ouverture des époux à la vie. Même si cela lui vaut d’être taxée de « désuète » et de « sévère », elle insiste avec patience car elle sait que Dieu l’appelle à protéger l’amour personnel, spécialement dans le « lieu de naissance de l’amour » [14]. L’Église ne défend pas une vérité abstraite, tout juste sortie des pages d’un manuel : plutôt elle protège la vérité concrète des vies, des familles ; elle protège les relations personnelles de la véritable maladie mortelle… d’un poison qui s’infiltre subtilement, revêtu au départ de romance et de triomphe jusqu’à ce qu’il soit démasqué d’un seul coup, peut-être avec le temps, comme une cage insupportable, surtout si les deux conjoints en sont atteints : l’égoïsme.
Certes, on trouve une apparente magnanimité et une joie de vivre chez quelqu’un qui se dit sans plus : « Je vais jouir autant que possible de mon corps et de qui voudra jouir avec moi ». C’est une façon de voir la vie qui fait écho au livre de la Genèse : la jeunesse est un fruit juteux… pourquoi ne pas le manger ? Pourquoi Dieu voudrait-il me priver de cette douceur dans ma bouche ? (Cf. Gn 2, 2.6) Les jeunes chrétiens ne sont pas taillés dans du carton : ils ressentent cet attrait, tout en y voyant un certain mirage. Aussi veulent-ils avoir une vue plus profonde. Par leur effort pour garder leur amour pur, ou pour reconquérir l’innocence qu’ils ont peut-être perdue, ils se préparent à aimer l’autre sans le posséder, à aimer sans consommer. D’une façon ou d’une autre, ils se demandent : "Avec qui vais-je partager l’envie de vivre qui bouillonne en moi ? Est-ce bien avec telle personne ? Allons-nous nous aimer pour de vrai ou bien ne serait-ce pas plutôt que nous nous désirons ?" Ils savent que, avec leur corps, ils vont donner aussi leur cœur, leur personne, leur liberté. Ils savent que tout cela ne peut tenir que dans un « oui pour toujours » ; ils savent que ni eux-mêmes ni qui que ce soit ne valent moins qu’un « oui sans fin ni condition » et que, faute d’une décision de cette sorte, ils ne sont pas préparés à faire ce don, pas plus que les autres ne sont à même de le recevoir : ce serait un don qui les laisserait vides, même s’ils ne s’en rendront compte que bien plus tard.
La même « logique » de fond sous-tend la vocation du célibataire, qui lui aussi aime Dieu avec son corps puisqu’il lui en fait don jour après jour. Vraiment, mariage et célibat s’éclairent et se réclament mutuellement, car les deux irradient la logique d’une gratuité qui ne se comprend qu’en pensant à Dieu, à partir de son image qu’il a mise en nous et nous fait comprendre que nous sommes un don et voir chez les autres un don. Nous nous savons appelés à donner la vie : aux parents, aux enfants, aux grands-parents, à tous.
Lorsque Jésus révèle la profondeur de l’amour, ses disciples en sont perplexes, au point qu’il est forcé de leur dire : « Tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela est donné » (Mt 19, 11). Les jeunes et les parents chrétiens, même s’ils peuvent trouver de l’incompréhension autour d’eux, sont censés savoir qu’au fond beaucoup les admirent, bien qu’ils en ignorent le motif. Ils les admirent parce que par leur amour sincère irradie la joie et la liberté de l’amour de Dieu qui bat « par des gémissements inexprimables » (Rm 8, 26) dans le cœur de chaque homme et de chaque femme.
Un cœur qui ne voudrait pas éprouver la douleur
Le livre de Tobie nous montre aussi que la proximité et la sollicitude de Dieu pour les familles ne signifient pas absence de difficultés, internes ou externes. Tobith, par exemple, est quelqu’un d’intègre, voire héroïque ; cependant, Dieu permet qu’il devienne aveugle (cf. Tb 2, 10). Sa femme doit alors assurer les entrées pécuniaires de la famille et il arrive qu’un jour on lui offre en plus un cabri. Tobith, avec un humour ayant peut-être tourné un peu au vinaigre à cause de son mal, pense que sa femme l’a volé, provoquant involontairement une tempête domestique. Lui-même l’écrit à la première personne : « Je refusai de la croire, je lui dis de rendre l’animal à ses propriétaires, et je me fâchai contre ma femme à cause de cela. Alors elle me répliqua : « Qu’en est-il donc de tes aumônes ? Qu’en est-il de tes bonnes œuvres ? On voit bien maintenant ce qu’elles signifient » (Tb 2, 14). Devant la dureté de la réponse, Tobith « la mort dans l’âme, gémissait et pleurait » ; il se met alors à prier, au milieu de ses gémissements, et demande à Dieu de le prendre avec lui (cf. Tb 3, 1-6).
Malgré tout, Tobith continue de s’efforcer de faire plaisir à sa femme, même s’il n’y arrive pas toujours. Ainsi, par exemple, lorsque Tobie est déjà sur le chemin de retour, ayant contracté un mariage heureux et avec l'argent que son père lui avait demandé de récupérer, sa mère Anne, qui s’était opposée dès le début au voyage, craint le pire : « Mon enfant a péri ; il n’est plus au nombre des vivants. […] Hélas, mon enfant, je t’ai laissé partir, toi, la lumière de mes yeux ! » Tobith, lui aussi soucieux, essaie de la calmer : « Tais-toi donc, ma sœur ! Ne t’inquiète pas ! Notre fils va bien. Ils ont dû avoir un contretemps là-bas. D’ailleurs, celui qui l’accompagne est un homme de confiance ; c’est un de nos frères. Ne te tourmente pas au sujet de Tobie, ma sœur : il sera bientôt là. » Cependant, ses raisons sont sans effet. « Tais-toi ! N’essaie pas de me tromper. Mon enfant a péri. Et, chaque jour, elle se précipitait pour surveiller elle-même la route par laquelle son fils était parti, car elle ne se fiait plus à personne. Après le coucher du soleil, elle rentrait pour se lamenter et pleurer toute la nuit, sans trouver le sommeil » (Tb 10, 1-7).
Il est émouvant de constater que, plusieurs millénaires plus tard, les problèmes quotidiens des familles n’ont pas beaucoup changé. Incompréhensions, difficulté à communiquer, angoisse pour les enfants… « Celui qui estimerait qu’amour et bonheur sont réduits à néant par ces difficultés aurait une piètre idée du mariage et de l’amour humain » [15]. L’amour du début, cette force qui amène à concevoir le beau projet de former une famille, tend à laisser dans l’ombre la presque totalité des défauts de l’autre. Or, il suffit de quelques semaines de vie commune constante pour se rendre compte que nul n’arrive parfait au jour du mariage. Aussi la vie conjugale est-elle un chemin de conversion en tandem, en équipe. Si le mari et la femme s’accordent chaque jour une nouvelle chance, le cœur de l’un et de l’autre s’embellira peu à peu, même s’ils restent à l’intérieur de leurs limites, peut-être assez solides.
Une vieille chanson dit : « Un cœur qui ne veut pas éprouver la douleur, qu’il passe toute sa vie sans aimer » [16]. En effet, « aimer, quelles qu’en soient les modalités, c’est être vulnérable. Il nous suffit d’aimer quelque chose pour que notre cœur se torde sûrement et même se brise. Si vous voulez être sûr de le garder intact, ne donnez votre cœur à personne, pas même à un animal. Nous devons l’entourer soigneusement de caprices et de petits luxes ; éviter tout engagement ; l’enfermer sous clé en sécurité dans le coffre ou dans le cercueil de notre égoïsme » [17]. Il est sûr que mari et femme n’auront pas, comme Tobie et Sara, à affronter un danger de mort la nuit de noces, par l’action d’un mauvais esprit (cf. Tb 6, 14-15 ; 7, 11). Cependant, le démon de l’égoïsme, maladie mortelle, guette constamment toutes les familles, tentées de faire des « montagnes » de ce qui n’est que « petites frictions sans importance » [18].
C’est pourquoi comme il est important que mari et femme parlent clairement, y compris de sujets forts, pour éviter de se retrancher peu à peu derrière un mur : pour reconstruire une fois après l’autre les sentiments qui rendent possible l’amour. Saint Josémaria dit que « se disputer, à condition que cela ne soit pas fréquent, est aussi une manifestation d’amour, presque une nécessité » [19]. L’eau doit couler, car si elle stagne elle pourrit. Il est important aussi que les parents «trouvent du temps pour être avec leurs enfants et parler avec eux [… pour] savoir reconnaître la part de vérité — ou l’entière vérité — peut-être présente dans certaines de leurs révoltes» [20]. Il convient donc de parler et de vivre ensemble : mari et femme, parents et enfants.
Surtout, parler à Dieu, pour qu’il puisse nous accorder ses lumières : « Ta parole est la lumière de mes pas, la lampe de ma route » (Ps 118, 105). Bien que le récit biblique ne nous montre pas les désaccords entre Tobie et Sara, nous pouvons imaginer qu’ils en avaient, comme Tobith et Anne, comme toutes les familles. Mais nous pouvons aussi imaginer qu’ils sont restés bien unis jusqu’à la fin de leur vie, puisque nous avons vu leur mariage naître et grandir dans l’intimité de Dieu. « Béni sois-tu, Dieu de nos pères ; béni soit ton nom dans toutes les générations, à jamais », récitent-ils la nuit de noces. « Daigne me faire miséricorde, ainsi qu’à elle, et nous mener ensemble à un âge avancé » (Tb 8, 7)
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Saint Jean Paul II, « le pape de la famille » [21], comparait un jour l’amour sponsal du Cantique des Cantiques à l’amour de Tobie et de Sara. Les époux du Cantique, disait-il, « se déclarent mutuellement, avec des mots brûlants, leur amour humain. Les nouveaux époux du livre de Tobie demandent à Dieu de savoir répondre à l’amour » [22]. En faisant le rapprochement entre ces deux portraits de l’amour conjugal, il voulait susciter une question : lequel des deux en est le meilleur reflet ? La réponse est simple : les deux. Le jour où deux cœurs se rencontrent, leur vocation acquiert un visage frais et jeune, comme celui des époux du Cantique. Et ce visage retrouve sa jeunesse chaque fois que, tout au long de la vie, l’un et l’autre entendent de nouveau l’appel à répondre à l’amour. Dans ce cas, cet amour est fort comme la mort [23].
Carlos Ayxelà
[1]. Chemin, n° 27.
[2]. Quand le Christ passe, n° 30. Cf. les nos 22-30 de l’homélie « Le mariage, vocation chrétienne ».
[3]. Juan Ramon Jimenez, Madrid 1918.
[4]. Chemin, n° 27. Cf. aussi ibiddem, n° 360.
[5]. Cf. saint Josémaria, Notes intimes, n° 1967 (10 octobre 1932) dans A. Vazquez de Prada, Le fondateur de l’Opus Dei, vol. 1, Le Laurier, Paris 2001, p. 477.
[6]. Saint Josémaria, notes prises lors d’une méditation, 12 octobre 1947, dans Quand il nous parlait en chemin, p. 38 (AGP, Bibliothèque, P18).
[7]. Cf. ibid. « C’est la formule, précédée d’une invocation à la Sainte Vierge, que j’ai établie à titre de bénédiction du voyage : Beata Maria intercedente, bene ambules : et Dominus sit in itinere tuo, et Angelus eius comitetur tecum. Sur ce chemin que tu commences maintenant, que le Seigneur soit toujours auprès de toi et que son ange t’accompagne.
[8]. C’est pourquoi saint Jean Paul II appelait le mariage le « sacrement primordial » (cf. Audience, 20 octobre 1982 ; 23 mai 1984).
[9]. F. Ocariz, Lettre pastorale, 14 février 2017, n° 25.
[10]. Pape François, Audience, 2 septembre 2015.
[11]. J. Maragall, “Elogio del vivir” en Vida escrita, Madrid, Aguilar, 1959, p. 105.
[12]. Quand le Christ passe, n° 43.
[13]. S. Marai, El último encuentro, Salamandra, Barcelone, 2007, p. 107.
[14]. F. Ocariz, Lettre pastorale, 4 juin 2017.
[15]. Quand le Christ passe, n° 24.
[16]. « A los árboles altos », chanson populaire à laquelle saint Josémaria fait allusion dans Chemin, n° 145.
[17]. C.S. Lewis, Los cuatro amores, Rialp, Madrid 1991, p. 135.
[18]. Quand le Christ passe, n° 23.
[19]. Ibid. n° 26
[20]. Ibid. n° 27.
[21]. Pape François, Homélie lors de sa canonisation, 27 avril 2014.
[22]. Saint Jean Paul II, Audience, 27 juin 1984.
[23]. Cf. ibid., et Ct 8, 6.