Pour sanctifier le monde

Voilà plus de cinquante ans, saint Josémaria célébrait la messe à Pampelune, devant un grand nombre de fidèles ; il prononça une homélie appelée à faire date. Nous évoquerons les paroles du fondateur de l'Opus Dei, qui, à cette occasion, invitait à « aimer le monde passionnément ».

Dans le cadre de la 2e Assemblée Générale des Amis de l'Université de Navarre, la Messe sur l'esplanade de la bibliothèque du campus de l'Université a été l’acte le plus important de toutes ces journées. Là où ne pointaient que des baliveaux sur une tache de gazon s’élèvent maintenant des arbres majestueux. Comme ces arbres, l'Université a grandi de façon notable.

L'homélie[1] que saint Josémaria a prononcée ce jour-là a connu, depuis, un long et fécond chemin. Dès la fin de la Messe, des exemplaires de cette première édition ont été distribués aux autorités et aux invités. Plus de cent éditions, en une douzaine de langues, ont été publiées.

Un texte né dans un climat de prière et de zèle pour les âmes.

Les participants à l’Assemblée Générale de l'Université de Navarre attendaient avec joie et émotion la tenue de cette Messe. Un bon nombre, la majorité peut-être, était constitué de personnes jeunes qui n'avaient jamais eu l'occasion d'assister à une Messe célébrée par saint Josémaria. La foi et la piété d'une foule en prière était manifestes. Dialogues et silences liturgiques s'entendaient avec une même intensité.

Dans cette ambiance spirituelle arriva l'homélie. Le fondateur de l'Opus Dei lisait le texte qu'il avait soigneusement préparé les semaines précédentes, lors de son séjour à Elorrio (Biscaye), et il l’avait encore retouché quelques jours auparavant. Chaque paragraphe, chaque parole de cette homélie était un fruit de sa méditation personnelle et de son désir d'aider le monde en donnant le bon esprit.

Vivre saintement la vie ordinaire

Ces cinq mots synthétisent le contenu de l’homélie et résument le message fondationnel de saint Josémaria : la vie ordinaire peut être moyen de sainteté ; Dieu nous appelle à nous y sanctifier. « Avec quelle force Notre Seigneur n'a-t-il pas fait résonner cette vérité, en inspirant son Œuvre! Nous en sommes venus à dire, avec l'humilité de qui se sait pécheur et peu de chose, homo peccator sum (Luc V, 8). Nous disons comme saint Pierre, mais avec la foi de qui se laisse guider par la main de Dieu, que la sainteté n'est pas affaire de privilégiés : le Seigneur appelle tout homme, Il l'attend avec amour, où qu'il se trouve, quel que soit son état, sa profession ou son métier. Parce que cette vie courante, ordinaire, sans apparence, peut être un moyen d’atteindre la sainteté. Pour chercher Dieu, il n'est pas nécessaire d'abandonner l'état qui est le nôtre. Le Seigneur ne donne pas à tous une vocation religieuse, parce que tous les chemins de la terre peuvent être une occasion de rencontrer le Christ »[2].

L'homélie rend manifeste les principales clefs théologiques et spirituelles de cette doctrine, comme par exemple l'accent mis, dès le début, sur le principe que «le véritable champ de notre existence chrétienne est la vie ordinaire[3] ». Le « champ » est l'ensemble des réalités qui constituent notre existence quotidienne : circonstances, désirs, actions, inquiétudes personnelles, relations avec les autres, évènements... Toutes les vicissitudes matérielles et spirituelles de notre vie de personnes courantes dans les vingt-quatre heures de la journée fixent le cadre ; être chrétien consistera à vivre la vie quotidienne en référence à Dieu, à vivre en enfants de Dieu. « Existence chrétienne » n'ajoute rien à « vie quotidienne » si ce n’est l'intention de vivre, avec l'aide de la grâce, dans le Christ[4]. Il s’agira, pratiquement, de se laisser guider par l'Esprit Saint[5], avec sens surnaturel, charité et vérité ; en définitive, de vivre en enfants de Dieu. « Sur la ligne de l'horizon, mes enfants, le ciel et le terre semblent se rejoindre. Mais non, là où ils s'unissent, en réalité, c'est dans vos cœurs, lorsque vous vivez saintement la vie ordinaire[6] ».

Par les mérites du Christ, Dieu nous a adoptés comme ses enfants. Il nous demande de nous comporter en tout comme ses enfants, avec l’aide de sa grâce. Cette existence, dans la mesure où nous ne la cachons pas par des actions inappropriées, constitue un immense foyer de lumière au milieu de la société : « Vous êtes la lumière du monde[7] ».

« Il n'y a pas d'autre chemin, mes enfants : ou nous savons trouver le Seigneur dans notre vie ordinaire, ou nous ne le trouverons jamais.[8] » Tous les chrétiens doivent montrer à leurs concitoyens et à la société, le vrai visage du Christ, aimable et miséricordieux : ils ont l’obligation de Le montrer dans et par leur vie. « Ainsi votre lumière doit briller aux yeux des hommes pour que, voyant vos bonnes œuvres, ils en rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux[9] ».

Vivre saintement la vie ordinaire « sans bruit, avec simplicité, avec véracité[10] », constitue, comme nous en avons fait l'expérience, un idéal extraordinairement attractif. Mais l'on n'arrive à en saisir pleinement la grandeur, (« la grandeur de la vie courante[11] »), que lorsque le quotidien se trouve pénétré d'esprit apostolique, de zèle pour les âmes. « Sainteté dans les tâches ordinaires, sainteté dans les petites choses, sainteté dans le travail professionnel, dans les efforts de chaque jour... ; sainteté pour sanctifier les autres.[12] »

Les fondations fermes du chemin de l'Opus Dei reposent sur le fondement de la foi, car, sans la foi, on perd le fondement même de la sanctification de la vie ordinaire[13]. Elles reposent aussi sur le fondement de la mise en pratique, avec naturel et audace, de la liberté du chrétien : « vous ne pourrez accomplir ce programme qui consiste à vivre saintement la vie ordinaire, si vous ne jouissez pas de toute la liberté que vous confèrent à la fois l'Église et votre dignité d'hommes et de femmes créés à l'image de Dieu[14] ».

Aimer le monde passionnément

Aimer le monde passionnément. Cette expression, prononcée avec une vibration toute particulière a servi de titre à cette homélie. Saint Josémaria disait : « Je suis un prêtre séculier, un prêtre de Jésus-Christ, qui aime le monde avec passion[15] ». Cette dernière phrase dépasse amplement le simple libellé du titre, auquel, par le poids théologique de son sens, elle donne son authentique étendue spirituelle.

Lorsque saint Josémaria a rédigé cette homélie, il ne lui a pas donné de titre particulier. Ce n'est que lors de sa traduction en d'autres langues qu'elle a reçu, avec l'approbation de son auteur, son titre propre[16] C'est, en italien, Amare il mondo appassionatamente, directement tiré de la phrase en question, que ce titre a été définitivement retenu dans les éditions et traductions successives. Cette homélie a été incluse dans le livre « Entretiens avec Monseigneur Escriva de Balaguer ».

L'amour du monde dont il est question n'est pas seulement un amour naturel, comme celui que peut susciter sa beauté et son harmonie chez ses admirateurs, faisant ou non référence à Dieu. Saint Josémaria, au contraire, parle dans son homélie de l'amour du chrétien pour le monde, qu'il contemple certes comme tout croyant en tant que création de Dieu, mais surtout, en poussant plus loin, comme lieu de la rencontre personnelle avec le Christ, comme scénario où les chrétiens sont appelés à «vivre saintement la vie ordinaire ». Le monde que le fondateur de l'Opus Dei aime et enseigne à aimer est essentiellement aimable « parce qu'il est sorti des mains de Dieu, puisqu'il est sa création, puisque Yahvé l'a contemplé et a vu qu'il était bon (Cf. Gn 1, 7 et s.)[17] ». Dans l'amour de saint Josémaria pour le monde se cache le sublime enseignement de Notre Seigneur à Nicodème; « Dieu a tant aimé le monde qu'Il lui a donné son Fils Unique » (Jn 3,16). Voilà le monde qu'il contemple et aime d'un amour sacerdotal : ce monde qui, aimé éternellement par le Créateur a été racheté et sanctifié par le Christ au moyen de sa vie humaine, sa mort, sa glorieuse résurrection, et son ascension au ciel.

L'amour passionné de saint Josémaria pour le monde brûle toujours dans la flamme de l'amour pour Jésus et son œuvre de salut. C'est un amour apostolique, rédempteur et, en ce sens, un amour sacerdotal, médiateur, sacrifié, participant de l'amour du Prêtre Éternel, le Christ. La relation personnelle du chrétien au monde (son monde, son devoir d'état, sa relation quotidienne aux personnes et aux choses) inclut substantiellement, en vertu du sacerdoce commun qui est le sien, une dimension de médiation ; elle suscite, dans l'âme ouverte à la grâce, l'intention d'amener à Dieu toutes choses, de les acheminer vers leur fin qui est la gloire de Dieu. « Tout est à vous; mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu (1 Co 3, 22-23). Il s'agit d'un mouvement ascendant que le Saint-Esprit, partout présent en nos cœurs, entend provoquer dans le monde : à partir de la terre, jusqu'à la gloire du Seigneur[18] ». Viennent à l'esprit ces autres paroles de saint Josémaria, où il est question du « courant trinitaire d'amour pour les hommes, qui se perpétue de manière sublime dans l'Eucharistie[19] ». Le courant d'amour de Dieu qui descend sur les chrétiens et toute la création, perpétué dans le sacrifice de l'autel, demande en retour une réponse par le mouvement ascendant de l'amour pour Dieu et toutes les choses créées – illuminé chaque jour par l'Eucharistie – pour reconduire la création rachetée à son Créateur. C'est là un idéal passionnant, comme l'amour que l'Esprit Saint induit et soutient en nous.

L'immense panorama du travail

« Dieu vous appelle à le servir dans et à partir des tâches civiles, matérielles, séculières de la vie humaine : c'est dans un laboratoire, dans la salle d'opération d'un hôpital, à la caserne, dans une chaire d'université, à l'usine, à l'atelier, aux champs, dans le foyer familial et au sein de l'immense panorama du travail, c'est là que Dieu nous attend chaque jour »[20]. [24] Ces milliers de personnes qui, ce 8 octobre 1967, écoutaient attentivement, représentaient en quelque sorte tous ceux qui, depuis 1928 et jusqu'à la fin des temps, auront été réconfortés par son message de sainteté.

« Regardez les oiseaux du ciel […] regardez les lis des champs » disait Jésus aux gens qui écoutaient son discours sur la montagne, en les faisant méditer sur la présence bienfaitrice de Dieu qu’est sa Providence paternelle[21]. Le Seigneur a voulu qu'à travers saint Josémaria résonne, dans l'Église et dans les entrailles du monde, un certain écho de ses paroles ; Il a voulu qu’il y ait toujours des personnes qui, à la chaleur de l'esprit de l'Opus Dei, sachent mettre en relief le sens chrétien des évènements du quotidien. « Sachez-le bien : il y a quelque chose de saint, de divin, qui se cache dans les situations les plus ordinaires et c'est à chacun d'entre vous qu'il appartient de le découvrir[22] ». Quel est cequid divinum, « quelque chose de divin », qu’il revient à chacun de découvrir et d’aider les autres à découvrir ; ce quid divinum est simplement « la volonté de Dieu dans les détails, petits et grands, de la vie[23] ». C'est lui qui donne une valeur et un sens transcendants à la vie ordinaire où, par elle et à partir d'elle, Dieu dit à chacun de nous ce qu'Il attend.

« Ils sont multiples, les aspects du milieu séculier où vous évoluez, qu'éclairent ces vérités[24]. », répète saint Josémaria. En réalité, c'est l'âme, l'intelligence, la conscience, que ces vérités illuminent les premières et remplissent d'une lumière nouvelle. Le regard sur les évènements et sur les choses se trouve alors purifié. Le monde, où nous vivons et agissons en tant que citoyens dans la vie civile[25], contemplé par des yeux chrétiens, des yeux d’enfant de Dieu, laisse transparaître, à travers sa beauté, la beauté de son Auteur ; à travers sa grandeur, la grandeur de l'Amour créateur.

Le monde que Dieu a amoureusement créé et racheté dans le Christ pour nous, ses enfants, ce monde du quotidien qui nous a été donné pour que nous le sanctifiions et le mettions aux pieds de son Seigneur, attise l'amour, sollicite le travail, rend urgent le zèle apostolique. Il s'agit, en définitive, de vivre saintement la vie ordinaire, avec générosité, audace, sens apostolique, intention droite « car une vie sainte menée au milieu des réalités de ce monde — sans bruit, avec simplicité, avec véracité — n'est-ce pas la manifestation la plus émouvante des magnalia Dei (Si 18, 4), de cette prodigieuse miséricorde que Dieu a toujours témoignée et ne cesse de témoigner pour le salut du monde ?[26] »

A. Aranda


[1] Saint Josémaria, Aimer le monde passionnément, dans « Entretiens avec Monseigneur Escriva de Balaguer », nn113-123, Le Laurier, Ce livre sera cité sous le vocable « Entretiens » ; le texte est repris en suivant la numérotation du livre, la lettre minuscule donnant l'ordre du paragraphe à l'intérieur dudit numéro.

[2] Lettre du 24 mars 1930, 2

[3] Entretiens, 113 e.

[4] Gal 2, 20; 2 Cor 13, 5; Rm 8,10; Col 1,27;Eph 3,17; etc.

[5] Rm 8,14.

[6] Entretiens, 116 b.

[7] Mt 5,14.

[8] Entretiens, 114 e.

[9] Mt 5,16.

[10] Entretiens, 123 a.

[11] Amis de Dieu, 1-22.

[12] Amis de Dieu, 18.

[13] Entretiens, 123 d.

[14] Entretiens, 117 b.

[15] Entretiens, 118 b.

[16] Les titres, dans les deux cas, s'inspiraient de paroles prises au texte même de l'homélie. Elle a été appelée « Le matérialisme chrétien » (cf. La table Ronde, n°239-240, novembre-décembre 1967, pp 231-241; en italien « Amare il mondo apassionnatamente » (Studu Cattolici, n°80, novembre 1967, pp.35-40.

[17] Entretiens, 114 a.

[18] Entretiens, 115 c.

[19] Quand le Christ passe, 85.

[20] Entretiens, 114 b.

[21] Mt 6, 26-28.

[22] Entretiens, 114 b.

[23] Entretiens, 116 d.

[24] Entretiens, 116 d.

[25] Entretiens, 116 d.

[26] Entretiens, 123 a.