L’enfant en tant que personne
L’article précédent insistait sur la grandeur de toute personne et, concrètement, de toutes celles qui participent à la conception et au développement de l’être humain.
Aujourd’hui, si nous nous concentrons sur le thème de la procréation, la réalité del’enfant passe au tout premier plan, réalité qui détermine en principe les différents comportements à son égard.
Ainsi, l’attitude inconditionnelle en faveur de la vie humaine porte au fond d’elle-même la capacité de voir que l’enfant – en raison de sa magnifique condition personnelle et indépendamment de toute autre considération – possède une valeur inestimable, une bonté constitutive, sans exagération possible.
De la même manière, dans le rejet d’une nouvelle vie se cache de façon subtile et inconsciente l’idée -diffuse, mais suivie d'effets- que l’enfant est un mal.
Une conviction dont la formulation explicite provoque la stupeur et le refus, mais qui est facile à comprendre quand on voit les valeurs dominantes dans notre culture.
Ce qui est utile
Un regard attentif sur la réalité permet de distinguer trois types de biens ou plutôt, trois aspects ou dimensions du bien.
Les biens dits utiles sont les moindres des biens ; leur bonté leur est extrinsèque, à double titre : elle tient à ce à quoi ils servent et surtout à ceux qui les utilisent.
C’est pourquoi, même s’ils sont en bon état, ces biens n’ont plus de valeur lorsque leur utilité disparaît ou n’est plus recherchée. Le meilleur tournevis perdrait toute valeur s’il n’existait plus d’objets nécessitant des vis. De la même manière, tout l’argent du monde ne vaudrait rien si personne n’en voulait en échange de quoi que ce soit.
Ce qui est agréable ou source de jouissance
Les biens agréables n’ont également qu’une bonté limitée, parce qu’ils ne la possèdent pas non plus en eux-mêmes : ils ne sont des biens que si quelqu’un en veut et décide de s’en servir.
C’est pourquoi la bonté de ce qui n’est apprécié que pour le plaisir ou la joie qu’il procure disparait dès que personne ne veut plus en profiter.
En résumé, l’utile ou l’agréable ne sont pas bons en eux-mêmes et par eux-mêmes. Leur valeur réside plutôt dans les personnes qui les recherchent. Ils sont valables ou utiles pour ces personnes. Il s’agit donc d’une bonté relative, dépendante.
Ce qui est digne
La personne, au contraire, est un bien digne ou absolu. Sa bonté réside en elle-même, en son être-personne, indépendamment de tout autre facteur : âge,sexe, santé, comportement, efficacité, situation sociale…
De sorte qu’elle doit être aimée et appréciée « absolument », c’est-à-dire pour elle-même, sans condition.
Il est évident que les biens « dignes » (ou « honorables ») peuvent aussi procurer du plaisir ou être utiles, mais ce n’est pas là leur bonté fondamentale ou première. L’amitié, par exemple, est source de joies incomparables et de multiples bienfaits. Cependant, la bonté de l’amitié se situe bien au-delà des joies et des services qui en découlent.
On pourrait dire que l’amitié est si extraordinairement bonne, en elle-même et par elle-même, qu’elle apporte aussi des satisfactions et des bénéfices incomparables. En revanche, chercher à avoir des amisuniquement pour ces avantages reviendrait à dégrader ou falsifier l’amitié. En fait, on relativiserait quelque chose dont la bonté est « absolue ».
Un aveuglement généralisé
Cependant, dans notre civilisation, les biens relatifs se sont imposés de telle manière que la notion même de bien digne ou absolu a disparu.
Tous les ans, mes élèves de première année de philosophie discutent pour savoir si cette matière est utile ou non, et finissent par pencher pour son utilité. Ils n’en reviennent pas quand je leur explique qu’Aristote déclare la philosophie radicalement inutile, précisément pour en montrer la supériorité et la noblesse : terme que je traduis, pour me faire comprendre, par supra-utile, en essayant de palier l’absence de signification de « ce qui est digne ».
De la même manière, après leur avoir expliqué en détail que la philosophie n’est pas subordonnée à un objectif ultérieur, que le philosophe ne cherche à savoir que pour savoir, presque tous en concluent que le philosophe cherche la connaissance pour le plaisir de savoir.
Comme beaucoup de nos contemporains, ils paraissent parfois incapables de concevoir ce qui est bon en soi et par soi, et non en vertu du bénéfice ou de la satisfaction qu'il génère. Et puisqu’ils ne peuvent pas la concevoir, ils concluent que la bonté de ce qui est digne « n’existe pas ».
Tu aimes bien les enfants ?
Concernant la procréation, le problème est que l’on apprécie le bien qu’est l’enfant selon des critères propres aux biens inférieurs, phénomène assez fréquent, même s’il est souvent inconscient.
Quand je dis que j’ai sept enfants, au cours d’interventions publiques, il n’est pas rare que l’un des assistants me demande : « Tu aimes bien les enfants, n’est-ce pas ? » Je fais alors une pause, je le regarde bien dans les yeux quelques secondes et j’ajoute aimablement : « j’aime bien, j’aime bien…, à vrai dire, ce que j’aime bien, c’est le jambon. Mes enfants je les aime de tout mon cœur ».
La réaction est généralement cordiale, et je n’ai pas trop de mal à leur faire comprendre qu’un enfant – une personne – ne doit jamais devenir une question de goûts, d’envies ou de désirs.
Car ce qui est digne surpasse de loin, à des années lumière, ce qui estagréable ou ce qui est utile. En réalité, il s’agit de biens incommensurables, qu’on ne devrait jamais peser dans la même balance. Ce qui est digne se justifie par lui-même et doit être aimé pour lui-même ; contrairement à ce qui est utile et/ou agréable.
un enfant – une personne – ne doit jamais devenir une question de goûts, d’envies ou de désirs.
En conséquence, il est indispensable aujourd’hui de développer l’aptitude, souvent atrophiée ou inexistante, à capter en profondeur la bonté de l’enfant en tant que tel. Plus encore que de connaitre les critères qui régissent la procréation responsable –ce qui est évidemment nécessaire-, l’essentiel est de comprendre que, pour mettre un enfant au monde, nul besoin d’autre raison que celle de sa grandeur sublime. C’est plutôt pour ne pas donner la vie qu’il faut avoir des raisons, sérieuses et bien soupesées.
Les enfants « sont le don le plus excellent du mariage et contribuent grandement au bien des parents eux-mêmes ».
Existe-t-il de telles raisons ?
Pour empêcher la procréation ou éliminer son fruit, non. Pour cesser de prendre les moyens qui pourraient entrainer la procréation, oui, parfois.
L’enfant constitue un bien absolu, au sens propre du terme. Mais absolu ne veut pas dire illimité. Précisément à cause de ses limites, il comporte toujours certains problèmes -des maux-, que l’on pourrait considérer comme « d’ordinaire administration », liés à la nécessité de prendre soin de lui.
Vu sous cet angle, et si l’on méconnait la bonté absolue de la personne, l’enfant est automatiquement perçu comme un mal. Mais on pourrait dire la même chose du conjoint, des parents, des frères et sœurs, des ami(e)s...
Nous entrons alors dans la logique terriblement individualiste de Sartre, pour qui « l’enfer, c’est les autres », et la seule réponse est l’isolement. Nous tombons ainsi dans la solitude, l’enfer "pour de vrai".
Le rejet de ce qui est digne débouche inévitablement sur une aporie, sur un chemin sans issue ni lumière. À l’inverse, la reconnaissance de l’enfant comme bien absolu, relativise ces maux inévitables et les transforme en occasion de croissance personnelle.
Inconvénients graves ou extraordinaires
Ce sont ceux qui mettent en jeu une ou plusieurs autres personnes, tels qu’un danger sérieux pour la femme enceinte ou pour la subsistance de la famille, ou des charges que la santé physique ou psychique des parents ne permet pas d’assumer…
Dans de telles circonstances, la situation est différente…et l’attitude et le comportement des parents doivent aussi être différents.
Le critère de base est celui qui régit toute action morale : fais le bien et évite le mal, avec les exigences propres à chaque terme de cet énoncé.
Faire le bien constitue le devoir le plus basique, fondamental et agréable, de l’être humain. Mais personne n’est obligé de mettre en œuvre tous les biens qu’il pourrait réaliser, théoriquement. Ne serait-ce que parce que le choix d’un bien -une profession, un état civil- entraîne l’abandon des autres possibilités.
En revanche, il n’est jamais permis de vouloir réellement un mal ou d’empêcher un bien, par une action directement conçue dans ce but. L’impératif d’éviter le mal, qui complète la facette affirmative de l’éthique, ne tolère aucune exception.
De nouveau, la bonté de l’enfant
La grandeur de la personne de l’enfant éclaire principalement les réflexions proposées ici. Selon les mots du Catéchisme de l’Église Catholique (n°1652) –citant Vatican II-, les enfants « sont le don le plus excellent du mariage et contribuent grandement au bien des parents eux-mêmes ».
En nous appuyant justement sur cette bonté intime et constitutive, que l’on n’appréciera jamais assez, il convient de distinguer deux comportements opposés en ce qui concerne la procréation, et le principe qui permet de les distinguer.
a) S’il existe des causes valables, il est moralement licite de ne pas vouloir faire le nécessaire pour une nouvelle conception. L'intention doit être simplement non-conceptive, jamais anti-conceptive. En d’autre termes, il est permis de cesser de vouloir procréer un nouvel enfant et de cesser d’agir pour en avoir un.
b) Mais il ne sera jamais moralement légitime d’empêcher par des moyens actifs que l’enfant arrive à la vie (anti-conception ou contraception), car cela équivaudrait à vouloir positivement un mal : que la nouvelle créature n’existe pas, et à œuvrer en conséquence.
C’est la profonde différence entre l’anti-conception et l’usage approprié des « méthodes naturelles ». Divergences qui, malgré la dénomination habituelle, n’est pas seulement, loin s'en faut, une question de « méthodes ».
En définitive, le critère de base continue à être la bonté absolue de l’enfant. Ceux qui, pour des raisons graves, décident de cesser de faire le nécessaire pour une nouvelle conception, doivent continuer à considérer l’enfant possible comme un grand bien, mais qu’ils ne recherchent pas en raison de leur situation actuelle.
Ils ne font rien de concret qui s’oppose à la conception, mais s’abstiennent de prendre les moyens pour donner la vie à un nouvel être humain. Et si, en dehors de leur volonté, Dieu les bénissait avec l’arrivée d’un autre enfant, ils devraient l’accepter sans réserves, confiants dans l’infinie Bonté et la Toute-puissance divine.
Les familles nombreuses
Enfin, la considération de la grandeur constitutive de chaque enfant aide à comprendre pourquoi « la Sainte Écriture et la pratique traditionnelle de l’Église voient dans les familles nombreuses un signe de la bénédiction divine et de la générosité des parents » (Catéchisme de l’Église Catholique, n°2373).
"Voir tant de familles nombreuses qui accueillent les enfants comme un véritable don de Dieu, nous remplit de joie et d’espérance" (Pape François)
Bien sûr, il y a des couples auxquels Dieu n’accorde que peu d’enfants ou même aucun, leur demandant alors d’orienter leur capacité d’aimer vers le bien d’autres personnes. Il est également vrai que fonder une famille nombreuse, si telle est la volonté de Dieu, est une garantie de bonheur et d’efficacité surnaturelle, vu la générosité que cela suppose (cf. Quand le Christ passe, n° 25).
Comme l’affirmait Benoit XVI, et peut-être tout particulièrement à notre époque, les familles "avec beaucoup d’enfants constituent un témoignage de foi, de courage et d’optimisme" (Audience Générale, 2-XI-20005) et "donnent un exemple de générosité et de confiance en Dieu" (Discours, 18-I-2009) ; à son tour, le Pape François s’exclamait : « Voir tant de familles nombreuses qui accueillent les enfants comme un véritable don de Dieu, nous remplit de joie et d’espérance " (Audience Générale, 21-01-2015).
Par ailleurs, Dieu bénit fréquemment la générosité de ces parents, en suscitant chez leurs enfants des décisions de don total à Jésus-Christ et aussi le désir de mettre au monde, à leur tour, de nombreux enfants. Ce sont des familles pleines de vitalité humaine et surnaturelle. De plus, lorsque viendra la vieillesse, les parents se verront le plus souvent entourés de l’affection de leurs enfants et des enfants de leurs enfants,
D’après Tomas Melendo