Saint Luc raconte que Jésus, après avoir convoqué les Douze, leur donna puissance et pouvoir sur tous les démons, et sur les maladies pour les guérir. Et il les envoya proclamer le Royaume de Dieu et faire des guérisons [1]. Son cœur souhaite que son message de salut parvienne au plus tôt aux brebis perdues de la maison d'Israël [2]. Connaissant les siens — leur zèle mais aussi leur inexpérience et leur peu de formation —, il a le souci de les instruire. Il ne veut pas les envoyer en mission sans avoir affermi leur foi et leur droiture d'intention, sans leur avoir donné des exemples concrets sur les vertus qu'ils doivent exercer, ni leur avoir dit comment ils devront agir dans les différentes situations. Des enseignements pleins de sens surnaturel mais aussi de bon sens sortiront de ses lèvres divines : Ne prenez rien pour la route, ni bâton, ni besace, ni pain, ni argent ; n'ayez pas non plus chacun deux tuniques. En quelque maison que vous entriez, demeurez-y, et partez de là. Quant à ceux qui ne vous accueilleront pas, sortez de cette ville et secouez la poussière de vos pieds, en témoignage contre eux. [3] Quelque temps plus tard, les disciples seront de retour, tout heureux, et se rassembleront autour du Maître pour lui faire part de leurs périples apostoliques, des miracles opérés par leurs mains et des conversions dont ils ont été témoins.
Or, Jésus sait que cet enthousiasme ne suffit pas, tout comme les propos qu'Il leur a adressés en cette occasion. C'est pourquoi il ne manque aucune occasion de les former, par sa parole et par ses actes. Peu à peu, il grave dans leur âme les idées force qui leur permettront de bien agir compte tenu des circonstances. Ainsi, lors de la multiplication des pains, il leur apprend à avoir l'esprit d'initiative et à faire confiance à la générosité divine [4] ; d'autres fois, il leur explique le sens de la vie chrétienne, inséparable de la croix qui est la porte pour ouvrir la gloire du ciel [5]. Il corrige énergiquement Jacques et Jean lorsque, poussés par un faux zèle, ils veulent détruire un village samaritain [6].
Jésus sait que les apôtres, tout comme ceux qui le suivront le long des siècles, passeront par des moments difficiles ; que leur foi sera mise à l'épreuve et qu'ils devront affronter des milieux difficiles. S'ils ne devront jamais avoir peur — il sera avec eux pour toujours jusqu'à la fin du monde [7] — il n'en doivent pas moins être prévenus contre les embûches, intérieures et extérieures, qui les attendent. Ils pourront ainsi les surmonter et en aider d'autres à venir à bout des obstacles.
L'âme et l'esprit justes
De nos jours aussi les disciples du Christ sont appelés à revêtir les armes de lumière [8], à développer leurs vertus et à demander ses dons à l'Esprit Saint, afin d'être capables d'évoluer dans le monde avec naturel et aisance, de discerner ce que Dieu attend d'eux à chaque instant et de réaliser dans leur vie l'ambition que saint Josémaria souhaitait au lecteur de Chemin : Je ne te dirai rien de nouveau. Je vais remuer tes souvenir, en faire surgir quelque pensée qui te frappe, pour que ta vie s'améliore, et que tu t'engages dans des chemins de prière et d'Amour, et que tu finisses par avoir l'âme et l'esprit justes [9].
Actuellement, l'expression « l'âme et l'esprit justes » est peut-être ambiguë pour certains, car elle peut évoquer quelque chose qui s'imposerait à la conscience de l'extérieur, ou bien une obéissance aveugle, se limitant à l'exécution matérielle d'un ordre… C'est aux antipodes des enseignements et de l'exemple du Seigneur, qui agissait avec liberté intérieure. C'est pourquoi il faisait parfois des gestes absolument inattendus. Ainsi, au cours de la Dernière Cène, avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à la fin. Au cours d'un repas […], il se lève de table, dépose ses vêtements, et prenant un linge, il s'en ceignit. Puis il met de l'eau dans un bassin et il commença à laver les pieds des disciples [10]. Si les persécuteurs du Seigneur avaient été témoins de cette manière d'agir, ils auraient peut-être pensé que son geste était déplacé ou théâtral. Un manque de justesse d'âme, en définitive, car où a-t-on vu qu'un maître s'abaisse de cette façon ? Or, par son exemple le Seigneur nous montre que nous devons avoir l'équilibre et la mesure en tout…, sauf en Amour [11].
l'esprit juste signifie être capables de discerner, sûrs dans la foi, généreux dans la charité, rendus aptes par l'amour de la vérité et par le désir de servir, pour offrir à ceux qui nous entourent un dialogue de lumière, d'amour
Qui a l'âme et l'esprit justes dispose de repères fermes pour agir en chrétien dans les différentes circonstances de sa vie. Cette justesse est la norme pour reconnaître la vérité. C'est pourquoi saint Josémaria affirme que l'esprit juste signifie être capables de discerner, sûrs dans la foi, généreux dans la charité, rendus aptes par l'amour de la vérité et par le désir de servir, pour offrir à ceux qui nous entourent un dialogue de lumière, d'amour [12]. Posséder de bons critères d'action permet de se surpasser, d'être plus libre, plus apostolique, plus apte à se donner pour de bon. Ce n'est pas en vain que le mot « critère » se rapporte au verbe grec krineo, séparer, cribler : séparer le bon grain de la paille ; distinguer, garder ce qui est bon et jeter ce qui est mauvais. En définitive, avoir un jugement sûr, une vie intérieure, un bon discernement et se comporter sagement.
Les jeunes en particulier ressentent le besoin de connaître la différence entre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. Devant les propositions d'une fausse liberté, d'un comportement peu clair ou peu exemplaire, ils voudraient avoir un sain esprit critique qui les aide à faire avec authenticité les choix les plus opportuns. En définitive, ils souhaitent avoir l'âme et l'esprit justes, parce que le jugement suppose de la maturité, des convictions fermes, une connaissance suffisante de la doctrine, un esprit plein de délicatesse, l'éducation de la volonté [13].
Le chrétien qui, jour après jour, se forme un jugement sain, cherche l'unité de vie. Chacun édifie sa sanctification en avançant pas à pas vers le bien, sans tomber dans l'indécision ou l'irrésolution. Ainsi une loi intérieure s'établit progressivement, un jugement intime, ce qui est l'objectif de l'accompagnement spirituel. Dès lors, il n'est pas surprenant de voir saint Josémaria affirmer que la finalité de la direction spirituelle est précisément de former des personnes au jugement sain [14].
L'efficacité de l'exemple
Le travail de formation requiert patience, effort et, surtout, prière et affection. La vie chrétienne d'un grand nombre, et avec elle leur bonheur, dépend aussi de la sainteté de ceux qui sont à leurs côtés et de leur capacité d'être vraiment exemplaires, de vivre ce qu'ils prêchent et de chercher à grandir dans les vertus qu'ils enseignent. Il n'est pas facile de former des personnes au jugement sûr si l'on ne commence pas par soi-même. Âme d'apôtre ; toi d'abord. […] Pourvu — dit saint Paul — qu'après avoir prêché les autres, je ne sois pas moi-même réprouvé [15].
Celui qui a la mission de former doit, surtout, frayer un chemin aux autres. Il ne peut pas se contenter de se faire entendre, car il a été appelé pour être un exemple vivant d'amitié, de droiture, de sincérité, de loyauté, d'ardeur au travail, de joie. Les vertus humaines sont le fondement des vertus surnaturelles et permettent de mettre celles-ci en pratique plus parfaitement. Celui qui s'efforce de les vivre finit par devenir, peut-être sans le chercher, un point de repère, un ami à qui il est possible de se fier, car il tient sa parole et est disponible lorsque quelqu'un a besoin de lui.
Ceci dit, l'essentiel est que sa foi et sa proximité de Dieu percent à travers sa vie et ses propos, en toute circonstance. Le chrétien doit se montrer authentique, véridique, sincère dans tous ses actes. Sa conduite doit refléter un esprit : celui du Christ [16]. Par sa foi, exprimée dans ses œuvres, il suscite autour de lui le désir de la sainteté et place spontanément les autres face à Jésus, de sorte qu'ils puissent répondre à son amour.
Foi et vision surnaturelle, mais aussi beaucoup de réalisme, de bon sens et de compréhension. La formation humaine n'est pas un aspect secondaire sur le chemin de la sainteté. La vie intérieure et la maturité humaine sont liées entre elles : il faut former des personnes qui puissent et veuillent se sanctifier et non pas des saints « mous comme un meringue » qui se brisent dès qu'ils rencontrent des difficultés dans leur vie. C'est pourquoi il est fondamental de traiter nos amis avec loyauté, en les corrigeant lorsque cela est nécessaire. Le saint-père a rappelé récemment la grande importance de « la correction fraternelle en vue du salut éternel ». Et d'ajouter : « Il est donc très utile d'aider et de se laisser aider à jeter un regard vrai sur soi-même pour améliorer sa propre vie et marcher avec plus de rectitude sur la voie du Seigneur. Nous avons toujours besoin d'un regard qui aime et corrige, qui connaît et reconnaît, qui discerne et pardonne (cf. Lc 22, 61), comme Dieu l'a fait et le fait avec chacun de nous. [17] »
Vérité et charité
Parfois, la tentation de se taire par crainte d'offenser peut être forte.
Il en coûte de corriger. Cependant, il est indispensable pour le bien de quelqu'un de lui dire les choses clairement autant de fois qu'il le faut
Tu ne veux jamais aller au fond de la vérité, dit saint Josémaria ; à la suite de quoi il propose une liste de prétextes : Tantôt par courtoisie ; le plus souvent, pour éviter de passer un mauvais quart d'heure ; parfois, pour ne pas le faire passer à d'autres. Et, toujours, par lâcheté Ainsi, avec cette peur d'approfondir, tu ne deviendras jamais un homme à l'esprit juste [18]. Il en coûte de corriger. Cependant, il est indispensable pour le bien de quelqu'un de lui dire les choses clairement autant de fois qu'il le faut, vivant selon la vérité et dans la charité [19]. En parlant de la nécessité d'être toujours sincère, saint Josémaria proposait souvent l'exemple de quelqu'un qui va chez le médecin et qui tait ou dissimule les symptômes de sa maladie : un comportement imprudent. Or, il serait encore pire que le médecin refuse de prescrire au malade les médicaments opportuns, sous prétexte de lui épargner le mauvais moment qu'il passerait en les prenant. La tâche de formation requiert confiance mutuelle, prudence et force d'âme. Celui qui forme doit être clair, sans brusquerie, et celui qui écoute doit accueillir avec reconnaissance les conseils reçus, manifester avec simplicité ses difficultés, conscient que tout est pour son bien.
Lorsque Benoît XVI s'adresse aux jeunes, il les encourage à aspirer à des idéaux élevés : « J'espère que parmi ceux d'entre vous qui m'écoutent aujourd'hui, se trouvent des futurs saints du vingt-et-unième siècle. […] Quand je vous invite à devenir des saints, je vous demande de ne pas vous contenter de la seconde place. Je vous demande de ne pas poursuivre un but limité en ignorant tous les autres. L'argent permet d'être généreux et de faire du bien dans le monde, mais à lui seul, il ne suffit pas à nous rendre heureux. [20]
Le vrai bonheur se trouve en Dieu. Nous devons avoir le courage de mettre nos espérances les plus profondes en Dieu seul (...)Lui seul peut satisfaire les exigences profondes de nos cœurs.
Le pape poursuivait en expliquant que beaucoup cherchent le bonheur là où il ne se trouve pas. Ils sont désorientés. Cependant, la clé du bonheur est simple : « Le vrai bonheur se trouve en Dieu. Nous devons avoir le courage de mettre nos espérances les plus profondes en Dieu seul, non pas dans l'argent, dans la carrière, dans les succès de ce monde, ou dans nos relations avec d'autres personnes, mais en Dieu. Lui seul peut satisfaire les exigences profondes de nos cœurs. [21] »
C'est ce dernier critère qui donne son sens à la vie de chaque homme : la sagesse du cœur — don de Dieu — qui, à partir de la foi, conduit à la communion avec le Seigneur et permet à l'homme de discerner le sens et la valeur des différentes situations de sa vie. Accompagner vers ce but quelqu'un qui souhaite suivre de près Jésus-Christ signifie l'aider à mûrir, à faire grandir sa liberté et sa capacité d'aimer.[1]. Lc 9, 1-2.
[2]. Mt 10, 6.
[3]. Lc 9, 3-5.
[4]. Cf. Lc 9, 13-17.
[5]. Cf. Lc 9, 23.
[6]. Cf. Lc 9, 51-55.
[10]. Jn 13, 1-2. 4-5.
[11]. Chemin, n° 427.
[12]. Saint Josémaria, Lettre 24 octobre 1965, n° 75.
[13]. Entretiens, n° 93.
[14]. Cf. ibid.
[15]. Chemin, n° 930.
[16]. Amis de Dieu, n° 141.
[17]. Benoît XVI, Message pour le Carême 2012, 3 novembre 2011, n° 1.
[18]. Chemin, n° 33.
[19]. Ep 4, 15.
[20]. Benoît XVI, Allocution aux élèves du Collège universitaire Sainte Marie de Twickenham, 17 septembre 2010.
[21]. Ibid.