Introduction à la messe en l’honneur de saint Josémaria, célébrée en l’église Notre-Dame de Bordeaux, par son éminence le Cardinal Jean-Pierre Ricard.
Frères et sœurs, nous sommes réunis ce soir en l’honneur de saint Josémaria Escriva de Balaguer. Je suis heureux que nous ayons parmi nous ce soir le Père de Rochebrune qui est vicaire de l’Opus Dei en France, et qui est d’origine bordelaise, et aussi tous les amis et sympathisants de l’Opus Dei, tous ceux qui ont voulu se joindre à cette messe. Cette année, comme l’an dernier déjà avec le livre Da Vinci code, la sortie du film a été une épreuve pour l’Opus Dei, à cause du discours calomniateur et profondément injuste qui attaquait cette institution de l’Église dont on sait l’importance qu’elle a actuellement dans la mission de l’Église. J’ai été particulièrement admiratif de la façon dont l’Opus Dei lui-même a réagi à cette campagne, par une opération portes-ouvertes. Cela a permis certainement, même si ce n’était peut-être pas le but de ceux qui avaient lancé ce dénigrement, de mieux vous connaître pour tous ceux qui voulaient avoir un renseignement sur votre vie, sur votre spiritualité, sur votre fonctionnement. Je crois que l’on a vu là une opération de communication assez exemplaire. Et dans ce contexte polémique, j’ai souhaité aussi que ma présence ce soir signifie mon amitié et mon soutien à l’Opus Dei, et à tout le travail qui se fait, particulièrement en France et à Bordeaux, et dans le monde entier.
Homélie de son éminence le Cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux, prononcée le 28 juin 2006 en la paroisse Notre-Dame à Bordeaux, pour la fête de saint Josémaria Escriva.
Chers frères et sœurs dans le Christ,
l’oraison de la messe d’aujourd’hui résume, en quelques mots bien sentis, on peut dire ce qui est le cœur même de la prédication, de l’appel à la conversion de saint Josémaria Escriva : « Dieu, qui as choisi saint Josémaria pour proclamer l’appel universel à la sainteté et à l’apostolat… être configuré au Christ dans l’exercice fidèle du travail quotidien, dans l’esprit du Christ… et être associé à l’œuvre de la rédemption ». En ces quelques mots, tout est dit. C’est vrai que la conversion permanente à laquelle nous invite saint Josémaria Escriva est de vivre pleinement du Christ. On pourrait dire qu’il reprend volontiers à son compte les paroles que l’apôtre Paul nous dit dans l’épître aux Galates : je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi ; car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. Saint Paul dit qu’il y a deux façons de vivre : ou bien selon la chair, ou bien selon l’esprit ; ou selon l’homme charnel, ou selon l’homme spirituel, qui met le Christ au centre. On pourrait dire de même que pour saint Josémaria, il y a deux façons de vivre la vie : une vie où le Christ est au centre, et puis ce qu’il appelle, dans certains de ses écrits, la vie de l’homme frivole.
Dans ce recueil posthume de ses réflexions, publié sous le titre de Sillon, il décrit par petites touches ce qu’il appelle la frivolité : c’est la situation de celui qui n’a pas d’orientation nette dans la vie, pas d’idéal, pas de choix premier, pas d’axe, encore moins de choix d’une personne à suivre. Le frivole se laisse porter, on pourrait dire flotter, au gré de ses sentiments, de ses inspirations, de ses intérêts. Saint Josémaria écrit : « In medio stat virtus, la vertu se situe dans le juste milieu, dit la sage maxime, pour nous éloigner des extrémismes. Mais ne va pas tomber dans l’erreur de changer ce conseil en euphémisme, pour cacher ton laisser aller, ta ruse, ta tiédeur, ta désinvolture, ton manque d’idéal, ton conformisme. Médite ces paroles de la sainte écriture : Ah ! Si tu étais froid ou chaud ! Mais puisque tu es tiède, je te vomirai de ma bouche. » C’est une phrase prise dans l’Apocalypse de saint Jean. La frivolité, c’est de ne rien risquer du tout, de ne rien risquer pour le Christ, de ne pas prendre de décision qui coûte, c’est vivre une tiédeur dans la vie spirituelle.
Il peut y avoir différentes formes de cette frivolité, il y en a une par exemple qui est de compartimenter sa vie, de cantonner le Christ et les exigences de l’Évangile dans un des domaines de l’existence, c’est-à-dire un domaine du religieux, et puis de vivre tous les autres domaines, familiaux, professionnels, associatifs, politiques, dans une complète autonomie par rapport au Christ, par rapport à son Évangile. Or, pour Josémaria, il y a une invitation à vivre la sainteté dans la configuration au Christ, mais qui se fait dans le travail quotidien, dans ce qui fait le quotidien de nos journées. La vie chrétienne implique la rencontre décisive avec le Christ, le désir de répondre à son appel, de se mettre à sa suite, d’écouter sa parole et de la laisser imprégner notre vie. On peut dire que le chrétien doit être un homme dont toute la vie est aimantée par le Christ, marquée par lui. Et il sait que l’accueil du Christ se fait par le don à lui de toute sa vie, de sa vie dans toutes les dimensions qui la constituent. C’est toute la vie, notre vie quotidienne, notre vie de tous les jours, qui doit être convertie par le Christ ; c’est là le véritable appel à la sainteté. Notre saint écrit : « Celui-là obtient davantage, qui insiste de plus près ; alors toi, tiens-toi plus près de Dieu, efforce-toi d’être saint. » Un peu plus loin, il écrit : « Un remède à tout : la sainteté personnelle. C’est pourquoi les saints furent si pleins de paix, de force, de joie et d’assurance. »
Il est important de se tourner sans cesse vers le Christ, de remettre nos vies entre ses mains, de rechercher la volonté de Dieu, de mettre nos pas dans les pas du Seigneur ; en fait, d’entrer dans la relation filiale du Christ. Au moment de la mort de Jésus, saint Luc rapporte cette parole du Christ sur la croix : « Père, entre tes mains je remets mon esprit ». Si Jésus, à ce moment décisif, dit cette prière, c’est parce qu’elle résume tout ce qu’a été l’attitude de Jésus, sa relation filiale, tout au long de sa vie. Il est celui qui est venu faire la mission du Père, celui qui est venu faire au jour le jour non pas sa volonté mais la volonté du Père. « Ma nourriture, dit Jésus, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre ». Et il faut que les différentes composantes de nos vies soient, elles aussi, vécues dans la logique de l’Évangile. Saint Josémaria parle d’ailleurs à ce propos de la nécessité de cultiver les différentes vertus naturelles. Il écrit : « Ils sont nombreux les chrétiens qui suivent le Christ, tout éblouis par sa divinité, mais ils l’oublient, lui, en tant qu’homme. Ils échouent dans la pratique des vertus surnaturelles, malgré tout un attirail extérieur de piété, parce qu’ils ne font rien pour acquérir les vertus humaines. » Et ce qui me frappe, c’est que dans son enseignement, dans les conseils qu’il donne, les conseils spirituels, les conseils de sagesse parfois toute simple, Josémaria Escriva ne méprise pas ces vertus toutes simples du quotidien. Il méditera aussi bien sur la générosité, la joie, l’audace, l’humilité, la sincérité, la loyauté, la véracité, l’amitié, la responsabilité, la pénitence.
Cet amour du Seigneur et cette sanctification de notre vie ne sont pas choses acquises une fois pour toutes, comme si tout cela n’était qu’un passé sur lequel nous pouvons nous reposer. Bien sûr, l’Esprit Saint nous a fait parcourir tout un chemin à la suite du Christ ; nous avons découvert un certain nombre de choses ; nous ne sommes plus exactement aux premiers pas de notre vie chrétienne, mais en même temps nous savons que nous ne pouvons jamais nous installer dans l’aujourd’hui ; que cet amour du Seigneur est quelque chose de vivant : ou bien cela augmente, ou bien cela diminue ; que cette sanctification de la vie, c’est toujours quelque chose à reprendre, c’est toujours quelque chose qui doit nous irriguer, et cette irrigation, jusqu’à notre mort, n’est jamais achevée : il faut sans cesse reprendre le travail et l’approfondir. Donc, au cours de cette messe, nous pouvons nous demander où nous en sommes : est-ce que tout va parfaitement bien ? Ou bien, quels sont pour nous, encore, aujourd’hui, les points de conversion que le Seigneur nous donne à voir, grâce à son esprit, plus clairement.
Il faut pourtant ajouter tout de suite quelque chose, que nous rappellent les saints : c’est que cette sanctification de la vie ne vient pas de nous seuls, elle est un don du Seigneur, que nous avons à demander quotidiennement. Certes, c’est un don qui fait appel à notre responsabilité, à notre liberté, à notre collaboration, mais cela reste toujours un don de Dieu, à demander, comme des pauvres et des mendiants, dans la prière. Et je crois que s’il y a un lieu où ce don nous est particulièrement manifesté, c’est l’Eucharistie. L’année de l’eucharistie nous a invités à creuser davantage encore cette dimension du don. En effet, regardons bien ce qui est en jeu dans l’Eucharistie. L’Eucharistie est ce lieu, tout d’abord, où le Seigneur vient à notre rencontre, nous donne rendez-vous. Nous voulons donc rejoindre le Seigneur, aller à sa rencontre ; recevoir le Seigneur et être reçu par Lui ; accueillir le Seigneur et être accueilli par Lui. Seigneur, à qui irions-nous ? C’est toi qui as les paroles de la vie.
L’Eucharistie est aussi ce lieu où le Seigneur vient à nous avec sa parole, et donc c’est le moment de vérifier notre qualité d’écoute du Seigneur, la qualité de veille, d’attention, de vigilance. Comment la présence du Seigneur nous habite-t-elle dans notre vie quotidienne ? Comment sa parole, la recherche de sa volonté, va éclairer notre vie de tous les jours, les paroles que nous avons à dire, les actes que nous avons à poser, les relations que nous avons à vivre ? Et puis, dans l’Eucharistie, est offert au Père, par nos mains, le sacrifice même de Jésus, celui qui se donne au Père pour le salut de tous les hommes. Et nous sommes invités nous-mêmes, au cœur même de la prière eucharistique, à nous associer à ce sacrifice du Christ, à nous donner nous-mêmes en sacrifice, à donner notre vie, à livrer notre vie. Je pense à ce que saint Paul disait aux Chrétiens de Rome : Je vous exhorte donc, frères, au nom de la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes en sacrifice vivant saint et agréable à Dieu. Ce sera là votre culte spirituel. Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait. Et donc l’offrande de notre vie avec le Christ, notre participation avec le Christ à son sacrifice, nous invite ensuite à vivre cette offrande, ce sacrifice, ce don de nous-mêmes, cette recherche de la volonté de Dieu, dans ce qui fait le quotidien de nos journées. Le Pape Jean-Paul II disait dans sa lettre sur l’Eucharistie, Mane nobiscum Domine : « ce que nous vivons dans notre vie quotidienne est la vérité de nos célébrations ». Il y a un test de la vérité de nos célébrations, c’est de voir comment ce sacrifice du Christ auquel nous nous unissons devient notre logique de vie, dans la vie de tous les jours. Car au cœur de la prière eucharistique, au moment même où nous nous unissons au sacrifice du Christ, le Seigneur Jésus fait de nous les membres de son Corps. C’est pour cela que dans la prière eucharistique nous prions pour l’Église, c’est-à-dire pour qu’elle soit véritablement ce Corps que le Seigneur ressuscité se donne aujourd’hui dans le monde. Et c’est pour cela qu’il y a un lien entre la communion que l’on reçoit et l’envoi final. Saint Augustin avait une très belle formule, en disant : « Soyez maintenant, dans votre vie de tous les jours, ce que vous avez reçu. Au moment où tu es venu communier, on t’a dit : « Le Corps du Christ » ; eh bien, sois un membre du Corps du Christ dans ta vie quotidienne pour que ton « amen » soit vrai ». C’est là justement que nous aurons à vivre cette participation à la rédemption dont parlait l’oraison de ce jour, et en même temps, la réponse à cet appel à l’apostolat, avec toute l’Église.
Puisse cette Eucharistie que nous célébrons ce soir, par l’intercession de saint Josémaria Escriva, nous donner d’être, chacun de nous, cette bonne terre dans laquelle vient germer et produire au centuple la semence de la grâce divine. Amen.