Un anticléricalisme « bon »

Entretien avec Monseigneur Fernando Ocariz, vicaire général de l'Opus Dei, sur la relation du chrétien avec la politique d'après Josémaria Escrivá de Balaguer.

« La sainteté n'est pas une affaire pour des privilégiés (…). Le Seigneur nous a appelé à rappeler à tous que, en tout état et condition, au milieu des nobles idéaux terrestres, nous pouvons être saints : la sainteté est possible ». C'est ce qu'écrivit dans une lettre, le 24 mars 1930, Josémaria Escrivá de Balaguer.

Monseigneur Ocariz, dans votre conférence, vous avez parlé de la pensée du saint Josémaria sur un sujet qui est central dans la vie d'un chrétien laïc : sa relation avec la société civile. Par exemple dans sa célèbre homélie « Le matérialisme chrétien », manifesta le besoin d'avoir une « mentalité laïque », y compris dans les questions politiques. Qu'est-ce que cela signifie exactement ?

Cela signifie, à mon point de vue, d'avoir compris en profondeur les conséquences implicites de la vocation chrétienne des fidèles laïcs : comme l'enseigne le concile Vatican II, les laïcs ont la mission spécifique « de rechercher le royaume de Dieu dans la gestion des choses temporelles, et en les orientant selon Dieu ». C'est pourquoi, quand il intervient dans les questions politiques, le chrétien les affronte avec la responsabilité qui lui revient en tant que citoyen et de la mission qui lui est propre en tant que chrétien. Dans les enseignements du Josémaria Escrivá, la mentalité laïque est aussi éloignée du laïcisme que du cléricalisme, précisément parce qu'il comporte la conscience de devoir agir dans les questions temporelles (professionnelles, sociales, politiques…) avec compétence professionnelle et avec esprit chrétien, c'est-à-dire selon Dieu et au service du prochain.

D'après Josémaria Escrivá, l'une des conséquences d'une cohérente « mentalité laïque » dans le champ politique est « d'être assez honnêtes pour assumer sa propre responsabilité personnelle ». Dans la pratique, qu'est-ce que cela implique ?

Cela implique évidemment de ne pas prétendre décharger sur les autres ou sur l'Église les conséquences de ses propres décisions. En outre, je dirais que cela signifie aussi de ne pas avoir peur — ou en tout cas, surmonter la peur — de donner un témoignage personnel clair en défense de la vérité et de la justice, également lorsque dans certaines ambiances une conduite de ce genre peut aller à contre-courant ou même sembler dangereuse pour la propre carrière professionnelle ou politique. Le catholique doit toujours essayer de promouvoir la concorde, la sérénité et l'ouverture d'esprit dans les débats d’opinions, mais pas au prix de réduire le christianisme au domaine strictement privé, parce que dans un tel cas le bien temporel terrestre lui-même de la société civile se verrait sérieusement compromis.

Autre conséquence, d'après Josemaría Josémaria Escrivá : « être assez catholique pour ne pas se servir de notre Mère l'Église, en la mêlant à des factions humaines ». Qu'est-ce que cela signifie, Mgr Ocariz. Est-ce peut-être une prise de distance à l'égard des partis explicitement catholiques ?

« Ne pas se servir de l'Église » ne veut pas dire nier, en principe, l'opportunité qu'existent des partis explicitement catholiques. Cela signifie rappeler aux catholiques qui agissent en politique, et aussi aux non-catholiques, qu'ils ne doivent pas immiscer l'Église dans la défense des intérêts partisans. C'est-à-dire qu'il faut respecter l'Église dans la défense de l'accomplissement de sa mission et, en même temps, défendre l'autonomie légitime des réalités temporelles, si bien que les laïcs les sanctifient sans se servir de l'Église : d'Elle, ils doivent espérer recevoir rien de plus (et rien de moins) que la Parole de Dieu et les Sacrements. Cela comporte aussi la défense juste de la liberté personnelle des chrétiens dans tous les champs que le Seigneur a laissé à la libre discussion des hommes, et c'est un autre aspect où la prédication du Josémaria Escrivá fut claire et incisive : il ne cessa jamais de répéter que personne ne peut réduire la foi à une idéologie terrestre, ni se considérer investi du pouvoir de disqualifier ceux qui ne pensent pas comme lui dans des matières qui, par leur nature, admettent diverses solutions conformes à la doctrine du Christ.

Le spiritualisme, le matérialisme et le cléricalisme sont quelques-uns des obstacles pour la formation d'une véritable « mentalité laïque ». À propos du cléricalisme, vous avez parlé dans votre conférence d'un « bon anticléricalisme » promu par le bienheureux. Dans quel sens on peut mettre en pratique un « bon anticléricalisme » ?

L'anticléricalisme « bon », à la différence de l'anticléricalisme « mauvais », naît de l'amour de l'Église ; et en particulier de l'amour du sacerdoce, uni à une compréhension profonde du rôle ecclésial des laïcs. Cet anticléricalisme « bon » a beaucoup de conséquences pratiques et elles s'opposent toutes au cléricalisme dans ses diverses formes. Je pense que l'un des éléments essentiels est le rejet de tout ce qui comporte, aussi bien dans l'activité du fidèle laïc que dans celle du prêtre, l'usage d'une mission sacrée pour une finalité terrestre.

Monseigneur Ocariz, pouvez-vous préciser ?

Le laïc, par exemple, ne peut prétendre se servir de la hiérarchie ecclésiastique ou simplement de sa propre condition de catholique pour obtenir des avantages professionnels non mérités ; pareillement, le prêtre ne peut prétendre réduire la fonction des laïcs à celle de simples collaborateurs des activités ecclésiastiques. Certes, la collaboration des laïcs dans les fonctions propres du prêtre, à l'intérieur de certaines limites, est possible et parfois très opportune. Mais, comme l'enseigne Josémaria Escrivá, et comme cela fut défini par le concile Vatican II, il est évident que le rôle spécifique des laïcs n'est pas d'être partie prenante dans les fonctions des ministres sacrés, mais d'agir avec liberté et responsabilité dans les structures temporelles, en les vivifiant avec le ferment du message du Christ. Cela, cependant, ne signifie pas qu'il y ait séparation, et encore moins opposition, entre la mission des pasteurs et la mission des laïcs.

Est-ce que Josémaria Escrivá considérerait comme cléricales les actions des pasteurs de l'Église qui donnent des indications aux chrétiens lorsque, en politique, des décisions importantes doivent être prises en matière morale et sociale ?

Non, bien entendu. La fonction magistérielle fait partie intégrante, à laquelle on ne saurait renoncer, de la mission des évêques qui doivent prêcher l'Évangile avec toutes ses implications morales et sociales. Naturellement, dans des circonstances normales, leur enseignement se centre sur les principes doctrinaux et sur les principales conséquences d'ordre pratique. Pour donner un exemple concret, il serait absurde de parler de « cléricalisme » au sujet du discours du 28 janvier dernier, où Jean-Paul II a affirmé que la loi civile doit protéger le mariage indissoluble. D'un autre côté, dans des circonstances exceptionnelles, les évêques peuvent avoir aussi le devoir de demander aux catholiques une unité d'action politique concrète : bien que dans des circonstances normales, une telle unité ne soit pas nécessaire, elle peut l'être, pour la liberté de l'Église quand celle-ci se voit menacée par une idéologie totalitaire. Si la hiérarchie épiscopale d'un pays décidait d'intervenir de cette façon-là, son attitude ne serait pas une manifestation de cléricalisme, mais de cohérence dans l'accomplissement de sa mission pastorale.

Monseigneur Ocariz, peut-on considérer l'Opus Dei comme un véritable parti composé de catholiques quoique non institutionnalisé ?

Non, aucunement. Chaque fidèle de la prélature a ses convictions propres et personnelles en matière politique, scientifique, culturelle, artistique, assumées au nom de la même liberté dont jouissent les autres citoyens chrétiens ; c'est-à-dire sans autres limites que celles qui découlent de la foi et de la morale catholiques. Le bienheureux Josémaria affirmait que si, dans l'Opus Dei, on avait simplement suggéré l'adhésion à une ligne politique déterminée, il aurait été le premier à quitter l'Œuvre. Même dans les questions théologiques qui sont matière à opinion, le bienheureux Josémaria a interdit que l'on forme une doctrine propre à l'Opus Dei. En ce qui se rapporte à l'agir politique, il existe une notable diversité d'options parmi les fidèles de l'Opus Dei, non seulement en théorie, mais aussi en pratique.

Pouvez-vous nous donner quelques exemples concrets ?

Aux États-Unis par exemple, nous trouvons des fidèles qui sympathisent avec les démocrates et d'autres avec les républicains. La situation est analogue en Grande-Bretagne où il y a des partisans du parti conservateur et des partisans du parti travailliste. Dans l'Espagne des années soixante, outre les fidèles de l'Œuvre qui, en même temps que de nombreux autres catholiques, participaient au régime de Franco, il y en avait d'autres qui ont été obligés de s'exiler à cause de leur activité d'opposition. Tous avaient et ont en commun avec tous ceux qui s'efforcent d'être de bons chrétiens, le désir de servir loyalement la société, en affrontant les problèmes humains non seulement avec compétence professionnelle, mais surtout à la lumière de l'Évangile.

Revista Il Consulente RE (Milan), 1 Mars 2002