Introduction
L'importance de la création réside dans le fait qu'elle est « le fondement de tous les projets divins de salut [...] ; le commencement de l’histoire du salut, qui culmine avec le Christ » (Compendium, 51). La Bible et le Credo commencent par la confession de la foi en Dieu Créateur.
Contrairement aux autres grands mystères de notre foi (la Trinité et l'Incarnation), la création est « la première réponse aux interrogations fondamentales de l’homme sur son origine et sur sa fin » (Compendium, 51), questions que l'esprit humain se pose et auxquelles il répond aussi partiellement comme le montrent la réflexion philosophique et les récits des origines de la culture religieuse de tant de peuples (cf. Catéchisme, 285). Cependant, la spécificité de la notion de création n'a été réellement appréhendée qu'avec la révélation judéo-chrétienne.
La création est donc à la fois un mystère de foi et une vérité accessible à la raison (cf. Catéchisme, 286). Cette position particulière en fait un bon point de départ pour l'évangélisation et le dialogue que les chrétiens, même à notre époque[1], sont appelés à mener comme l'a fait saint Paul à l'Aréopage d'Athènes (cf. Ac 17,16-34).
Une distinction est habituellement faite entre l'acte créateur de Dieu (création active sumpta), et la réalité créée qui est l'effet de cette action divine (création passive sumpta)[2].
1) « La création est l'œuvre commune de la Sainte Trinité » (Catéchisme, 292).
La Révélation présente l'action créatrice de Dieu comme le fruit de sa toute-puissance, de sa sagesse et de son amour. La création est généralement attribuée au Père (cf. Compendium, 52), la rédemption au Fils et la sanctification à l'Esprit Saint. En même temps les œuvres ad extra de la Trinité (la première d'entre elles, la création) sont communes aux Personnes ; la question se pose donc de leur rôle spécifique dans la création, car « chaque personne divine opère l’œuvre commune selon sa propriété personnelle » (Catéchisme, 258). C'est le sens de l'attribution traditionnelle des attributs essentiels (toute puissance, sagesse, amour) respectivement à l'œuvre créatrice du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
(a) « Créateur du ciel et de la terre ».
« " Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre " (Gn 1, 1) : trois choses sont affirmées dans ces premières paroles de l’Écriture : le Dieu éternel a posé un commencement à tout ce qui existe en dehors de lui. Lui seul est créateur (le verbe « créer » – en hébreu bara – a toujours pour sujet Dieu). La totalité de ce qui existe (exprimé par la formule « le ciel et la terre ») dépend de Celui qui lui donne d’être » (Catéchisme, 290).
Dieu seul peut créer au sens propre du terme[3] , ce qui implique de créer à partir de rien (ex nihilo) et non à partir de quelque chose de préexistant ; cela requiert une puissance active infinie qui correspond à Dieu seul (cf. Catéchisme, 296-298). Il est donc congruent d'attribuer la toute-puissance créatrice au Père, puisqu'il est dans la Trinité – selon une expression classique – fons et origo, c'est-à-dire la Personne dont procèdent les deux autres, le principe sans principe.
La foi chrétienne affirme que la distinction fondamentale dans la réalité est celle qui existe entre Dieu et ses créatures. Ce fût une nouveauté dans les premiers siècles quand la polarité entre la matière et l'esprit donnait lieu à des points de vue irréconciliables (matérialisme et spiritualisme, dualisme et monisme). Le christianisme brisa ces moules en affirmant que la matière (tout comme l'esprit) est également création du Dieu unique et transcendant. Plus tard, Thomas d'Aquin a développé une métaphysique de la création qui décrit Dieu comme l'Être subsistant lui-même (Ipsum Esse Subsistens). En tant que cause première, il est absolument transcendant au monde ; et, en même temps, en vertu de la participation de son être dans les créatures, il est intimement présent en elles qui dépendent en tout de celui qui est la source de l'être. Comme l'avait déjà rappelé saint Augustin, Dieu est superior summo meo et en même temps intimior intimo meo[4].
b) « Par qui tout a été fait ».
La littérature sapientielle de l'Ancien Testament présente le monde comme le fruit de la sagesse de Dieu (cf. Sg 9, 9). « Il n’est pas le produit d’une nécessité quelconque, d’un destin aveugle ou du hasard » (Catéchisme, 295), mais il possède une intelligibilité que la raison humaine, participant de la lumière de l'intelligence divine, peut saisir, non sans effort et dans un esprit d'humilité et de respect devant le Créateur et son œuvre (cf. Jb 42, 3 ; Catéchisme, 299). Ce développement atteint sa pleine expression dans le Nouveau Testament : en identifiant le Fils, Jésus-Christ au Logos (cf. Jn 1, 1), il affirme que la sagesse de Dieu est une Personne, le Verbe incarné, par qui tout a été fait (cf. Jn 1, 3). Saint Paul formule cette relation de la création avec le Christ, en précisant que toutes choses ont été créées en lui, par lui et pour lui (cf. Col 1, 16-17).
Il y a donc une raison créatrice à l'origine du cosmos (cf. Catéchisme, 284)[5]. Le christianisme a eu, dès ses origines, une grande confiance dans la capacité de la raison humaine à connaître ; et une énorme certitude que la raison (scientifique ou philosophique) ne peut jamais arriver à des conclusions contraires à la foi, puisque les deux proviennent de la même origine.
Il n'est pas rare de rencontrer certaines personnes qui posent de faux dilemmes par exemple entre création et évolution. En réalité une épistémologie adéquate non seulement distingue les sphères des sciences naturelles et de la foi, mais reconnaît aussi dans la philosophie un élément de médiation nécessaire, car les sciences, avec leur méthode et leur objet propres, ne couvrent pas toute la sphère de la raison humaine ; et la foi, qui se réfère au même monde dont parlent les sciences, a besoin de catégories philosophiques pour se formuler et entrer en dialogue avec la rationalité humaine[6].
Il est donc logique que l'Église ait cherché dès le début le dialogue avec la raison : une raison consciente de son caractère créé puisqu'elle ne s'est pas donnée l'existence et ne dispose pas complètement de son avenir : une raison ouverte à ce qui la transcende, à la Raison originelle en somme. Paradoxalement, une raison fermée qui croit pouvoir trouver en elle-même la réponse à ses questions les plus profondes, finit par affirmer le non-sens de l'existence, et par ne pas reconnaître l'intelligibilité du réel (nihilisme, irrationalisme).
c) « qui est Seigneur et qui donne la vie ».
« Nous croyons que [le monde] procède de la volonté libre de Dieu qui a voulu faire participer les créatures à son être, sa sagesse et sa bonté : " Car c’est toi qui créas toutes choses ; tu as voulu qu’elles soient, et elles furent créées " (Ap 4, 11). [...] "Le Seigneur est bon pour tous, et sa tendresse s'étend sur toutes ses œuvres" (Ps 145, 9) » (Catéchisme, 295). « Issue de la bonté divine, la création participe à cette bonté (" Et Dieu vit que cela était bon (...) très bon " : Gn 1, 4. 10. 12. 18. 21. 31). Car la création est voulue par Dieu comme un don » (Catéchisme, 299).
Ce caractère de bonté et de gratuité permet de découvrir dans la création l'action de l'Esprit – qui « planait sur les eaux » (Gn 1,2) –, la Personne-Don dans la Trinité, l'Amour subsistant entre le Père et le Fils. L'Église confesse sa foi dans l'œuvre créatrice de l'Esprit Saint, donneur de vie et source de tout bien[7].
L'affirmation chrétienne de la liberté créatrice de Dieu nous permet de surmonter l'étroitesse d'autres visions qui, en plaçant une nécessité en Dieu, finissent par soutenir un fatalisme ou un déterminisme. Il n'y a rien, ni « à l'intérieur » ni « à l'extérieur » de Dieu qui l'oblige à créer. Quelle est donc la fin qui l'anime ? Que s'est-il proposé de faire en nous créant ?
2) « Le monde a été créé pour la gloire de Dieu » (Concile Vatican I).
Dieu a tout créé « non pas pour accroître sa gloire mais pour la manifester et la communiquer »[8] . Insistant sur cet enseignement de saint Bonaventure, le Concile Vatican I (1870) déclare que « Dans sa bonté et par sa force toute-puissante, non pour augmenter sa béatitude, ni pour acquérir sa perfection, mais pour la manifester par les biens qu’il accorde à ses créatures, ce seul vrai Dieu a, dans le plus libre des desseins, crée à partir de rien à la fois l'une et l'autre créature, la spirituelle et la corporelle » (DS 3002 ; cf. Catéchisme, 293). Lorsqu'on affirme, par conséquent, que la fin de la créature est la gloire de Dieu, on ne défend pas une sorte d'égocentrisme divin. Au contraire, Dieu, pour ainsi dire, sort de lui-même pour se communiquer aux créatures. La gloire de Dieu consiste en cette manifestation et communication de sa bonté pour laquelle le monde a été créé. Pour « faire de nous "des fils adoptifs par Jésus-Christ : tel fut le dessein bienveillant de Sa volonté à la louange de gloire de sa grâce" (Ep 1, 5-6) : "Car la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu" » (Catéchisme, 294)[9].
Loin d'une dialectique de principes opposés (comme le dualisme manichéen ou l'idéalisme moniste hégélien), l'affirmation de la gloire de Dieu comme fin de la création n'est pas une négation de l'homme, mais un présupposé indispensable à son épanouissement. L'optimisme chrétien s'enracine dans l'exaltation conjointe de Dieu et de l'homme : « L'homme n'est grand que si Dieu est grand »[10]. C'est un optimisme et une logique qui affirment la priorité absolue du bien, mais qui ne sont pas aveugles à la présence du mal dans le monde et dans l'histoire, comme nous le verrons dans le prochain thème. Mais c'est surtout l'affirmation centrale du christianisme : Dieu a tout créé pour le Christ, qui est à la fois Dieu et homme, et dans sa glorieuse exaltation l'humanité est élevée en même temps que se manifeste la splendeur de la divinité.
3. La nature temporelle du créé et l'évolution
L'effet de l'action créatrice de Dieu est la totalité du monde créé, « le ciel et la terre » (Gn 1,1). Le quatrième concile du Latran (1215) dit que Dieu est « créateur de toutes les choses visibles et invisibles, spirituelles et corporelles, qui, par sa force toute-puissante, a tout ensemble créé de rien dès le commencement du temps l'une et l'autre créature, la spirituelle et la corporelle, c'est-à- dire les anges et le monde, puis la créature humaine faite à la fois d'esprit et de corps » (DS 800).
Cela signifie, d'une part, que, comme nous l'avons vu, le christianisme dépasse à la fois le monisme (qui affirme que la matière et l'esprit sont confondus, que la réalité de Dieu et celle du monde s’identifient) et le dualisme (selon lequel la matière et l'esprit sont des principes originels opposés).
D'autre part cet enseignement affirme que l'action créatrice appartient à l'éternité de Dieu mais que l'effet de cette action est marqué par la temporalité. La Révélation affirme que le monde a été créé avec un commencement temporel, c'est-à-dire qu'il a été créé avec le temps, ce qui est conforme au dessein divin de se manifester dans l'histoire du salut. Il s'agit d'une vérité révélée que la raison ne peut démontrer comme l'a enseigné Thomas d'Aquin dans la célèbre dispute médiévale sur l'éternité du monde[11]. Dieu guide l'histoire par sa providence.
La création a donc un commencement, mais elle ne se réduit pas au moment initial, elle est configurée comme une création continue puisque l'influence créatrice divine ne disparaît pas. La création est révélée dans la Bible comme une action divine qui se poursuit dans l'histoire jusqu'à son aboutissement final dans la nouvelle création. On comprend alors que rien n'est plus éloigné de la vision chrétienne qu'une mentalité immobile selon laquelle tout était déjà parfaitement fixé dès le départ. Dans une vision dynamique, donc, certains aspects de la théorie de l'évolution s'intègrent sans difficulté, sachant toujours qu'il faut distinguer les niveaux de considération, en respectant la sphère d'action et de causalité divine, distincte de la sphère d'action et de causalité des êtres créés. Si l'exaltation de la première au détriment de la seconde conduit à un supranaturalisme inacceptable (comme si Dieu faisait tout et que les créatures étaient en fait des « marionnettes » entre les mains du seul agent divin), la survalorisation de la seconde au détriment de la première conduit à une vision tout aussi insuffisante : le déisme naturaliste selon lequel Dieu ne peut agir dans un monde qui possède sa propre autosuffisance.
4. Création et salut
La création est « le premier pas vers l'alliance du Dieu unique avec son peuple » (Compendium, 51). Dans la Bible, la création est ouverte à l'action salvatrice de Dieu dans l'histoire qui a sa plénitude dans le mystère pascal du Christ et qui atteindra sa perfection finale à la fin des temps. La création est faite en vue du sabbat, le septième jour où le Seigneur s'est reposé, le jour où culmine la première création et qui ouvre sur le huitième jour où commence une œuvre encore plus merveilleuse : la Rédemption, la nouvelle création dans le Christ (2 Co 5,7 ; cf. Catéchisme, 345-349).
Cela montre la continuité et l'unité du plan divin de création et de rédemption. La relation entre les deux peut être exprimée en disant que, d'une part, la création est le premier événement salvifique et, d'autre part, que le salut rédempteur a les caractéristiques d'une nouvelle création. Cette relation éclaire des aspects importants de la foi chrétienne, comme l'ordination de la nature à la grâce ou l'existence d'une unique fin surnaturelle de l'homme.
5. La vérité sur la création dans la vie du chrétien
La nature radicale de l'action créatrice et salvatrice de Dieu exige une réponse qui a le même caractère de totalité : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force » (Dt 6,5 ; cf. Mt 22,37 ; Mc 12,30 ; Lc 10,27). En même temps l'universalité de l'action divine a un sens intensif et extensif : Dieu crée et sauve l'homme en entier et tous les hommes. Répondre à son appel à l'aimer de tout notre être est intrinsèquement lié au fait de porter son amour au monde entier. Ainsi, l'affirmation que l'apostolat est la surabondance de la vie intérieure[12] se manifeste par une dynamique analogue de l'action divine, c'est-à-dire de l'intensité de l'être, de la sagesse et de l'amour trinitaire qui déborde vers ses créatures.
La connaissance et l'admiration de la puissance, de la sagesse et de l'amour divins conduisent l'homme à une attitude de révérence, d'adoration et d'humilité, à vivre en présence de Dieu en se sachant son enfant. Conscient que tout a été créé pour la gloire de Dieu, le chrétien cherche à se conduire dans toutes ses actions en vue de la véritable fin qui remplit sa vie de bonheur : la gloire de Dieu, et non sa propre vaine gloire. Il s'efforce de rectifier l'intention dans ses actions de sorte que l'on puisse dire que c'est la seule fin de sa vie : Deo omnis gloria ! [13]
La grandeur et la beauté des créatures éveillent l'admiration des gens, provoquant des questions sur l'origine et le destin du monde et de l'homme, leur donnant un aperçu de la réalité de leur Créateur. Le chrétien, dans son dialogue avec les non-croyants, peut soulever ces questions afin que les esprits et les cœurs s'ouvrent à la lumière du Créateur. De même, dans son dialogue avec les croyants de différentes religions, le chrétien trouve dans la création un excellent point de départ, puisqu'il s'agit d'une vérité en partie partagée, qui constitue la base des valeurs morales fondamentales de la personne.
Bibliographie de base
- Catéchisme de l'Église catholique, nos 279-301
- Compendium du Catéchisme de l'Église catholique, nos 51-54
- Jean Paul II, Je crois en Dieu le Père. Catéchèse sur le Credo (I).
- Saint Josémaria, Aimer le monde passionnément, dans Entretiens avec Mgr Escrivá, nos 113-123:
- Pedro Urbano, Au commencement Dieu créa. Initiation à la théologie de la création, Le Laurier, 1999.
[1] Cf. Pape François, Laudato Si' (2015), nos 62-100 ; à la fin de l'encyclique, le pape propose " deux prières : l’une que nous pourrons partager, nous tous qui croyons en un Dieu Créateur Tout-Puissant ; et l’autre pour que nous, chrétiens, nous sachions assumer les engagements que nous propose l’Évangile de Jésus, en faveur de la création » (no 246) ; on peut voir la même chose dans Fratelli tutti (2020), no 287.
[2] Cf. Thomas d'Aquin, De potentia, q.3, a.3, c. ; le Catéchisme de l'Église catholique suit le même schéma.
[3] C'est pourquoi on dit que Dieu n'a pas besoin d'instruments pour créer puisqu'aucun instrument ne possède la puissance infinie nécessaire pour créer. C'est pourquoi aussi lorsque l'on parle par exemple de l'homme comme créateur ou comme pouvant participer à la puissance créatrice de Dieu, l'adjectif « créateur » est utilisé dans un sens large.
[4] Augustin d'Hippone, Confessions, 3, 6, 11. Cf. Catéchisme, no 300.
[5] Cf. Benoît XVI, Homélie, 23 avril 2011.
[6] Le rationalisme scientiste et le fidéisme non scientifique doivent être corrigés par la philosophie. On doit également éviter la fausse apologétique de ceux qui voient une concordance forcée en cherchant dans les données fournies par la science une vérification ou une démonstration empirique des vérités de la foi. En réalité, comme nous l'avons dit, nous avons affaire à des données qui relèvent de méthodes et de disciplines différentes.
[7] Cf. Jean-Paul II, Dominum et vivificantem (1986), no 10.
[8] Bonaventure de Bagnoregio, Super Sent., lib.2, d.1, q.2, a.2, ad 1.
[9] La citation interne est tirée d'Irénée de Lyon, Adversus haereses, 4, 20, 7.
[10] Benoît XVI, Homélie, 15-08-2005.
[11] Cf. Thomas d'Aquin, De aeternitate mundi ; Contra Gentiles, II, cc. 31-38.
[12] Cf. Josémaria Escrivá, Chemin,n° 961.
[13] Cf. Josémaria Escrivá, Chemin, n° 780 ; Sillon, n° 647 ; Forge, n° 611, 639, 1051.: