1. Le désir de Dieu : la personne humaine comme capable de Dieu, désir du plein bonheur et désir de Lui.
« L'homme est fait pour être heureux comme un oiseau est fait pour voler », a écrit un écrivain russe du 19e siècle. Chacun recherche le bonheur, son propre bien, et oriente sa vie de la manière qui lui semble la plus adaptée pour l'atteindre. Pouvoir profiter des biens humains qui nous perfectionnent et nous enrichissent nous rend heureux. Mais tant que nous vivons, le bonheur est toujours traversé par une ombre. Non seulement parce que parfois, après avoir obtenu de bonnes choses, nous nous y habituons (ce qui arrive souvent lorsque nous recevons quelque chose que nous avions souhaité avoir) mais, plus radicalement, parce qu'aucun bien créé n'est capable de combler le désir de bonheur de l'homme et parce que, de plus, les biens créés sont transitoires.
Nous sommes des êtres humains, constitués d'un corps et d'un esprit en unité, des êtres personnels. Notre dimension spirituelle nous rend capables d'aller au-delà des réalités concrètes avec lesquelles nous sommes en relation : les personnes, les institutions, les biens matériels, les instruments qui nous aident à grandir... La connaissance des différents aspects de la réalité ne consomme ni n'épuise notre capacité de savoir ou nos questions ; nous pouvons toujours connaître de nouvelles choses ou les comprendre plus en profondeur. Il en va de même pour notre capacité d'aimer : rien n'a été créé qui nous satisfasse complètement et pour toujours ; nous pouvons aimer davantage, nous pouvons aimer de meilleures choses. Et d'une certaine manière, nous nous sentons poussés vers tout cela : atteindre de nouveaux objectifs nous rend heureux, nous aimons approfondir notre compréhension des problèmes et des réalités qui nous entourent, faire face à de nouvelles situations et acquérir de l'expérience. Nous essayons de réaliser tout cela dans notre vie et nous sommes déprimés lorsque nous n'y parvenons pas. Nous aspirons à la plénitude. Tout cela est un signe de grandeur, du fait qu'il y a quelque chose d'infini en nous qui transcende toute réalité concrète qui fait partie de notre vie.
Le monde, cependant, est éphémère. Nous sommes nous-mêmes transitoires tout comme l'environnement qui nous entoure. Les personnes que nous aimons, les succès que nous obtenons, les biens que nous apprécions..., il n'y a rien que nous puissions garder pour toujours. Nous aimerions nous y accrocher, les avoir toujours avec nous, car ils enrichissent notre vie, ils nous apportent de la joie avec leurs dons et leurs qualités, ils nous ravissent. Cependant, au plus profond de notre conscience, nous percevons qu'ils sont éphémères, que nous ne les aurons pas toujours avec nous, qu'ils nous promettent parfois un bonheur qu'ils ne peuvent nous donner que pour un temps. « Chaque chose porte l'empreinte de sa caducité, cachée sous des promesses. Car l'horreur et la honte des choses, c'est qu'elles sont périssables, et pour couvrir cette plaie honteuse et tromper les imprudents, elles se déguisent en habits de couleur »[1]. Cette ombre que possède tout ce qui est terrestre nous touche profondément, et si nous y pensons, elle nous effraie, elle nous fait souhaiter qu'il n'en soit pas ainsi, qu'il y ait une issue à notre désir de vie, d'épanouissement. Ce sont des désirs de salut qui sont là, présents dans le cœur de l'homme.
Nous sommes donc en face de deux types différents de désirs humains qui indiquent la « faim de transcendance » de l'homme. Face aux diverses expériences transcendantes du bien, les aspirations à la plénitude (de l'être, de la vérité, de la bonté, de la beauté, de l'amour) s'éveillent. Et face aux diverses expériences du mal, de la perte de ces biens, s'éveillent les désirs de salut (survie, droiture, justice, paix). Ce sont des expériences de transcendance qui laissent une nostalgie de l'au-delà. Car « l'homme est fait pour être heureux comme l'oiseau est fait pour voler », mais l'expérience montre que le bonheur en ce monde n'est pas complet, que la vie n'est jamais pleinement satisfaisante, que le bonheur reste au-delà de nos tentatives pour l'atteindre, comme s’il était toujours recherché et jamais atteint. Il y a donc, dans les profondeurs de l'esprit humain, une insatisfaction, une nostalgie du bonheur qui renvoie à un espoir secret : l'espoir d'un foyer, d'une patrie définitive, dans laquelle se réalisera le rêve du bonheur éternel, de l'amour pour toujours. Nous sommes terrestres, mais nous aspirons à l'éternel.
Ce désir n'est pas en soi le fondement de la religiosité naturelle, mais il est plutôt comme un « pointeur » en direction de Dieu. L'homme est un être naturellement religieux parce que son expérience du monde le conduit à penser spontanément à un être qui est le fondement de toute réalité : celui « que tous appellent Dieu », comme le dit saint Thomas en concluant l’exposition de ses célèbres cinq voies vers l’existence de Dieu (cf. Summa Theologiae, I, q.2, a.3). La connaissance de Dieu est accessible au sens commun, c'est-à-dire à la pensée philosophique spontanée que tout être humain exerce à la suite de son expérience de vie personnelle : l'émerveillement devant la beauté et l'ordre de la nature, la surprise devant le don gratuit de la vie, la joie de percevoir l'amour des autres, ... conduisent à penser au « mystère » dont tout cela procède. Les différentes dimensions de la spiritualité humaine telles que la capacité à réfléchir sur soi-même, à progresser culturellement et techniquement, à percevoir la moralité de ses actes, montrent également que, contrairement aux autres êtres corporels, l'homme transcende le reste du cosmos matériel et elles renvoient à un être spirituel supérieur et transcendant qui donne sens à ces qualités de l'être humain.
Le phénomène religieux n'est pas, comme le pensait Ludwig Feuerbach, une projection de la subjectivité humaine et de son désir de bonheur, mais naît d'une prise en compte spontanée de la réalité telle qu'elle est. Cela explique pourquoi la négation de Dieu et la tentative de l'exclure de la culture et de la vie sociale et civile sont des phénomènes relativement récents, limités à certaines régions du monde occidental. Les grandes questions religieuses et existentielles restent inchangées dans le temps, ce qui réfute l'idée que la religion est confinée à une phase « infantile » de l'histoire humaine, destinée à disparaître avec le progrès de la connaissance.
La prise de conscience par l’homme qu’il est un être naturellement religieux a conduit certains philosophes et théologiens à l'idée que Dieu, en le créant, l'avait déjà préparé d'une certaine manière à recevoir le don qui constitue sa vocation ultime et définitive : l'union avec Dieu en Jésus-Christ. Tertullien, par exemple, constatant que les païens de son époque disaient naturellement « Dieu est grand » ou « Dieu est bon », a pensé que l'âme humaine était en quelque sorte orientée vers la foi chrétienne et a écrit dans son Apologétique : « Anima naturaliter christiana[2] » (17,6). Saint Thomas, considérant la fin ultime de l'homme et l'ouverture illimitée de son esprit, affirmait que les êtres humains ont « un désir naturel de voir Dieu » (Contre les Gentils, lib.3, c.57, n.4). L'expérience montre cependant que ce désir n'est pas celui de quelque chose que nous pouvons atteindre par nos propres forces, de sorte qu'il ne peut se réaliser que si Dieu se révèle et sort de son mystère, s'Il vient lui-même à la rencontre de l'homme et se montre tel qu'il est. Mais c'est l'objet de la Révélation.
Le Catéchisme de l'Église Catholique a résumé synthétiquement certaines de ces idées en son no 27 : « Le désir de Dieu est inscrit dans le cœur de l’homme, car l’homme est créé par Dieu et pour Dieu ; Dieu ne cesse d’attirer l’homme vers Lui, et ce n’est qu’en Dieu que l’homme trouvera la vérité et le bonheur qu’il ne cesse de chercher ».
2. La connaissance rationnelle de Dieu
L'intellect humain peut connaître l'existence de Dieu en s'approchant de Lui par un chemin qui part du monde créé et comporte deux itinéraires : celui des créatures matérielles (voies cosmologiques) et celui de la personne humaine (voies anthropologiques).
Ces voies vers l'existence de Dieu ne sont pas proprement des « preuves » au sens que la science mathématique ou naturelle donne à ce terme, mais des arguments philosophiques convergents qui seront plus ou moins convaincants selon le degré de formation et de réflexion que possède celui qui les considère (cf. Catéchisme, 31). Ce ne sont pas non plus des « preuves » au sens des sciences expérimentales (physique, biologie, etc.) car Dieu n'est pas l'objet de notre connaissance empirique : nous ne pouvons pas L'observer, comme on contemple un coucher de soleil ou une tempête de sable pour en tirer des conclusions.
Les voies cosmologiques partent des créatures matérielles. La formulation la plus connue est due à saint Thomas d'Aquin : ce sont les fameuses « cinq voies » qu'il a élaborées. Les deux premières proposent l'idée que les chaînes de causes (cause-effet) que nous observons dans la nature ne peuvent pas se poursuivre dans le passé à l'infini : il doit y avoir une origine, un moteur premier et une cause première ; la troisième voie part de l'idée que les choses que nous voyons dans le monde peuvent arriver ou ne pas arriver, et parvient à l'idée qu'il ne peut en être ainsi pour l'ensemble de la réalité : il doit y avoir quelque chose ou quelqu'un qui existe nécessairement et ne peut pas ne pas exister, parce que sinon rien n'existerait ; la quatrième voie considère que toutes les réalités que nous connaissons possèdent de bonnes qualités et déduit qu'il doit y avoir un être qui est la source de toutes ces qualités ; la dernière (cinquième) observe l'ordre et la finalité qui sont présents dans les phénomènes du monde, le fait qu'ils ont des lois qui les régulent, et conclut à l'existence d'une intelligence ordonnatrice qui explique ces lois et qui est aussi la cause finale de tout (cf. Summa Theologiae, I, q.2).
À côté des voies qui partent de l'analyse du cosmos, il en existe d'autres de nature anthropologique ; dans celles-ci, la réflexion part de la réalité de l'homme, de la personne humaine. Ces voies sont plus puissantes lorsqu'elles sont considérées de manière convergente que lorsqu'elles sont prises isolément, une par une. Nous les avons déjà évoquées en partie. En premier lieu, le caractère spirituel de l'homme, marqué par sa capacité de penser, son intériorité et sa liberté, ne semble avoir de fondement dans aucune autre réalité du cosmos. L'homme, avec son désir insatisfait de bonheur, n'a pas non plus de sens s'il n'y a pas de Dieu qui puisse le lui donner. Nous voyons également dans la nature humaine un sens moral de la solidarité et de la charité qui conduit l'homme à s'ouvrir aux autres et à reconnaître en lui-même la vocation à transcender son moi et ses intérêts égoïstes. On peut se demander pourquoi on est là : pourquoi l'homme est capable de discerner de manière non utilitaire, pourquoi il se rend compte que certaines choses sont conformes à sa dignité et d'autres non, pourquoi il éprouve de la culpabilité et de la honte lorsqu'il fait le mal, et de la joie et de la paix lorsqu'il se comporte de manière juste ; pourquoi il est capable d'être enchanté par la beauté d'un coucher de soleil, d'un ciel rempli d'étoiles ou d'une grande œuvre d'art. Rien de tout cela ne peut raisonnablement être attribué à l'œuvre aveugle du cosmos, au produit impersonnel d'interactions matérielles ; ne sont-ce pas là des signes d'un être infiniment bon, beau et juste qui a placé en nous un aperçu de ce qu'Il est et désire pour nous ? Cette deuxième option est plus logique et plus satisfaisante. Certes, ces voies ne sont pas sans appel, mais elles sont porteuses d'une logique lumineuse pour celui qui regarde la réalité avec simplicité.
Le Catéchisme de l'Église catholique les résume ainsi : « L’homme : avec son ouverture à la vérité et à la beauté, son sens du bien moral, sa liberté et la voix de sa conscience, son aspiration à l’infini et au bonheur, l’homme s’interroge sur l’existence de Dieu. À travers tout cela il perçoit des signes de son âme spirituelle. " Germe d’éternité qu’il porte en lui-même, irréductible à la seule matière " (GS 18, § 1 ; cf. 14, § 2), son âme ne peut avoir son origine qu’en Dieu seul » (Catéchisme, 33).
Les divers arguments philosophiques utilisés pour « prouver » l'existence de Dieu ne causent pas nécessairement la foi en Lui ; ils garantissent seulement que cette foi est raisonnable. Au fond, ils nous disent très peu de choses sur Dieu et reposent souvent sur d'autres convictions qui ne sont pas toujours présentes chez les gens. Par exemple, dans la culture d'aujourd'hui, une compréhension plus scientifique des processus de la nature pourrait aller à l'encontre de certains courants cosmologiques selon lesquels, bien que l'univers présente un certain ordre, une certaine beauté et une finalité dans ses phénomènes, il possède également une dose notable de désordre, de chaos et de tragédie, car de nombreux phénomènes semblent se produire de manière désordonnée (aléatoire, chaotique) et non coordonnée avec d'autres, et peuvent donc être sources de tragédie cosmique. De même, celui qui considère que la personne humaine n'est qu'un animal un peu plus développé que les autres dont les actions sont régulées par des pulsions nécessaires n'acceptera pas les voies personnelles qui se réfèrent à la morale ou à la transcendance de l'esprit, puisqu'il identifie le siège de la vie spirituelle (esprit, conscience, âme) à la corporalité des organes cérébraux et des processus neuronaux.
On peut répondre à ces objections par des arguments montrant que le désordre et le hasard peuvent avoir une place dans un dessein global de l'univers (et donc dans le projet créatif de Dieu). Albert Einstein a dit que dans les lois de la nature « est révélée une raison si supérieure que toute la rationalité de la pensée et des ordonnancements humains est, en comparaison, un reflet absolument insignifiant »[3] . De même, l'auto transcendance de la personne, le libre arbitre à l'œuvre dans les choix ‒ même s'ils dépendent et sont, dans une certaine mesure, conditionnés par la nature ‒ et l'impossibilité de réduire l'esprit au cerveau, peuvent être démontrés au niveau de la raison et de la phénoménologie humaine. Par conséquent, le Compendium du Catéchisme a raison lorsqu'il affirme qu'à partir « de la création, c’est-à-dire du monde et de la personne humaine, l’homme, par sa seule raison, peut avec certitude connaître Dieu comme origine et fin de l’univers, comme souverain bien, et comme vérité et beauté infinie » (no 3), mais pour acquérir cette certitude, il est nécessaire de comprendre des aspects complexes de la réalité qui offrent une grande marge de discussion, ce qui explique que les voies rationnelles d'accès à Dieu ne sont souvent pas vraiment persuasives.
3. Caractéristiques actuelles des personnes et de la société par rapport au transcendant
Malgré le phénomène de mondialisation, les attitudes envers Dieu et les conceptions religieuses de la vie diffèrent sensiblement dans les différentes parties du monde. D'une manière générale, pour la plupart des gens, la référence à la transcendance ‒ même si elle s'exprime sous des formes religieuses et culturelles très différentes ‒ reste un aspect important de la vie.
L'exception à ce tableau général est le monde occidental, et surtout l'Europe, où une série de facteurs historiques et culturels ont déterminé une attitude répandue de rejet ou d'indifférence à l'égard de Dieu et de ce qui a été historiquement la religion dominante en Occident : le christianisme. Ce changement peut être résumé par les mots du sociologue des religions Peter Berger avec l'idée que dans la société occidentale la foi chrétienne a perdu sa « structure de plausibilité », de sorte que si dans le passé il suffisait de se laisser porter pour être catholique, aujourd'hui il suffit de se laisser aller pour ne plus l'être. On peut dire que le désir de Dieu semble avoir disparu dans la société occidentale : « Pour de larges couches de la société, Il n’est plus l’attendu, le désiré, mais plutôt une réalité qui laisse indifférent, face à laquelle on ne doit pas même faire l’effort de se prononcer »[4].
Les causes de ce changement sont nombreuses. D'une part les grandes réalisations scientifiques et techniques des deux derniers siècles qui ont apporté tant de bienfaits à l'humanité, ont néanmoins donné naissance à une mentalité matérialiste qui considère les sciences expérimentales comme les seules formes valables de connaissance rationnelle. Une vision du monde s'est répandue selon laquelle seul ce qui est empiriquement vérifiable, ce qui peut être vu et touché, est authentique. Cela rétrécit « l’horizon de la rationalité », car, en plus de sous-estimer les formes de connaissance non scientifiques (par exemple la confiance dans ce que les autres nous disent), cela conduit à ne rechercher que les instruments qui rendent le monde plus confortable et plus agréable. Ce processus n'est toutefois pas certain. Considérer la beauté mystérieuse et la grandeur du monde créé ne conduit pas à idolâtrer la science, mais au contraire à admirer les merveilles que Dieu a placées dans sa création. Aujourd'hui comme hier, de nombreux scientifiques continuent de s'ouvrir à la transcendance en découvrant la perfection contenue dans l'univers.
Un deuxième aspect, lié au précédent, est la sécularisation de la société, c'est-à-dire le processus par lequel de nombreuses réalités qui étaient auparavant liées à des notions, des croyances et des institutions religieuses ont perdu cette dimension et sont désormais perçues en termes purement humains, sociaux ou civils. Cet aspect est lié au précédent, car les progrès scientifiques ont permis de comprendre les causes de nombreux phénomènes naturels (dans le domaine de la santé, des processus vitaux, des sciences humaines) qui étaient auparavant directement liés à la volonté de Dieu. Par exemple, dans l'Antiquité, une peste pouvait être comprise comme une punition divine pour les péchés des hommes, mais de nos jours, elle est considérée comme le résultat de conditions d'hygiène, de conditions de vie, etc. que nous pouvons préciser et déterminer. En soi, cette meilleure connaissance de la réalité est une bonne chose et elle contribue aussi à purifier l'idée que nous nous faisons de la manière dont Dieu agit, qu'il n'est pas une cause comme une autre des phénomènes de la nature. Dieu se situe à un autre niveau : Il répond aux questions ultimes que nous, humains, nous posons sur le sens de la vie, le destin final de chacun, la joie et la douleur, etc. La science est incapable de fournir une explication à ce niveau, donc lorsque les gens se posent des questions plus profondes, il leur est facile d'entrer dans cet espace dans lequel Dieu devient indispensable.
Un autre aspect important de l'affaiblissement de l'orientation vers Dieu dans la culture occidentale actuelle est lié à l'attitude individualiste qui façonne profondément le mode de pensée collectif. Cette attitude est l'un des fruits du processus d'émancipation qui caractérise la culture depuis l'époque des Lumières (XVIIIe siècle). Ce processus a aussi, comme les précédents, des aspects positifs, car il est contraire à la dignité humaine que, sous des prétextes religieux ou autres, l'homme soit mis « sous tutelle » et contraint de prendre des décisions au nom de doctrines imposées qui ne sont pas évidentes ; cependant, il a aussi répandu l'idée qu'il vaut mieux ne dépendre de personne et n'être lié à personne afin de ne pas être entravé et de pouvoir faire ce que l'on veut. Qui n'a pas parfois entendu ‒ peut-être formulée de différentes manières ‒ l'idée que l'essentiel est « d'être authentique », « de vivre sa propre vie », et de la vivre comme on l'entend ? Cette attitude conduit à envisager toute relation de manière utilitaire, en cherchant à s'assurer qu'elle est sans attaches, afin de ne pas étouffer ou restreindre la spontanéité personnelle. Seules les relations qui apportent une satisfaction sont admises.
Dans cette perspective une relation sérieuse avec Dieu va être ennuyeuse car la soumission à ses préceptes n'est pas ressentie comme quelque chose qui libère de son propre égoïsme, de sorte que la religion n'aura de place que dans la mesure où elle procure la paix, la sérénité, le bien-être et n’engage en rien. Ainsi, l'attitude individualiste donne lieu à des formes légères de religiosité, avec peu de contenu et peu d'institutions, qui se caractérisent par un poids considérable de subjectivisme et d'affectivité et qui changent facilement en fonction des besoins personnels. L'orientation actuelle vers certaines pratiques orientales hautement « personnalisables » en est la preuve.
On pourrait ajouter d’autres traits à cette description de la mentalité aujourd’hui dominante dans les sociétés occidentales. Des caractéristiques telles que le culte de la nouveauté et du progrès, le désir de partager des émotions fortes avec les autres, la prédominance de la technologie qui marque notre façon de travailler, d'entrer en relation ou de nous reposer... ont sans aucun doute un impact sur l'attitude envers la réalité transcendante et envers le Dieu chrétien. Il est également vrai qu'il y a beaucoup de choses positives dans ces processus : les sociétés occidentales ont connu une longue période de paix, de développement matériel, sont devenues plus participatives et ont cherché à inclure tous leurs membres dans ces processus bénéfiques. Il y a beaucoup de choses chrétiennes dans tout cela. Cependant, il est également clair que de nombreuses personnes aujourd'hui fuient le sujet de « Dieu » et font souvent preuve d'indifférence ou de rejet.
Dans une société présentant ces caractéristiques, réfractaires au transcendant, le chrétien ne sera convaincant que s'il évangélise avant tout avec le témoignage de sa propre vie. Le témoignage et la parole : les deux sont nécessaires, mais le témoignage est prioritaire. Au début, nous avons rappelé que « l'homme est fait pour être heureux comme un oiseau est fait pour voler ». Le bonheur est lié à l'amour et le chrétien sait par la foi qu'il n'y a pas d'amour plus vrai et plus pur que l'amour que Dieu a pour nous qui s'est manifesté dans la Croix du Christ et se communique dans l'Eucharistie. La seule façon de montrer à une société qui a tourné le dos à Dieu qu'il vaut la peine de s'engager envers Lui est que le chrétien manifeste dans sa propre vie la présence de cet amour et de ce bonheur.
« Toutes les satisfactions ne produisent pas en nous le même effet : certaines laissent une trace positive, sont capables de pacifier l’esprit, nous rendent plus actifs et généreux. D’autres en revanche, après la lumière initiale, semblent décevoir les attentes qu’elles avaient suscitées et laissent parfois derrière elles l’amertume, l’insatisfaction ou un sentiment de vide »[5] . Le bonheur de ceux qui ne croient qu'en ce qui peut être vu et touché, ou qui sont dominés par une conception utilitaire de la vie, ou celui de l'individualiste qui ne veut être lié à rien, est éphémère, « dure le temps qu'il dure », et doit être fréquemment renouvelé parce qu'il ne donne plus rien de lui-même. C'est souvent un bonheur qui n'améliore pas les personnes. En revanche, ceux qui servent Jésus du fond du cœur mènent une vie différente et ont aussi un autre type de bonheur : plus profond, plus durable, qui produit des fruits en eux-mêmes et chez les autres.
Il vaut la peine de relire le célèbre texte de l’Épître à Diognète (V & VI) : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les coutumes (…). Ils habitent les cités grecques et les cités barbares suivant le destin de chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et le reste de l’existence, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur manière de vivre. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils prennent place à une table commune, mais qui n’est pas une table ordinaire.
« Ils sont dans la chair, mais ils ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de vivre est plus parfaite que les lois. Ils aiment tout le monde, et tout le monde les persécute. On ne les connaît pas, mais on les condamne ; on les tue et c’est ainsi qu’ils trouvent la vie. Ils sont pauvres et font beaucoup de riches. Ils manquent de tout et ils ont tout en abondance. On les méprise et, dans ce mépris, ils trouvent leur gloire. On les calomnie, et ils y trouvent leur justification. On les insulte, et ils bénissent. On les outrage, et ils honorent. Alors qu’ils font le bien, on les punit comme des malfaiteurs. Tandis qu’on les châtie, ils se réjouissent comme s’ils naissaient à la vie. Les Juifs leur font la guerre comme à des étrangers, et les Grecs les persécutent ; ceux qui les détestent ne peuvent pas dire la cause de leur hostilité.
« En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde »
Bibliographie de base
- Catéchisme de l'Église Catholique, nos 27-49 :
- pape François, « Les racines humaines de la crise écologique », Encyclique Laudato si', chap. 3, n° 101-136 :
- Benoît XVI, « L'année de la foi. Le désir de Dieu », Audience, 7/11/2012.
- Benoît XVI, « L'année de la foi. Les chemins qui mènent à la connaissance de Dieu », Audience, 14/11/2012.
Lectures recommandées
- Jutta Burgraff, Théologie fondamentale, Le Laurier, Paris 2004, chap. II.
- André Léonard, "Les raisons de croire" (1987), partie 2.
[1] J. L. Lorda, La señal de la Cruz, Rialp, Madrid 2011, pp. 65-66.
[2] [Nous avons tous] une âme chrétienne par nature.
[3] A. Einstein, Ma vision du monde, Barcelone 2013.
[4] Benoît XVI, Audience, 7-XI-2012.
[5] Ibid.