Saint Paul et la tradition sur Jésus

Lorsqu’on aborde l’étude de saint Paul, la première question qui se pose est celle de son rapport avec la tradition des Évangiles. C'est l'objet de ce premier article sur "l'année saint Paul"de Joseph Grifone

La lettre de saint Paul aux Colossiens, un codex conservé par la Chester Beatty Library de Dublin

Saint Paul et la tradition sur Jésus

Lorsqu’on aborde l’étude de saint Paul, la première question qui se pose est celle de son rapport avec la tradition des Évangiles. Dès la première lecture de ses lettres l'on se sent loin de ces récits plein de simplicité et d'émotion qui, deux mille ans après, gardent toujours la capacité d’établir un contact saisissant avec le Seigneur. Chez saint Paul, la figure de Jésus a acquis une transcendance prodigieuse : elle dépasse les frontières des petits villages de Palestine pour s’adresser à tous les hommes. Il est élevé au dessus des Cieux, il semble attirer à lui toutes les destinées humaines. Le thème qui revient le plus souvent est fort mystérieux : bien qu’il soit au dessus de l'univers, Jésus, par sa passion, sa mort et sa résurrection nous unit a lui, si intimement que sa figure semble comme se diffracter dans celle des chrétiens de tous les temps.

Quelqu’un me disait un jour qu’il acceptait bien les Évangiles, mais pas saint Paul car, disait-il, celui-ci « était arrivé en dernier et avait tout changé ». Je lui ai fait remarquer que les lettres attribuées à saint Paul ont toutes été écrites avant la rédaction des Évangiles : à la limite, lui disais-je, on pourrait penser que ce sont eux qui ont changé le message de saint Paul… Ce qui d’ailleurs n’est pas vrai non plus : on ne peut douter que la tradition recueillie par les Évangiles soit plus primitive, et que saint Paul ait développé son contenu théologique. Ce qui est intéressant c'est que ce développement se soit accompli avant que les Évangiles soient apparus dans leur rédaction définitive. La question qui se pose alors tout naturellement est de savoir si saint Paul s'est écarté de cette tradition ou s'il en a plutôt mis en lumière toute la richesse.

Fidélité à la tradition

Peu de gens savent, justement, que saint Paul a enseigné et a écrit ses épîtres avant la rédaction des Évangiles. Le point remarquable est que, lorsque quelques années plus tard ceux-ci parviendront aux communautés chrétiennes que Paul avait fondées, ils y seront accueillis tout naturellement sur le même plan que son enseignement. Ceci nous montre deux choses : tout d’abord, la tradition sur Jésus n’était pas quelque chose d’essentiellement nouveau pour ceux à qui Paul s’était adressé ; ensuite, pour les tout premiers chrétiens, le développement théologique de saint Paul ne devait pas paraître si éloigné que cela de cette tradition. Regardons cela de plus près.

On sait que toute une tradition écrite et orale sur Jésus s’est constituée très tôt – saint Luc prend soin de nous le dire au début dans son Évangile (Lc 1,1). Cette tradition confluera plus tard dans la rédaction des quatre Évangiles. Or ce serait bien mal connaître saint Paul que de l’imaginer dépourvu de tout sens pédagogique, égarant ses auditeurs en des spéculations théologiques compliquées sur la « justification » ou sur l’« incorporation au Christ », sans qu’il ait rapporté lui-même les traditions sur Jésus, sur sa vie, ses miracles, sur son enseignement moral, alors que toute sa prédication était centrée sur le Seigneur. Saint Paul a dû, peut-être, emporter avec lui ces canevas, petits recueils à l’usage des prédicateurs itinérants, compilations, etc, qui devaient circuler à l’époque, et qui contenaient l’essentiel de l’enseignement et de la vie de Jésus. À tout le moins, il devait connaître ces recueils. S’il n’en parle pas dans ses lettres, c’est que son épistolaire n’avait pas ce but. Il écrivait pour maintenir les contacts, pour résoudre des problèmes concrets, pour se défendre face à ses détracteurs. La preuve qu’il a connu cette tradition et qu’il l’a enseignée est que, lorsque l’occasion se présente, il en parle lui-même. C’est ainsi que nous trouvons chez lui, bien avant qu’il soit rapporté dans les Évangiles, le plus ancien récit de l’institution de l’Eucharistie. En écrivant aux Corinthiens, Paul leur rappelle ce qu’il leur avait enseigné lors de son passage : « Pour moi, en effet, j’ai reçu du Seigneur ce qu’à mon tour je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du pain… » (1 Co 11, 23).

Saint Paul nous donne aussi la plus ancienne « liste » des apparitions de Jésus qui nous soit parvenue (1 Co 15, 3-9). Nous l'avons un peu par hasard, car des déviations doctrinales et des abus s’étaient produits, qui avaient amené Paul à en parler. Dans la première épître aux Thessaloniciens, le plus ancien écrit du Nouveau Testament (elle date de l’année 50-51), on sent comme l’écho de la prédication primitive : Paul s’adresse avec affection et tendresse à la communauté qu’il venait de fonder et qu’il avait dû quitter précipitamment ; il évoque sa prédication désintéressée – « comme une mère qui entoure de soin les enfants qu’elle nourrit » – et il se souvient avec émotion de l’accueil généreux de ces gens simples dont la foi, dit-il, faisait l’admiration de tous, non seulement en Grèce, mais dans toutes les communautés chrétiennes (1 Th, 1,1-2.12).

On peut dire même plus. À la différence des religions à mystères – cultes de Mithra, d’Isis, etc. – très répandues à l’époque, qui se rattachaient à des personnages et des événement mythiques, le message de saint Paul est centré sur la rencontre personnelle avec le Christ : l'Apôtre se rattache non pas à un mythe, mais à une personne qui a fait irruption dans sa vie et qui a bouleversé son existence. On peut légitimement supposer que, pour que son enseignement fût crédible, il prit soin d’ancrer l’attention de ses auditeurs sur une figure historique bien précise ; et que ses auditeurs, par ailleurs, ne manquèrent pas de lui demander des informations sur ce Jésus qu’il prêchait.

L’approfondissement du mystère du Christ

Le souci de transmettre la tradition sur Jésus est si présent chez Paul que le mot même de tradition ou le verbe transmettre reviennent plusieurs fois dans les lettres qui lui sont attribuées. Comme il le dit aux Galates, il eut soin de se rendre lui-même à Jérusalem, trois ans après sa conversion, auprès de Pierre et de Jacques, pour exposer sa vision du Christ et sans doute connaître de première main les souvenirs de Jésus (cf. Ga 1,18). Cependant, comme nous l’avons dit, Paul ne s’est pas contenté de transmettre la tradition sur Jésus. Sa vie fut un service de Celui à qui il se savait rattaché définitivement. « Paul, serviteur du Christ Jésus » : c’est ainsi qu’il se présente parfois dans ses lettres (Rm 1,1 ; Ph 1,1 ; Ti 1,1). C’est justement cet attachement, cette fidélité au Christ, qui l’amènent à approfondir le mystère de Jésus de Nazareth. Il pose sur le Christ le regard pénétrant de celui qui est saisi par l’amour ; il perçoit dans toute sa profondeur le sens de sa vie et de sa mort, que déjà les Évangiles avaient laissé entrevoir. Aussi Paul va-t-il plus loin que les Évangiles, mais non par souci d’innovation. Si l’on veut une comparaison, les Évangiles sont comme un écrin entrouvert que Paul ouvre grand et dont il tire les richesses et trésors.

Nous verrons, en abordant l’étude de la théologie de saint Paul, comment celle-ci se branche directement sur la tradition primitive, en pleine continuité et sans ruptures. Notons maintenant simplement ceci : le grand mérite de saint Paul est de ne pas avoir été ce que l’on appellerait aujourd’hui un « fondamentaliste », c’est-à-dire quelqu’un qui répète stérilement un message figé, une forme vide, dont il n’a saisi ni la vitalité ni la profondeur. Avec une singulière ouverture d’esprit, il a compris que l’amour du Christ et le sens de sa vie dépassent les frontières de la Palestine et embrassent tous les hommes, non seulement les hommes de son époque mais aussi ceux de tous les temps. Sa « théologie », si on veut l’appeler ainsi, est le résultat de cet effort pour scruter les insondables richesses du Christ, pour rendre compte de sa dimension universelle et de son rapport avec tous les hommes de tous les temps.