Ce fut une période de souffrance physique. Le diabète gênait considérablement le Père. Il vivait avec un mal de tête permanent, il souffrait beaucoup de la soif, il avait beaucoup grossi, sans compter les troubles capricieux de cette maladie. On lui injectait chaque jour de fortes doses d’insuline. Mais il n’en perdait pas pour autant sa joie de toujours. Il plaisantait avec bonne humeur sur l’excès de sucre décelé dans les analyses du sang.
« L’on devrait m’appeler Pater dulcissimus. »
Il semblait ne pas accorder d’importance au fait que sa maladie était incurable.
Le 27 avril 1954, don Álvaro lui avait injecté l’insuline et ils étaient passés à table. Tout à coup, le Père lui dit :
« Álvaro, donne-moi l’absolution. »
Comme il semblait aller bien, don Álvaro, déconcerté, lui répondit :
« Mais Père, que dites-vous ? »
« L’absolution ! »
Voyant qu’il était bouleversé, le Père commença à lui rappeler la formule :
« Ego te absolvo… »
Il s’évanouit, tomba sur un côté du fauteuil, et changea subitement de couleur : rouge, violet, jaune terre…
Don Álvaro lui donna l’absolution et appela le médecin. Quand celui-ci arriva, le Père revenait déjà à lui. Il s’était agi d’un choc anaphylactique. Josémaria resta aveugle pendant quelques heures, mais… guérit du diabète. Complètement guéri. Des suites de la maladie subsistèrent au long de sa vie, mais il n’était plus diabétique. Le médecin qui le suivait n’en revenait pas. La maladie avait duré plus de dix ans.
Villa Tevere, son siège romain
Le siège de l’Œuvre, viale Bruno Buozzi, à Rome, n’était que travaux, une fois de plus sans argent, en faisant confiance à la providence de Dieu et aux encouragements de diverses personnalités du saint-siège. Au début, ils avaient dû s’installer dans le petit local de la conciergerie, qu’ils appelaient le pensionato et où il n’y avait même pas de lit. Le projet de la maison prenait forme maintenant. Une maison, disait le fondateur, qui n’aura rien de riche mais qui sera durable, par amour de la pauvreté : Villa Tevere.
C’était l’époque de l’expansion en Europe et en Amérique. En 1946, des membres de l’Œuvre avaient commencé le travail apostolique au Portugal, en Italie et en Grande-Bretagne. En 1947, en France et en Irlande. En 1949, ce fut le tour du Mexique et des États-Unis. Puis, en 1950, du Chili et de l’Argentine, en 1951, de la Colombie et du Venezuela, en 1952, de l’Allemagne. Et ainsi de suite. En 1948, le fondateur pouvait déjà réunir les premiers membres de différents pays pour suivre une session de formation.
L’Œuvre s’enracinait bien dans ces lieux aussi différents les uns des autres, ce qui prouvait qu’elle venait vraiment de Dieu. Des gens arrivaient de partout, provenant des milieux culturels et sociaux les plus divers. Le besoin se fit sentir de leur donner une formation plus efficace. C’est ainsi que, dans des conditions matérielles encore très précaires, saint Josémaria érigea le Collège romain de la Sainte-Croix, en 1948. Des membres de l’Œuvre du monde entier viendraient s’y former pendant quelque temps près du cœur de l’Église et de l’Œuvre.
Le 12 décembre 1953, le fondateur érigea, pour les femmes de l’Opus Dei, le Collège romain de Sainte-Marie, avec une finalité analogue. Désormais, des milliers de personnes se sont formées dans ces deux collèges. Et de nombreux hommes ont reçu l’ordination sacerdotale.
Les coopérateurs de l’Opus Dei
Une vision à long terme et d’avant-garde de ces années fut l’admission comme coopérateurs de non catholiques. « L’Opus Dei, depuis sa fondation, n’a jamais fait de discrimination : il travaille et vit en paix avec tous, parce qu’il voit dans chaque personne une âme à respecter et à aimer. Ce ne sont pas là que des mots : notre Œuvre, avec l’autorisation du saint-siège, admet à titre de coopérateurs les non catholiques, chrétiens ou non. » C’est pourquoi saint Josémaria pouvait dire à Jean XXIII, en plaisantant, mais avec beaucoup de respect : « Je n’ai pas appris l’œcuménisme de votre Sainteté », car les non catholiques, et même les non chrétiens, étaient coopérateurs de l’Œuvre avant son pontificat.
Sur les routes d’Europe
Le Père envoyait ses fils et ses filles dans les différents pays avec la même confiance en la Providence avec laquelle il avait lui-même commencé toutes ses activités. Sans rien, comme Jésus avait envoyé ses disciples. Mais il les suivait ensuite avec une tendresse paternelle. Il entreprenait des déplacements longs et incommodes pour aller les voir ou pour préparer le terrain, par sa prière et en allant rendre visite aux autorités ecclésiastiques. En 1945, sœur Lucie, la voyante de Fatima, avait insisté pour que l’Œuvre commence au Portugal. En 1949, le cardinal Faulhaber le reçut avec enthousiasme à Munich et demanda la venue de l’Œuvre chez lui. Ce fut le tour ensuite de Zurich, Bâle, Bonn, Cologne, Paris, Amsterdam, Louvain, et de bien d’autres villes. Il se rendit même à Vienne, où les soldats soviétiques étaient encore présents. Il commença à prier dans la capitale autrichienne avec l’oraison jaculatoire Sancta Maria, Stella Orientis, filios tuos adiuva ! en pensant aux pays qui étaient restés sous le joug communiste après la seconde guerre mondiale. Il voyageait dans un automobile bien peu confortable, et sur des routes souvent défoncées par le conflit. Mais il rendait le voyage agréable pour ses accompagnateurs en chantant et par sa conversation. Il faisait souvent la prière dans la voiture, en commentant les mots du Seigneur : « Je vous ai choisis et je vous ai établis, pour que vous alliez et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. » Les visites aux sanctuaires marials ne manquaient jamais.
À la fin des années cinquante et au début des années soixante, il se rendit à plusieurs reprises en Grande-Bretagne pour y passer quelques semaines. Il mettait un espoir particulier dans ce pays, aussi bien en raison de ses traditions universitaires que de son ascendant sur le monde. « Cette Angleterre est quelque chose de beau ! » écrivait-il. « Si vous nous aidez, nous travaillerons ferme dans ce carrefour du monde : priez et offrez avec joie de petites mortifications. »
En août 1958, il parcourait la City de Londres. Il en contemplait les institutions puissantes et solides. Comment serait-il possible d’y apporter la lumière de Jésus-Christ, l’esprit de l’Œuvre ? Toutes ces allées et venues de gens de toutes les races ne parlaient-elles pas d’un monde chrétien ? Il lui semblait que tout était à faire et il ressentit le poids de sa faiblesse.
« Je ne peux pas, Seigneur, je ne peux pas ! »
Le Seigneur se fit entendre : « Tu ne peux pas, moi si. »
Sa journée à Rome
Le caractère ordinaire de ses journées ne changea pas beaucoup au long de ses années romaines. Ordonné par nature et par vertu, il savait multiplier son temps. Il se levait tôt le matin, faisait une demi heure d’oraison mentale avec un groupe de ses fils, célébrait la messe, qui était le centre, non seulement de sa journée, mais de toute sa vie. Pendant le petit déjeuner, très frugal, il jetait un coup d’œil aux nouvelles : c’était pour lui un moment d’intense union à Dieu, d’action de grâces et de réparation.
Avec don Álvaro, alors secrétaire général de l’Opus Dei, il travaillait ensuite aux affaires ordinaires du gouvernement de l’Œuvre. Les nouvelles, les consultations, les plans apostoliques arrivaient du monde entier, et le Père avait pour principe de ne pas les faire attendre.
En fin de matinée, il recevait souvent des visites qui recherchaient sa prière, ses conseils, son affection. Des gens du monde entier, appartenant ou non à l’Œuvre, venaient le trouver. Tous en sortaient réconfortés. Après le déjeuner, il s’entretenait familièrement avec un groupe de ses plus proches collaborateurs ou avec des étudiants du Collège romain. Puis il reprenait son travail, récitait le chapelet, étudiait et préparait ses écrits.