Les Lettres aux églises d’Asie Mineure

Nous publions le 10ème article de Joseph Grifone sur saint Paul

Le recueil paulinien contient trois écrits adressés aux chrétiens de l’Asie Proconsulaire romaine : les lettres aux Colossiens et aux Éphésiens et un billet envoyé à Philémon, un chrétien de Colosses, chez lequel, probablement, se réunissait la petite communauté chrétienne.

La tradition la plus ancienne en a attribué la rédaction à Paul lors de sa première captivité à Rome, vers les années 61/62. La critique contemporaine, si elle est unanime pour attribuer à Paul le billet à Philémon, se montre plus réticente pour les deux autres lettres, s’appuyant sur des raisons internes (langue, vocabulaire et surtout à cause du notable approfondissement du mystère du Christ et de l’Église). La magnifique théologie qu’elles contiennent sur la prééminence du Christ récapitulant en lui toute la Création et sur l’Église qui accomplit et réalise le Christ dans l’histoire, peuvent faire penser, en effet, à une époque légèrement postérieure, dans laquelle les thèmes de la prédication de Paul ont été médités et approfondis. Cependant, un certain nombre de spécialistes, parmi lesquels on compte des noms prestigieux,[1] les considèrent authentiques, même si Paul a pu se servir d’un rédacteur (pour ce qui est de la lettre aux Colossiens[2]) ou avoir inspiré directement les thèmes et la théologie de la lettre (dans le cas de la lettre aux Éphésiens). On peut se tenir tout à fait légitimement à cette opinion, même si l’hypothèse d’une composition plus tardive (surtout pour Éphésiens) recueille actuellement la faveur d’une majorité de spécialistes[3]. Ce qui est certain est que ces deux lettres appartiennent à l’héritage paulinien.

L’Asie proconsulaire romaine

L’Asie proconsulaire était l’une des plus riches provinces romaines. Elle comprenait en gros la partie occidentale de l’actuelle Turquie. Pour saisir le cadre de l’activité missionnaire de saint Paul et, tout spécialement, la thématique de l’épître aux Colossiens, il faut tenir compte du caractère particulièrement contrasté de cette région, véritable porte de l’Asie. La côte, colonisée par le Grecs, avait été le berceau de la civilisation hellénique : la poésie d’Homère et d’Anacréon y avait fleuri, la philosophie y était née avec Thalès, Anaximandre, Héraclite ; c’est ici que la science historique avait vu le jour avec Hérodote et que Pythagore avait fondé son école. A côté de cette extraordinaire floraison culturelle, tout le pays, et en particulier l’intérieur, était en contact direct avec le folklore des coutumes et de la culture orientale. En Phrygie, les spéculations ésotériques, les élucubrations sur le monde des esprits, la magie, les religions à mystère, les rites orgiaques ont toujours trouvé un terrain favorable. Plus tard, vers la fin du IIe siècle y prendra forme l’une des hérésies les plus dangereuses pour le christianisme naissant, le gnosticisme, sorte de syncrétisme d’éléments judaïques, de spéculations néo-pythagoriciennes et platoniciennes, de rêveries orphiques, de dualisme perse et zoroastrien. C’est vraisemblablement pour mettre en garde contre ces dangers latents que la lettre aux Colossiens a été écrite.

Au temps de Paul la capitale était Éphèse, le plus grand centre commercial de l’Orient, vraie splendeur de l’Asie, comme le disait Pline. La ville comptait quelque 200 000 habitants et hébergeait une importante communauté juive. Avec Athènes et Jérusalem, Éphèse était l’une des trois villes saintes de l’Antiquité. On y célébrait le culte d’Artémis, une sorte d’ancienne divinité de la nature exaltant l’instinct de reproduction sous des formes rudes et brutales. Son temple, qui par ses dimensions grandioses et la splendeur de ses décorations était considéré l’une des sept merveilles du monde, attirait des pèlerins venus du monde entier. Il était desservi par un grand nombre de prêtres eunuques et des prêtresses guerrières et tout autour s’agitait une foule de magiciens divers, chantres, fakirs, commerçants d’ex-voto. Les Actes des Apôtres racontent la dramatique situation dans laquelle Paul faillit perdre la vie : toute la ville fut impliquée dans une émeute organisée par les orfèvres qui avaient vu diminuer brusquement leurs gains après le succès de sa prédication (Ac 19,23-40).

Comme nous l’avons vu, Paul s’établit à Éphèse vers l’année 53 après son séjour à Corinthe, et y demeura trois ans en faisant de cette ville le centre de sa mission. C’est d’Éphèse qu’il écrivit aux Corinthiens, aux Galates et probablement aussi aux Philippiens.

L'eglise saint Jean, à Ephèse

Plus à l’intérieur à environ 200 km d’Éphèse, dans la Phrygie du Sud-Ouest, étaient situées trois villes très vivantes, à quinze/vingt de kilomètres l’une de l’autre, formant un triangle sur l’axe de la route qui reliait Éphèse à la Syrie : Colosses, Laodicée et Hiérapolis. A l’époque de Paul, Colosses était en déclin ; vers l’année 60/61 elle fut presque entièrement détruite par un violent tremblement de terre et finit pratiquement par disparaître par la suite.

C’est à un chrétien de Colosses, Philémon, que Paul adressa une sympathique petite lettre très révélatrice de l’âme de l’Apôtre.

La lettre à Philémon

Le billet envoyé à Philémon est un petit chef d’œuvre, même d'un point de vue littéraire. Il est composé en prose rythmique : on y a découvert 8 strophes de 8 lignes chacune, dans lesquelles se fondent la poésie grecque et le style hébraïque. La lettre est considérée unanimement comme authentique.

Philémon était un chrétien influent de Colosses. Paul lui-même l’avait converti (v. 19). Dans sa maison avaient lieu réunions liturgiques (v. 2). L’un de ses esclaves, Onésime, s’était enfui en commentant une grave faute envers son maître – peut-être lui volant une somme d’argent (v. 11, 18-19). Paul était alors en prison (v. 9) et c’est peut-être dans cette même prison qu’avait échoué Onésime dans les péripéties de sa fuite. En tout cas Paul fit sa connaissance durant sa captivité et le convertit (v. 10). Comptant sur son influence et sur la dette que Philémon a envers lui, il le renvoie à son maître, lui demandant de lui pardonner et de le recevoir « comme un frère très cher dans le Seigneur » (v. 16). Tout cela est dit avec un langage qui sait allier admirablement la force de l’autorité et une très grande finesse : même si je peux te prescrire ce qui est ton devoir, dit-il,je préfère faire appel à ta charité (v. 8-9)et être ainsi ton débiteur (v. 18).

S’adressant par-delà Philémon à toute la communauté (v. 2), la démarche de Paul a visiblement l’intention non seulement de résoudre le problème d’Onésime, mais de donner un enseignement général sur les exigences de la foi et de la charité (v. 6.9). Paul ne prétend pas que l’adhésion au Christ oblige, par elle-même, à un changement d’institution sociale, ce qui à l’époque aurait été impensable : l’abolition de l’esclavage aurait eu des conséquences dramatiques sur le plan social, avant tout pour les esclaves eux-mêmes. Ce qu’il veut faire comprendre, c'est que les nouveaux rapports de fraternité introduits par le Christ dépassent les clivages entre maître et esclave. « Il n’y a plus désormais ni Juif ni grec, ni esclave ou homme libre (…) car vous ne faites qu’un en Jésus-Christ », écrivait-t-il déjà aux Galates (Ga 3,27-28), ouvrant ainsi la voie à la reconnaissance du caractère intrinsèquement mauvais de l’esclavage et à son abolition.

LEs lettres aux Colossiens et aux Éphésiens

Les deux lettres adressées aux Églises de l’Asie Mineure – les lettre aux Colossiens et celle aux Éphésiens –comptent parmi les plus importantes du corpus paulinien par l’approfondissement remarquable du mystère chrétien. Auparavant Paul avait traité, pourrait-on dire, du rôle du Christ : Jésus est le Sauveur qui par sa mort et sa résurrection nous a rachetés du péché, celui qui nous entraînera à la fin des temps dans sa gloire. Ici c’est le Christ lui-même qui est contemplé. Le regard se porte sur sa nature – image du Dieu invisible, en qui tout a été créé –, pour s’élever jusqu’à son existence actuelle dans le Ciel : là où il règne dans sa majesté attirant à lui le Corps de l’Église dont il est la Tête.

Un peu plus tard, à Éphèse même, la tradition johannique développera le thème de la préexistence éternelle du Verbe en qui tout a été créé (Jn 1,3) : c’est-à-dire qui contient tous les événements, les pensées, les idéaux, les réalisations, comme un miroir dans lequel se reflète tout ce qui est en Dieu et qui vient de Dieu. Mais, comme le remarque Romano Guardini, dans ces épîtres pauliniennes l’affirmation est plus hardie : c’est Jésus-Christ, Dieu fait homme, avec son humanité, son humanité comme la nôtre, qui touche d’une certaine manière toute l’histoire, vers qui tous les événements s’orientent, s’ordonnent, s’expliquent. Quelques dizaines d’années après, l’Apocalypse exprimera cela d’une manière synthétique et puissante : il est l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin (Ap 22, 13).

Les lettres aux Colossiens et aux Éphésiens sont très proches l’une de l’autre : à l’exception de trois passages, on pourrait les mettre sur des colonnes parallèles[4]. Mais il y a aussi une évolution des concepts et Ephésiens se présente en fait comme un approfondissement et une méditation sur les thèmes de Colossiens[5].

La lettre aux Colossiens

Comme nous l’avons vu, en Phrygie se donnaient rendez vous les spéculations les plus hasardeuses sur le monde des esprits. On imaginait le monde pullulant de démons et les airs infestées par des multitudes d’esprits malfaisants ; dans le cieux résidaient des quantités de hiérarchies d’Anges, de Forces cet de Puissances (cf. Col 2,15). Il semble bien que ce qui a motivé la lettre aux Colossiens soit justement l’emprise que ces théories exerçaient sur les fidèles. On discutait peut-être sur la place du Christ parmi tout ce foisonnement d’esprits et l’on n’hésitait pas à en faire un esprit de plus, voire inférieur aux Anges. Les allusions sont trop éparses pour se faire une idée exacte des erreurs qui circulaient, mais l’on peut imaginer que la lettre vise ces premières ébauches du gnosticisme qui se prendra forme au siècle suivant et qui menacera gravement le christianisme au IIe et au IIIe siècle.

Le but de la lettre est d’affirmer le rôle unique et la Primauté du Christ sur toute la création matérielle et spirituelle. Les idées sont résumées en particulier dans l’Hymne christologique (1,15-20)[6], mais elles sont présentes aussi dans le reste de la lettre. Le Christ est l’image de Dieu invisible, Premier-né de toute la création. Tout a été crée en lui et pour lui. En lui habite corporellement la plénitude de la divinité (2,9), il est au dessus des Anges et des Puissances. Il est le médiateur de la création : il a réconcilié l’humanité avec Dieu, faisant participer les croyants de sa divinité (2,10).

Ce « mystère », qui est resté caché depuis les siècles et dont Paul est le dépositaire, contient aussi la merveilleuse révélation que les païens, eux aussi, sont appelés à participer à la vie dans le Christ (1,27). « Le Christ est tout en tous » (3,11) : les distinctions de race, de culture, de classe sociale, disparaissent dans le nouvel ordre des choses. À noter que cette même idée se trouve déjà dans la lettre aux Galates (Ga 3,28). Mais, alors que dans la lettre aux Galates l’accent est mis plutôt sur la condition nouvelle de fils de Dieu, ici le regard se porte sur la vision de l’Église, l’immense Corps du Christ réunissant en lui tous les baptisés, qu’ils soient Juifs ou qu'ils viennent du paganisme.

Il faut noter que cette christologie est dans la ligne du développement de la pensée de Paul : elle se retrouve, du moins dans ses intuitions, dans les grandes épîtres paulinienne (cf. Rm 8,29; 1Co 8,6. 10,4; 2Co 5,19; Ga 4,3.9).

Comme toutes les lettres, Colossiens contient une section à caractère exhortatif. Étant appelés à former un seul Corps avec le Christ, les chrétiens doivent se dépouiller du vieil homme pour se revêtir de l’homme nouveau (3,9) : leur vie doit être digne des élus de Dieu, une vie sainte, marquée par l’amour et la pratique de toutes les vertus : la miséricorde, la bienveillance, l’humilité et surtout la charité qui est le lien de la perfection (3,12-15).

L’épître aux Éphésiens

L’épître aux Éphésiens est un écrit original et autonome, qui dépasse par la qualité du style et la profondeur de pensée de la lettre aux Colossiens. La problématique est proche de celle-ci (prééminence et prérogatives du Christ, l’Église et son universalité), mais il n’y a pas de polémique et elle ne vise pas de doctrines hérétiques identifiables.

Plus qu’une vraie lettre, l’épître aux Éphésiens est une sorte de petit traité théologique auquel on a ajouté un cadre épistolaire. On ne fait jamais référence à des situations ou à des personnes concrètes : il n’y a pas de salutations et, visiblement, l’auteur ne connaît pas les personnes à qui il s’adresse (cf. 1,15 ; 3,2.4 ; 4,20-21), ce qui est d’autant plus surprenant si l'on pense qu’Éphèse était la ville où Paul avait résidé le plus longtemps. En fait, l’adresse ‘aux Éphésiens‘ manque dans les meilleurs manuscrits, ce qui laisse penser qu’il s’agissait peut-être d'une lettre circulaire.

La lettre est toute entière centrée sur la révélation du « mystère » caché en Dieu avant tous les siècles, et qui a été révélé à Paul : toute la Création est appelée à être récapitulée en Jésus-Christ, c’est-à-dire qu’elle trouvera en lui son chef et son achèvement (1,10). La communauté des fidèles, l’Église, est si unie au Christ qu’elle est son Corps et le Christ en est la Tête : c’est-à-dire l’autorité, mais aussi le principe d’unité et de vie. Doctrine déjà esquissée dans Rm 8, dans 1Co 12 et, bien sûr, dans la lettre aux Colossiens, qui s’exprime ici d’une manière plus profonde, non seulement par le développement qu’elle acquiert, mais aussi dans sa présentation qui prend souvent l’allure d’une méditation. Par exemple, les thèmes de l’hymne christologique de Colossiens sont présents dans Ep 1,3-2,10, mais l’hymne est remplacée par une large action de grâces qui est à la fois une prière et une bénédiction. De même, la brève référence à la place de Paul dans l’œuvre du Christ (Col 1,24-29) se développe ici dans une formule de prière empreinte d’émotion et de solennité (Ep 3,1-21).

L’œuvre de la récapitulation dans le Christ se réalise dans l’Église. Jusqu’ici Paul avait parlé de l’Église en désignant par ce terme les assemblée locales, de Thessalonique, de Corinthe ou de la Galatie. L’Église a maintenant un sens universel : elle embrasse tous ceux qui sont unis au Christ, les païens comme les juifs. Elle est le Corps du Christ : elle grandit dans le Christ qui la comble de sa plénitude et de sa richesse. A son tour, l’Église – idée audacieuse !– porte le Christ à sa plénitude (1,23), en grandissant dans le temps et dans l’espace et en rendant présente son efficacité rédemptrice au cours de l’histoire.

La tâche de bâtir l’Église revient à tous les fidèles (4,13-15). Aussi, en adhérant au Christ, commence pour eux une vie nouvelle : il doivent se dépouiller du vieil homme et se revêtir de l’homme nouveau, passer des ténèbres à la lumière, pratiquer toutes les vertus – la sincérité, la justice, le pardon, la pureté- qui, elles, jaillissent de l’amour (4,25-5,13). Un place importante revient à la prière, qui est par excellence le don de l’Esprit (5,18-20). Parmi les devoirs de l’amour mutuel, la lettre souligne la valeur de la communion des époux : elle est le reflet et l’imitation du « mystère », c’est-à-dire de l’union du Christ et de l’Église. Jamais encore l’on avait décrit d’une manière aussi profonde la dignité et la sainteté du mariage.

La lettre aux Éphésiens est grande synthèse théologique, de la même envergure que la lettre aux Romains. Son auteur a eu le mérite de ne pas avoir lié sa réflexion théologique à un concept particulier –comme, par exemple, celui de justification– mais d’avoir pris comme point de départ le mystère caché en Dieu depuis toute l’éternité et réalisé par le Christ dans l’Église.

[1] Par exemple Percy, Deissmann, Van Roon, Benoît.

[2] Dans ce cas on peut penser raisonnablement à Timothée (cf. Col 1,1. 4,18).

[3] Rappelons qu’une éventuelle rédaction par des cercles proches de saint Paul ne poserait aucun problème pour le caractère inspiré de ces écrits.

[4] Sur les 115 versets de Ep, 73 trouvent un parallèle dans Colossiens.

[5] Un peu comme Romains est un développement et un approfondissement de la doctrine de Galates.

[6] D’après la plus grande partie des spécialistes, l’hymne est antérieur à la composition de la lettre.