Le travail, un sujet qui va au-delà des questions sociales

Le 15 mai 2021 a marqué le 130ème anniversaire de l’encyclique «Rerum Novarum» sur la doctrine sociale de l'Église. Le Pr Domènec Melé, professeur émérite du département d’éthique en entreprise et titulaire de la chaire d’éthique en entreprise de l'école de commerce IESE, développe dans cet article quelques facettes du travail.

Photo: Álvaro García Fuentes

Le 15 mai 2021 marque l’anniversaire des 130 ans d’une encyclique qui a marqué l’histoire : Rerum Novarum (1891). Elle constitue la réponse du pape Léon XIII à ce que l'on appelait la "question sociale", suite à la première révolution industrielle et à une idéologie libérale très répandue à l’époque. Léon XIII y exhorte à améliorer les conditions de travail et réclame pour les travailleurs toute une série de droits dont la valeur prophétique ne sera reconnue que bien plus tard.

Cette encyclique de Léon XIII est considérée comme le tout début de la Doctrine sociale de l'Église « moderne » - moderne entre guillemets, sachant que l’enseignement social de l'Église existe depuis les origines du christianisme - (1).

Rerum Novarum a eu un grand retentissement, elle est devenue la référence par excellence de toutes les encycliques sociales suivantes. Ainsi en 1931, Pie XI rédige l’encyclique Quadragesimo anno en l’honneur du 40e anniversaire de Rerum novarum, et à l’occasion de son centenaire en 1991, saint Jean-Paul II publie Centesimus Annus. D’autres encycliques sont également publiées lors de dates anniversaires de la première encyclique de Léon XIII, comme par exemple Mater et magistra (1961) de saint Jean XXIII ou encore Laborem exercens (1981) de saint Jean-Paul II. En 1941 à l’occasion du 50e anniversaire de Rerum novarum, Pie XII consacre un de ses longs messages radiodiffusés aux questions sociales.

Saint Jean-Paul II signale à juste titre que « le travail, comme problème de l'homme, se trouve au centre même de la ‘question sociale’ vers laquelle, pendant les presque cent années qui se sont écoulées depuis l'encyclique [Rerum Novarum], se sont orientés d'une manière spéciale l'enseignement de l'Église et les multiples initiatives liées à sa mission apostolique » (Laborem exercens, 2). Depuis lors, de nombreuses problématiques sociales ont surgi un peu partout ; le magistère de l'Église ainsi que de nombreux chrétiens se sont employés à y trouver des solutions.

Le travail, une question sociale et personnelle

Aujourd’hui, le « social » est un terme très vaste, il englobe par exemple tout ce qui concerne le respect de la vie humaine, la liberté du choix d’éducation, la reconnaissance de la famille et de sa fonction dans la société, l’immigration et le chômage, l’environnement et la pauvreté. Le travail est un sujet assez transversal. On peut parler du travail des professionnels de la santé ; des juristes et des élus en faveur de la vie ; des méthodes d’enseignement, comme par exemple le learning by doing (l’apprentissage par le travail) ; de l’équilibre vie privée/vie professionnelle ; de l’apprentissage des vertus au sein de la famille qui a des répercussions sur le travail ; du travail des migrants ; de l’impact du travail sur l’environnement et la précarité et, bien sûr, du chômage notamment dans les situations de crise, comme aujourd’hui en raison de la COVID-19.

Le travail est certes une question sociale mais également personnelle : il concerne la vie quotidienne puisque le travail est « une dimension fondamentale de l’existence humaine, par laquelle la vie de l’homme est construite chaque jour » (Laborem exercens, 1). C’est d’autant plus vrai si nous partons du principe qu’éduquer des enfants est un travail ou que les activités du retraité sont une autre manière de réaliser un travail.Tous les papes ont parlé du travail et de son importance.Dans sa dernière encyclique, Fratelli tutti (n°. 162), le pape François dit textuellement : « La grande question, c’est le travail. » Et il ajoute : « Ce qui est réellement populaire - parce qu’il contribue au bien du peuple -, c’est d’assurer à chacun la possibilité de faire germer les semences que Dieu a mises en lui, ses capacités, son sens d’initiative, ses forces. »

Saint Jean-Paul II ne s’est pas contenté de rédiger une encyclique sur le travail : Laborem exercens, il en a aussi parlé à de nombreuses occasions, lors de rencontres avec les représentants du monde du travail et de l’entreprise, dans ses homélies pour la fête de saint Joseph travailleur, lors de visites pastorales dans le monde entier, ou encore lors d’audiences pontificales ou de visites d’usines et de lieux de travail, comme également dans ses discours aux organisations internationales, notamment l’Organisation internationale du travail.

J’ai eu récemment l’occasion d’étudier et de systématiser les enseignements de saint Jean-Paul II (« le Grand », comme de nombreuses personnes aiment à l’appeler). J’ai pu analyser une centaine de ses écrits sur le travail(2) - précieux héritage qui donne amplement matière à réflexion. C’est certainement le souverain pontife qui a le plus abondamment parlé du travail, et ce avec une grande profondeur. En plus de sa formation philosophique et théologique, il a su tirer les leçons de sa propre expérience professionnelle dans des domaines variés : étant jeune il a travaillé comme ouvrier pendant plusieurs années, ensuite il a été professeur d’université, et finalement Pasteur universel, avec des journées très remplies - et dès qu’il le pouvait, il prenait du temps pour fréquenter Dieu dans la prière et l’eucharistie.

Les enseignements de saint Jean-Paul II sur le sujet sont fondés sur une solide base anthropologique et éthique. Il y ajoute des éléments de la foi et de la philosophie pour s’attaquer à des questions éthiques et sociales primordiales, sans oublier la spiritualité chrétienne sur le travail qu'il cite à plusieurs reprises. S’inspirant de l’action et de l’enseignement social de l'Église, il approfondit certains passages de la Bible et de la Tradition chrétienne en y ajoutant, dans la droite ligne de son parcours intellectuel, une analyse philosophique poussée du personnalisme réaliste. Pour illustrer ce propos, nous présentons ci-dessous une synthèse de notre étude des enseignements de Jean Paul II (3).

Le travail, vocation de tout être humain

Pour saint Jean-Paul II l’évangile du travail (notamment le livre de la Genèse, « premier évangile du travail ») est la source principale de son enseignement. Dans les deux récits de la Création des premiers chapitres de la Genèse, le travail est décrit comme la vocation de l’être humain. Dans le premier récit, le travail est implicitement inclus dans la bénédiction de Dieu qui confie la terre à l’homme (cf. Gn 1, 26, 28) : il lui demande de s’en occuper d’une manière responsable, en tant qu’administrateur de la création matérielle. Dans le deuxième récit, Dieu place l’homme dans le jardin d’Éden pour qu’il « le travaille et le garde » (cf. Gn 2, 15). L’évangile du travail, c’est surtout Jésus-Christ, qui a travaillé de ses propres mains. En s’incarnant, Dieu a en quelque sorte rejoint toutes les réalités humaines, notamment le travail, c’est aussi par le biais de son travail qu’il nous a apporté le salut. Même s’il est vrai que le travail peut être pénible, cela n’enlève rien à la vocation originelle de l’homme à travailler.

L’être humain doit prendre conscience que la terre est un don de Dieu. Cela demande de la gratitude et un sens des responsabilités pour faire fructifier la terre en vue du bien commun, sans oublier que nous devons transmettre cette terre aux prochaines générations. Ce dernier point illustre la nécessité d’agir de manière écologiquement responsable. Aujourd’hui, nous parlons plutôt de « développement durable ».

Philosophiquement parlant, le travail est considéré comme une activité «intentionnelle», spécifiquement humaine, puisque le travail a son origine dans l’homme et qu’il s’y consacre de tout son être. C’est la personne humaine qui donne sa dignité au travail, indépendamment du type de travail réalisé. Le travail ne peut donc jamais être considéré uniquement comme une sorte de marchandise ou comme une force productive anonyme. De fait, la personne est le sujet et la « cause efficiente » du travail, quels que soient les moyens technologiques utilisés. Sachant que la technologie n’est qu’un instrument au service du travail : elle est un fruit du travail et doit servir à travailler. Le pape Jean-Paul II en déduit la priorité du travail sur le capital - compris comme l’ensemble des instruments de production-, et également la primauté du travail compris dans un sens subjectif (la personne du travailleur) sur le travail compris dans un sens objectif (technologie et production).

Saint Jean-Paul II fait remarquer que le travail est un bien de l’homme qui est fondé sur la force morale de l’amour. C’est donc un moyen pour s’épanouir, un moyen de développement personnel, et un moyen pour contribuer au bien commun. D’où l’importance de la vertu de bien faire son travail ; comme toutes les vertus, elle fait du bien à ceux et celles qui l’acquièrent. En ce qui concerne la notion « d’aliénation du travail » (dont Marx a tant parlé), il affirme qu’elle ne dépend pas du produit mais de la personne. Il y a aliénation quand le sujet, par le travail, ne s’améliore pas en tant que personne - l’aliénation n’a rien à voir avec le fait de travailler en tant que salarié. Avec la grâce de Dieu, la personne ne se réalise pas seulement humainement, mais peut aussi se sanctifier en travaillant.

Le travail est autant un devoir qu’un droit. Avoir un emploi est une manière de travailler qui est désirable en soi et qui contribue au développement personnel, qui permet de subvenir à ses besoins, de valoriser ses talents dans le cadre d’une activité productive, et qui contribue à l’utilité sociale. Il est donc dramatique de se retrouver sans emploi ; certains groupes de personnes y sont particulièrement exposés. Les allocations chômage sont une solution très partielle ; l’entrepreneuriat privé et public (c’est-à-dire l’État et les instances supranationales) ont une grande responsabilité sociale.

Travail et spiritualité chrétienne

Le travail est étroitement lié à la famille : c’est un autre sujet central des enseignements de saint Jean-Paul II. Le travail est le moyen de subvenir aux besoins économiques de la famille, il doit servir à unir la famille, jamais à la fragiliser. D’où l’importance d’arriver à harmoniser vie privée et vie professionnelle. Le travail domestique est exigeant, il convient de le valoriser, il est important pour l’éducation des enfants. Saint Jean-Paul II défend l’égalité des droits des hommes et des femmes dans le monde du travail. En même temps, il loue le travail domestique et demande que la société en reconnaisse la valeur et que le fait d’éduquer ses enfants soit considéré comme un travail professionnel.

Au niveau professionnel et entrepreneurial, le travail est largement reconnu. Saint Jean-Paul II signale quelques droits fondamentaux des travailleurs en entreprise, la nécessité d’organiser le travail de manière participative, en lui donnant du sens, de manière à ce que tous puissent s’approprier leur travail. Il souligne également l’importance de la liberté d’entreprendre, du travail des entrepreneurs ainsi que du rôle prépondérant du travail pour construire une communauté.

En termes socio-politiques, le travail nécessite particulièrement d’être reconnu. Il faut notamment veiller à donner la formation professionnelle adéquate, en tenant en compte des nouvelles technologies et des exigences de la production. L'État a un rôle de régulateur à jouer, tout en respectant le principe de subsidiarité ; les instances internationales ont également leur place dans un monde de plus en plus globalisé. Les syndicats doivent se battre, non pas contre qui que ce soit, mais en faveur de la justice sociale.

Finalement, et c’est un point particulièrement important, le travail dévoile toute sa valeur dans la spiritualité chrétienne qui lui apporte une dimension transcendantale, même pour des tâches qui pourraient paraître plus ordinaires ou routinières. Du point de vue de la foi, le travail doit être vu dans le cadre de la création. L’image de Dieu dans l’homme se manifeste quand il travaille ; en travaillant, l’homme répond à un appel de Dieu et devient co-créateur en humanisant la nature grâce à son intelligence et à son travail bien fait.

Le travail reçoit un nouvel éclairage grâce au mystère de Jésus-Christ. L’incarnation du Verbe donne un nouveau sens au travail et nous présente le Christ comme un modèle à imiter - également dans son travail. Le pape rappelle le sens des priorités : Jésus estime le travail, cependant il prévient Marthe que cela ne doit pas l’empêcher d’écouter la parole de Dieu. Le travail est éclairé également par la rédemption, notamment par la croix et la résurrection. La croix donne du sens à la pénibilité du travail ; la résurrection donne au travail une perspective de récapitulation universelle et de participation à la royauté du Christ.

Le travail tire sa nourriture spirituelle de l’oraison, de l’eucharistie et de la grâce de l’Esprit Saint. L’Esprit qui donne la vie, sanctifie celui qui travaille ; il lui infuse l’amour de Dieu et lui donne la force intérieure pour servir, pour vivre en solidarité et pour être apostolique.

En conclusion, nous pourrions dire que le travail est effectivement la clé de compréhension des questions sociales, mais cela va encore plus loin : il donne la dimension existentielle fondamentale de la vie humaine. Les enseignements de saint Jean-Paul II ouvrent des perspectives insoupçonnées à celles et ceux qui n’avaient du travail qu’une vision purement économique, ou comme simple moyen de satisfaire son égo. A plusieurs occasions, ces enseignements se recoupent avec la prédication de saint Josémaria qui a mis en exergue de nombreux aspects de la valeur humaine et chrétienne du travail, en soulignant particulièrement la sanctification du travail.(4)

Domènec Melé

Auteur de Valor humano y cristiano del trabajo Enseñanzas de san Juan Pablo II.

[1] Charles, R. 1998. Christian Social Witness and Teaching: The Catholic Tradition from Genesis to 'Centesimus annus'. 2 vol. Herefordshire, UK: Gracewind.

[2] Melé, D. 2020. Valor humano y cristiano del trabajo. Enseñanzas de S. Juan Pablo II. Avec un prologue de J. L. Illanes. Pampelune : Eunsa.

[3] Nous avons suivi la trame de Valor humano y cristiano del trabajo, cit.

[4] J. L. Illanes, “Santificación del trabajo” in Diccionario de San Josemaria, éd. Monte Carmela - Instituto Histórico San Josemaría Escrivá de Balaguer, 3e éd. Burgos, 2015, pp. 1202-1210.