La solution juridique de l’Œuvre

C’est par la Constitution Apostolique Ut sit, du 28 novembre 1982, que Jean-Paul II a érigé l’Opus Dei en Prélature personnelle. En se pliant à son charisme fondationnel, l’Église a reconnu que l’Œuvre est une structure juridictionnelle, à caractère personnel — c’est-à-dire non territorial — constituée par un prélat, des prêtres incardinés dans l’Opus Dei et des laïcs. Avec cette érection, le long itinéraire juridique de la Prélature est arrivé à son terme. Il a connu différentes étapes : c’est en 1941 que l’Œuvre fut approuvée comme Pieuse Union par l’évêque de Madrid. En 1943, l’érection diocésaine de la Société Sacerdotale de la Sainte-Croix permit l’incardination de prêtres issus des rangs des laïcs de l’Œuvre. Avec les approbations de 1947 et de 1950 comme Institut Séculier de droit pontifical, son statut international lui fut assuré : il était indispensable pour son expansion apostolique.

Voici comment la journaliste Pilar Urbano en parle dans son ouvrage « El hombre de Villa Tevere » :

Il va s’agir de se frayer un chemin nouveau dans la brousse du droit général de l’Église, une voie juridique idoine qui permette à l’Œuvre d’exister, de travailler et de se répandre en accord avec sa nature séculière.

Certes, ils ne sont pas arrivés « avec un siècle d’avance » comme leur a dit un haut prélat de la curie. Mais, à petits pas, avec de longues pauses, des tours et des détours qui ne mènent pas là où l’on voudrait, un demi siècle s’est écoulé, de 1928 à 1982, avant que l’Opus Dei ne décroche la formule canonique adéquate : une prélature personnelle de nature universelle.

13 janvier 1948. Dans un épais brouillard, par une journée sombre et froide, le Père et don Alvaro font route vers Milan. Cela fait presque un an, en février 1947, que Pie XII a accordé à l’Œuvre le Decretum Laudis. On attend donc une approbation définitive. Ses feux de route allumés, la voiture roule lentement. Au niveau de la ville de Pavie, Escriva silencieusement recueilli dans ses pensées, s’écrie soudain : « Ils ont une place ! »

Il vient de trouver le système canonique permettant aux personnes mariées d’êtres membres de l’Opus Dei1. Ils sont déjà nombreux à se bousculer au portillon : ils cherchent à être saints dans leur vie de couple, leur travail professionnel et leur milieu social personnel. Ils pratiquent même les normes et les coutumes de l’Opus Dei. Ils n’attendent que d’être rattachés à l’Œuvre par un lien juridique.

Le fondateur en fait la demande au Saint-Siège le 2 février 19482. Et sans délais, les portes sont ouvertes aux mariés. Victor García Hoz, Tomás Alvira Alvira et Mariano Navarro Rubio sont les trois premiers à en franchir le seuil. D’autres suivront quelques mois plus tard.

À partir de là, Escriva se sent de plus en plus talonné par les prêtres diocésains. Il est soucieux de la santé spirituelle, de l’enrichissement culturel, voire de la solitude humaine de tant de prêtres, dans la nature …livrés à eux-mêmes.

Pour bien s’en occuper, il faudrait que tous ceux qui en auraient la vocation adhèrent à l’Opus Dei. Mais comment concilier l’appartenance à l’Œuvre avec la dépendance de leur évêque ? Escriva pensant que cela peut poser le problème d’une « double obéissance », ne voit honnêtement qu’une seule issue : Dieu lui demande l’incroyable sacrifice, le douloureux détachement, de quitter l’Œuvre pour fonder une institution destinée aux prêtres diocésains.

Or la logique de Dieu emprunte d’autres détours. Il n’a nullement besoin du sacrifice colossal que Josémaria Escriva est prêt à lui offrir. Ce geste aussi héroïque que généreux du détachement de l’Œuvre qui est née dans ses mains et pour laquelle il a déjà laissé sa peau, sa vie et son honneur, est encore une « preuve par neuf » qu’Escriva ne se considère ni fondateur ni propriétaire de l’Opus Dei, ni alma mater essentielle, ni facteur indispensable pour que l’Œuvre de Dieu poursuive sa route.

Mais Dieu est maître des temps et cette fois-ci, pour tout mieux faire et davantage, il n’agira pas « avant » mais aprèsndt.

Contre tout pronostic et en dépit de toute attente, l’approbation définitive que Pie XII devait sanctionner est reportée. Alors que la curie n’a que des avis favorables, le 1eravril 1950 on se heurte à un ajournement inattendu, un dilata très gênant mais qui, malgré tous les inconvénients, va être en définitive une faveur providentielle. En effet, c’est juste dans l’intervalle forcé de ce printemps-là que Josémaria Escriva « réalisera » très nettement que les prêtres diocésains ont aussi leur place dans l’Œuvre. Pour mieux dire, ce qu’Escriva « réalise » c’est comment faire « comprendre » au saint-siège ce qu’il avait déjà « saisi » lui-même le 2 octobre 1928, lorsqu’il vit l’Œuvre, faite de laïcs et de prêtres.

De même que la sainteté des personnes mariées pivote sur « leur vocation au mariage » et sur tous leurs devoirs d’état, de même, pour les prêtres, la plate-forme de leur lien à l’Œuvre tient à leur possibilité de se sanctifier dans « leur vocation sacerdotale » et en réalisant les travaux propres à leur ministère. Il n’y a rien à inventer, rien à corriger sur la copie de l’Œuvre telle qu’elle est issue de l’esprit de Dieu.

Quant au soi-disant problème de la « double obéissance », il part en fumée. Ces prêtres diocésains n’auront qu’un supérieur : leur évêque. Dans l’Opus Dei ils ne dépendront que du directeur spirituel qui — c’est explicitement consigné — n’a pas de vote dans le gouvernement. Son rôle consistera à les aider à être saints, il est en mesure de « conseiller » et non de « commander ».

C’est avec le décret Primum inter, du 16 juin 1950, que l’Opus Dei reçoit son approbation pontificale. Entre l’arrivée d’Escriva à Rome et cette sanction définitive, il est passé par les écueils financiers de l’achat et du démarrage des travaux de Villa Tevere, par les calomnies impressionnantes qui, exportées d’Espagne et toujours colportées par de « belles âmes médisantes » qui ont une tanière à Rome, à Milan où ailleurs en Italie et qui ont leur lettre de marque dans les coulisses de la curie. Cependant, l’Opus Dei grandit et se développe. En 1946, il comptait sur 268 membres (239 hommes et 29 femmes) et ce chiffre a bien plus que doublé en 1950 : 2954 membres (2404 hommes et 550 femmes). En 1946 il n’y avait que quatre prêtres, le fondateur compris. Il y en a déjà 23 en 1950, que rejoindront bientôt les 46 laïcs qui se préparent à être ordonnés. Ce ne sont pas encore des prêtres diocésains issus de leur séminaire, il s’agit ici de laïcs qui font déjà partie de l’Opus Dei et qui, au cœur de leur travail professionnel, ont été invités par le Père à cette ordination, après avoir décroché, au moins, un doctorat ecclésiastique. La plupart ont aussi un doctorat civil.

Lorsque l’Œuvre reçoit ce label pontifical, elle est déjà répandue en Espagne, au Portugal, en Grande-Bretagne, en Irlande, en France, au Mexique, aux Etats-Unis, au Chili et en Argentine. Ses bagages sont fins prêts pour un départ imminent en Colombie, au Pérou, au Guatemala, en Équateur, en Allemagne, en Suisse, en Autriche… Et huit ans plus tard, on franchira le pont de l’Asie, l’Afrique et l’Océanie. La vie est ainsi faite : elle a devancé le droit.

C’est pendant l’été 1950 que le saint-siège communique à Escriva que l’approbation définitive va être rendue publique. Le Père prévoit que dans tous les centres de l’Opus Dei, une centaine à peu près, l’on chante le Te Deum d’action de grâces au cours d’un acte eucharistique solennel.

Ce n’était qu’un début. Il allait entreprendre alors un sacré combat afin qu’une règle établie par les hommes n’étouffe pas une spiritualité suscitée par Dieu. Cette spiritualité devait être totalement séculière et cette norme nulle et non avenue.

On s’aperçut très vite que le costume juridique d’un institut séculier était non seulement inapproprié et ‘riquiqui’, mais que ce n’était qu’un « accoutrement » à l’encontre de la nature de l’Opus Dei. De fait, l’Opus Dei n’était pas ce que de droit.

Pie XII avait déjà élaboré la Provida Mater Ecclesia. Il n’allait rien faire d’autre. On ne pouvait attendre d’autre innovation juridique et pastorale sous son pontificat. Jean XXIII avait un autre chantier gigantesque en route : la convocation et la mise en marche du Concile Vatican II. Il voulait aussi rénover le Code de Droit Canonique en vigueur. Il fallait lâcher du lest, patience et longueur de temps...

Nonobstant, toute une pan

oplie d’équivoques s’acharnant à assimiler et à identifier les membres de l’Opus Dei à ceux d’autres institutions « religieuses », force monseigneur Escriva à demander une révision du statut juridique de l’Œuvre. Entre mars et juin 1960, Alvaro del Portillo et monseigneur Scapinelli échangent quelques mots, quelques notes officieuses. Monseigneur Escriva fait de même avec le secrétaire d’État, le cardinal Tardini. Le 27 juin de cette année-là, au terme d’une audience, Tardini, défaitiste, dit à Escriva en levant ses bras :

- Siamo ancora molto lontani… !

Et Escriva de répondre :

- D’accord, nous en sommes encore très loin… Mais la semence est plantée et elle ne va pas manquer de porter ses fruits3.

L’Opus Dei ne demande pas un « nouveau statut », mais un cadre juridique adapté à ce qu’ils sont et à ce qu’ils vivent. Ils ont besoin non pas d’un « état de perfection », mais de coudées franches pour pouvoir arriver à la perfection, fidèles à leur poste, dans leur « état » de vie, leur état civil et dans l’exercice de leur profession ou métier.

Mais un personnage de la curie romaine a suggéré de mettre en sommeil cette demande de révision. C’est le cardinal Tardini qui en a loyalement parlé à del Portillo :

- Cette affaire, je ne veux pas en entendre parler. C’est inutile4.

Et ils vont réessayer parce que le cardinal Ciriaci les y a encouragés, en 1962. Cette fois-ci la demande est officiellement adressée à Jean XXIII. On leur répond qu’il y a « des obstacles pratiquement insurmontables5».

Jean XXIII reçoit aussi en audience Escriva de Balaguer. Par la suite, il fait le commentaire suivant à monseigneur Loris Capovilla qui deviendra, par la suite, prélat de Loreto : L’Opus Dei è destinato ad operare nella Chiesa su inattesi orizzonti di universale apostolato ( L’Opus Dei est appelé à ouvrir dans l’Église des horizons insoupçonnés d’apostolat universel)6.

Jean XXIII meurt en juin 1963. Giovanni Battista Montini est élu pape au conclave, il devient Paul VI.

Alvaro del Portillo fait des démarches auprès de différentes personnalités du Vatican et leur fait remarquer que la question institutionnelle de l’Opus Dei n’est pas encore résolue. Le cardinal Confalonieri est l’un de ses interlocuteurs. Il prend le dossier et, dans le latin de la bureaucratie ecclésiastique, dit: « Reponatur in archivio ». Il jette ainsi, encore une fois, aux oubliettes la demande d’un nouveau statut qui ne cherche qu’à être sur le papier ce qu’il est déjà dans la rue7.

Encore deux audiences privées, très cordiales, accordées à Escriva par Paul VI. Au terme de la première, del Portillo entre pour saluer le pape. Paul VI le reçoit et, en souriant, lui tend les bras, très content de le retrouver :

- Don Alvaro ! Don Alvaro… Cela fait longtemps que nous nous connaissons.

- Cela fait vingt ans, Sainteté.

- Depuis, je suis devenu vieux.

- Pas du tout, Sainteté : Depuis, vous êtes devenu Pierre8!

Paul VI qui connaît l’Opus Dei depuis vingt ans, sait que ce que le fondateur défend c’est la nature séculière et parfaitement libre de ses gens, « des fidèles et des citoyens tout court », afin qu’ils puissent évoluer de façon autonome au sein de toutes les activités honnêtes de la société civile : pouvoir être professeurs dans des écoles et des universités non nécessairement confessionnelles ; se consacrer au commerce ou à la banque, à la production vinicole ou à tout autre type d’affaire licite et honorable ; pratiquer la médecine ou les arts, le théâtre ou le journalisme dans les média non catholiques ; se syndiquer, s’associer, faire carrière en politique ou dans l’armée, ou aux jeux olympiques… « Je veux que pour toute affaire sociale, politique, économique, mes enfants aient la même liberté que n’importe quel autre catholique : ni plus de liberté, ni moins9». Il disait cela parce que toutes ces activités citoyennes et davantage, leur étaient interdites du fait de leur appartenance à un institut séculier.

Le 14 février 1964, le fondateur écrit au pape une « note de conscience », un Apunto riservato all’Augusta Persona del Santo Padre. Il lui parle, entre autres, de certaines modifications à introduire dans le texte des constitutions, en vigueur pour l’Œuvre depuis 1950.

Quelque temps auparavant et s’appuyant sur la faculté que le saint-siège lui avait accordée de pouvoir introduire des changements dans ces constitutions, Escriva avait proposé à Pie XII des modifications, treize au total, concernant le régime de vie des femmes dans l’Œuvre, afin de renforcer leur propre gouvernement et, de ce fait, raffermir l’unité. Le saint-siège a donné son accord immédiatement. La proposition avait été faite le 16 juillet 1953 et le 12 août, moins d’un mois après, elle a eu le « feu vert » pontifical.

Cette note n’est pas de trop. Elle coupe court à une information erronée, qui venait d’être lancée, selon laquelle Escriva et del Portillo se servaient en 1953 de la petite imprimerie de Villa Tevere « pour altérer les textes des constitutions, au dos du pape ».

C’est faux. Même avec son droit de « fondateur », Escriva a toujours demandé l’autorisation préalable au pape pour modifier, peu ou prou, les statuts. En 1953, il en avait demandé l’autorisation à Pie XII et en 1963, à Paul VI10, ça déjà été dit ici.

La première réponse officielle à la « note réservée » au pape est un dilata. Finalement, dans la diplomatie vaticane, avec cette estampille si élégamment imprécise, on ne vous claque pas la porte au nez, on vous renvoie aux calendes grecques. Ce n’est pas un « niet ». C’est un « pas encore ».

Nonobstant, Paul VI fait comprendre à Escriva qu’avec ses travaux, Vatican II peut ouvrir de nouvelles voies rendant possible la solution institutionnelle de l’Opus, Dei tant souhaitée.

Et ce sera le cas. Dans le document conciliaire Presbyterorum Ordinis de 1965, et dans les textes qui interprètent ses résolutions — Ecclesiæ Sanctæ (1966) et Regimini Ecclesiæ universæ (1967) — vont apparaître, petit à petit, les normes générales. Sur ce métier, on pourra enfin tisser la toile de ce costume nouveau : la figure juridique des prélatures personnelles. Au pluriel puisque cette nouvelle création n’est ni exclusive, ni excluante.

Après la publication du motu proprio Ecclesiæ Sanctæ, Josémaria Escriva, très content, dit à ses fils :

- Dès la parution de ce document, le secrétaire du concile l’a adressé à don Alvaro, en le félicitant. Il s’agit d’un costume sur mesure pour l’Opus Dei, cela saute aux yeux11.

Le 12 septembre 1965, Escriva reçoit, à Villa Tevere, une visite aussi attendue que souhaitée : le père Arrupe, Général de la Compagnie de Jésus.

Le fondateur de l’Opus Dei rendra cette visite le 10 octobre suivant, et déjeunera rue Borgo Santo Spirito, à la maison généralice des Jésuites. C’est à cette occasion-là qu’Arrupe a voulu qu’on les prenne en photo sur une terrasse avec vue panoramique sur Rome.

Les attaques insidieuses contre l’Opus Dei, les attitudes hostiles, les commentaires méprisants, les médisances tordues…de quelques jésuites, isolés qui n’engageant qu’eux-mêmes, ont été très nombreux. Dès le départ Escriva a voulu tout mettre à plat. C’est un non sens que le nombre croissant des vocations à l’Œuvre provoque la jalousie de tel ou tel religieux. Et ce, pourquoi ? L’Œuvre ne peut jamais marcher sur les plates-bandes d’aucune autre institution religieuse pour la simple raison que l’appel à l’Opus Dei ne concerne que des gens qui ne se sentent et ne se sont jamais sentis attirés par l’état religieux. Il n’y a donc aucune rivalité à craindre. Très souvent, c’est Escriva lui-même qui oriente vers leur vraie vocation des filles et des garçons qui viennent le trouver et ce, dans un sens diamétralement opposée, au noviciat ou au couvent. Ce faisant, il ne pense pas perdre « un jeton ». L’Opus Dei n’est pas leur place. Et quelqu’un de déplacé ne peut pas être efficace, ni fécond, ni heureux : « chacun à son métier, et les vaches seront bien gardées ».

Avec deux autres Jésuites, le père Blajot et le père Iparraguirre, Le Père Arrupe revient encore à Villa Tevere le 8 décembre 1965. Ils sont invités à déjeuner. Escriva s’adresse à Arrupe :

- Cela fait quelques années, les responsables de la BAC, maison d’édition catholique espagnole, sont venus me trouver. Ils m’ont dit qu’ils avaient édité les constitutions de la Compagnie de Jésus et qu’ils aimeraient que je les autorise à publier le droit particulier, le ius peculiare, de l’Œuvre.

« J’ai répondu que je comprenais bien qu’on édite vos constitutions, parce qu’elles jouissent déjà du poids, du fondement solide de ce qui a été écrit il y a 400 ans. En revanche, notre droit particulier est tout récent. Je leur ai assuré qu’en son temps, on les publierait aussi. Et j’ai ajouté : « Je suis sûr de ne pas me tromper en vous disant qu’on ne va pas vous faire attendre aussi longtemps que les Jésuites... !»

À ce moment-là, Iparraguirre prend la parole dans le sens de ce que vient de dire Escriva :

- En effet, notre première édition n’a été faite qu’il y a cent ans. Nous avons donc mis trois siècles à les confier au public12.

Les coups de la vie ont fait que Josémaria, plein d’allant et de fougue, se forge une longue aptitude à la patience. Les attentes l’ont buriné. Il n’est pas pressé. Il est dans l’urgence. Mais il sait que l’urgent peut attendre et que, si en plus d’urgent c’est important, cela doit attendre. C’est ce qu’il déclare à ses enfants en 1966 :

- Je dois vous dire que l’affaire juridique est déjà bouclée. Mais nous n’avons pas besoin, pour l’instant, de mettre notre nouveau costume… Le moment venu, nous enfilerons ce costard : le pantalon, la veste13.

En petit comité ou devant un grand auditoire, il leur fait voir que l’autoroute est ouverte, mais que c’est à lui de « fixer le moment où le trafic sera autorisé14». « Nous pouvons le faire vite ou moins vite, à notre convenance […]. Nous voulons vivre en chrétiens et selon un engagement d’amour qui tient à notre honnêteté… C’est ainsi que nous avons vécu de longues années durant.15»

Par ailleurs, en rabâchant cette idée, qui a toujours été si claire dans sa tête :

- Quelle envie de revenir à la case départ, nous mordre la queue comme les poissons ! Nous allons redevenir ce que nous étions au départ. Finis les vœux ! : nous ferons un contrat comme je l’ai toujours préconisé16.

En effet, il n’y a rien de nouveau par rapport « à ce qui a existé depuis le début ». Dans les années trente, alors qu’il vivait à Madrid, Escriva avait déjà repéré des dalles de sépultures à même le sol, à l’église de la fondation Sainte Isabelle, dont il était recteur. Un jour de 1936, avant que la guerre civile n’éclate, il les montra du doigt à son fils Pedro Casciaro en lui dit :

- Voilà la future solution juridique de l’Œuvre.

Casciaro n’a rien compris. Il se demandait ce que les épitaphes de ces dalles voulaient bien dire et cette « solution » ne lui posait pas le moindre problème, et encore moins le fait qu’elle ait pu être « juridique17».

Il s’agissait des tombeaux de deux prélats espagnols, tous deux aumôniers du roi et vicaires généraux aux armées : de ce fait, ils jouissaient d’une juridiction ecclésiastique personnelle très large et particulière. C’est donc là, sur ces épitaphes, qu’était décrite, succinctement, la figure de la prélature de nature universelle qu’Escriva vit pour l’Opus Dei.

Il est intéressant de noter que déjà en 1928, Escriva, avec sa mentalité de juriste, avait l’intuition qu’il allait trouver la formule adéquate en cherchant quelque chose de semblable aux ordinariats ou aux vicariats aux armées.

Certes, la récolte de vocations a été splendide dans les cinq continents. En 1967, Escriva sait que parler de l’Opus Dei revient à parler de plusieurs dizaines de milliers de personnes qui travaillent dans plus de soixante-dix pays. L’Œuvre est un champ de blé prêt à la moisson. C’est la prophétie dont parle David dans son psaume 2 qui s’est accomplie : « Demande-moi et je te donnerai les nations en héritage, et pour domaine, les extrémités de la terre. »

Par un bel après-midi romain, au coucher d’un soleil qui s’étire et qui blesse sans pitié le crépi ocre et rouge des murs de Villa Tevere, Josémaria Escriva, de sa fenêtre, regarde la terrasse del Fiume. Ses fils y ont placé la statue d’un noble jurisconsulte « mutilé », manchot et décapité… Les plis de sa tunique en pierre tombent gracieusement et donnent au personnage une élégante sérénité. Escriva lit, en latin, sur une plaque, des mots gravés sur un piédestal en marbre : Non est vir fortis pro Deo laborans, cui non crescit animus… Et il traduit par cœur : Il n’est pas d’homme fort qui travaille pour Dieu qui ne voit son courage grandir, et ce, dans les difficultés…et avec un corps démoli. »

C’est comme s’il se racontait sa propre histoire à lui-même. Il a battu le cuivre, avec panache, dans la percussion « agressive » de l’attaque. Et sa vie n’a été qu’un

combat pugnace où il a affronté les intempéries, avec la force patiente de la résistance :pax… in bello.

Notes

1. Cf. Archive Générale, RHF 21169, p. 71

2. RHF, EF- 480202-1, Demande de mgr Escriva à sa sainteté Pie XII

3. Amadeo de Fuenmayor, Valentin Gomez-Iglesias et José Luis Illanes, L’itinéraire juridique de l’Opus Dei, Desclée, Paris 1992.

4. Cf. AGP, RHF 21171, p. 1295.

5. Réunion avec mgr Alvaro del Portillo, 28 novembre 1982. Cf AGP, RHF 21171, p. 1411.

ndtl’auteur fait allusion à l’adage italien dont se servait Josémaria Escriva pour patienter. Il disait que Dieu ferait tout « prima, piu, megglio », avant, davantage et mieux.)

6. Lettre de mgr Loris Capovilla, archevêque de Mesembria, prélat de Loreto, au pape Paul VI, 24 mai 1978.

7. Cf. AGP, RHF 21171, p. 1424.

8. AGP, RHF 20121, p. 16.

9. Cf. AGP ; RHF 20089, p. 37

10. L’itinéraire juridique, o.c.

11. Réunion du 24 octobre 1966.

12. Témoignage de Fernando Valenciano Polack (AGP, RHF T- 05362).

13. Réunion du 24 octobre 1966.

14. Témoignage de mgr César Ortiz-Echague (AGP, RHF T- 04694).

15. Réunion du 29 juin 1969.

16. Réunion du 27 mars 1966.

17. L’itinéraire juridique… o.c.

Extrait de l’ouvrage El hombre de Villa Tevere, Pilar Urbano, editorial Plaza y Janés, Barcelona