La prose du monde, de Calvin à Josémaria : la valeur de la vie ordinaire

Cyrille Michon, Professeur titulaire de Philosophie à l’Université de Nantes, en France, qui pense que la pensée et le message de saint Josémaria Escriva se situent dans la perspective moderne de la réévaluation de la vie ordinaire fit ce brillant exposé en 2002, au congrès « La grandeur de la vie ordinaire ».

Dans une formule fameuse, qu’il utilisa à plusieurs reprises, saint Josémaria invite à transformer la prose de chaque jour en alexandrins , c’est-à-dire à vivre “saintement la vie ordinaire”1 .Une expression très semblable, celle de “prose du monde”, a fait fortune chez les philosophes, notamment, en France, sous la plume de Maurice Merleau-Ponty. Mais son invention est due à Hegel qui l’avait forgée pour désigner les limites qu’imposent à l’homme les nécessités et les besoins de la vie quotidienne, tant dans sa réalité corporelle et animale, que dans sa dimension sociale, économique et politique.

L’expression lui servit à désigner la période, l’âge historique, de l’empire romain, mais aussi, dans le cadre de sa philosophie de l’art, cette dimension de la vie que l’art avait pu transfigurer lorsque les peintres de l’école flamande au XVIIe siècle ont voulu la représenter et l’ont donc jugée digne de l’être. Hegel explique que c’est en raison de l’histoire de leur nation, de l’émergence d’une vie bourgeoise qui ne devait son existence qu’à son travail, et son indépendance qu’aux succès militaires des hollandais, que la représentation de la prose du monde a pu prendre cette tournure positive, voire joyeuse, ou encore, selon une autre expression fameuse du même philosophe, donner ainsi à voir le dimanche de la vie.

“La grandeur de la vie ordinaire” est le titre bien connu d’une homélie de saint Josémaria, reprise dans Amis de Dieu, et qui sert parfois à résumer en trois mots le message, l’esprit, du fondateur de l’Opus Dei et de l’institution qu’il a fondée. Le sens de ces mots n’est sans doute pas très surprenant aujourd’hui, et il est “politiquement correct” de considérer non seulement que toute vie humaine a une égale valeur, mais que tout métier, toute activité est également digne et donc grande. Pourtant, l’expression constitue bien un oxymore, et il n’est pas douteux que sous la plume d’Escriva elle se présentait au moins comme un paradoxe, comme la remise en cause d’une vision longtemps admise qui n’accordait que peu ou pas de valeur à la vie ordinaire. En proposant quelques perspectives sur l’évolution des appréciations de la vie ordinaire, je voudrais surtout m’attacher à l’étude de deux types d’évaluations positives de cette prose du monde, qui me semblent complémentaires à un certain niveau, et qui se révèlent incompatibles à un autre.

En un mot, la pensée et le message de saint Josémaria Escriva se situent dans la perspective moderne de la réévaluation de la vie ordinaire, mais alors que ce sont sans doute des considérations religieuses qui sont à l’origine de cette réévaluation, celle-ci s’est progressivement sécularisée, tandis que saint Josémaria en offre une compréhension centrée sur l’Evangile. Pour Hegel, l’expression de “prose du monde” sert à désigner la valeur intrinsèque des activités célébrées par la peinture d’un Vermeer. Pour Josémaria, la prose de chaque jour est à convertir poésie héroïque. La valeur de la vie ordinaire est sans doute intrinsèque, mais c’est intrinsèquement le pouvoir d’être transformée, élevée, par les vertus, le service, d’abord, qui constitue une transformation humaine de grande valeur en elle-même, mais aussi en offrande, en sacrifice, en prière et en apostolat, ce qui constitue un degré supérieur, surnaturel, par lequel le chrétien dégage le quid divinum, le quelque chose de divin, que recèlent les activités ordinaires de la vie.

De Calvin à Josémaria: la valeur de la vie ordinaire

L’affirmation de la valeur et de l’intérêt des activités communes de la vie quotidienne des personnes ordinaires (occupations domestiques, travaux manuels ou non, mais serviles et rémunérés, réjouissances collectives, etc.) se fait sans doute jour dans la littérature et les arts à l’époque moderne (progressivement à partir du XVIe siècle) et tranche avec les représentations antérieures où l’héroïsme et la valeur semblent réservés à une élite constituée par son état de naissance (nobiliaire), son choix de vie (militaire), ou de hauts faits, extraordinaires (exploits guerriers, martyrs, voire génie), accessibles à de très rares membres de la masse des hommes vulgaires. Charles Taylor parle ainsi d’une “affirmation de la vie ordinaire” l’aube de l’époque moderne et il en attribue l’origine aux conceptions religieuses des premiers Réformateurs2.

Cette affirmation apparaît chez eux comme partie intégrante d’une revendication des chrétiens laïcs face à la hiérarchie cléricale qui semble monopoliser l’héroïsme chrétien de la sainteté. Ils prétendent ainsi revenir à la doctrine de l’Évangile et des lettres de saint Paul, sur l’égalité de tous, l’appel universel à la perfection d’un Dieu qui ne fait pas acception de personnes. Si l’on omet la conséquence antihiérachique et antimonastique qu’ils ont pu en tirer, et l’opposition parfois véhémente à l’institution de l’Église, on peut admettre, je crois, qu’ainsi résumée, cette revendication radicale est également au cœur du message du concile Vatican II, ainsi que de celui de l’Opus Dei, tel que l’a souvent enseigné son fondateur.

La proximité de textes de Calvin et de ses premiers disciples avec certains passages de saint Josémaria sont notables. Dans l’Institution, Calvin écrit: Celuy qui sera de petite estime se contentera néantmoins paisiblement de sa condition, de peur de sortir du degré auquel Dieu l’aura colloqué. Ce sera aussi un allègement bien grand en tous soins, travaux, fascheries et autres charges, quand chacun sera persuadé que Dieu lui est guide et conducteur à cela. Les Magistrats s’employeront plus volontiers à leur charge; un père de famille se contreindra à faire son devoir de meilleur courage; bref chacun portera plus patiemment en son estat et surmontera les peines, solicitudes, chagrins et angoisses qui y sont quand tous seront bien résolus que nul ne porte autre fardeau, sinon celuy que Dieu lui a mis sur les espaules. De là il nous reviendra une singulière consolation: c’est qu’il n’y aura œuvre si mesprisée ne sordide, laquelle ne reluyse devant Dieu et ne soit fort précieuse, moyennant qu’en icelle nous servions à notre vocation (Institution, III, x, p. 202-203)

Et Josémaria quatre siècles plus tard, parlant également du travail comme d’une vocation divine: La vocation professionnelle, soyez-en convaincus, est une partie essentielle, inséparable de notre condition de chrétiens. Le Seigneur veut que vous soyez saints à la place que vous occupez, dans l’exercice du métier que vous avez choisi, pour une raison quelconque: pour moi, je les trouve tous bons et nobles - pourvu qu’ils ne s’opposent pas à la loi divine - et aptes à être élevés au plan surnaturel, c’est-à-dire à être greffés sur le courant d’Amour qui définit la vie d’un enfant de Dieu. (Amis de Dieu, n° 60)

Ce n’est pas seulement une affirmation de l’égale dignité des professions qui se trouve ainsi proclamée, mais bien de toutes les activités ordinaires, lieux d’une rencontre possible avec Dieu et donc de sanctification. Ainsi, selon le disciple anglais de Calvin, William Perkins: Si nous comparons travail à travail, il y a une différence entre laver la vaisselle et prêcher la parole de Dieu: mais pour ce qui est de plaire à Dieu, il n’y en a pas (…) oui les tâches de la vie conjugale sont pures et spirituelles (…) et tout ce qui s’accomplit à l’intérieur des lois de Dieu, même au moyen du corps, comme le nettoyage des chaussures et choses semblables, si humbles ces tâches soient-elles en apparence, pourtant elles sont sanctifiées3 .

Josémaria parlera de se sanctifier en épluchant des pommes de terre, il qualifiera le mariage de vocation divine, comparera le lit matrimonial à un autel, et plus généralement rappellera, dans la plus pure tradition augustinienne, que c’est l’amour qui est la mesure de toutes choses aux yeux de Dieu. Une telle conception permet de voir dans toute vie et toute activité la possibilité, voire le devoir, de chercher l’identification au Christ, la perfection chrétienne, la sainteté.

Parce qu’il est homme, le chrétien vit de plain-pied dans le monde. S’il laisse le Christ régner en son cœur, il retrouvera la plénitude de l’efficacité salvatrice du Seigneur dans toutes ses activités humaines. Peu importe que cette activité soit prestigieuse ou modeste, comme on dit; car ce qui est prestigieux pour les hommes peut être modeste aux yeux de Dieu, et ce que nous appelons humble ou modeste peut confiner aux sommets de la sainteté et du service chrétien. (Quand le Christ passe, n° 183)

Et dans un point de Sillon qui recueille l’expression citée en commençant: « En te remettant à ton travail ordinaire, un cri de protestation t’a comme échappé : c’est toujours pareil ! Et moi, je t’ai dit : – oui, c’est toujours pareil. Mais cette tâche banale, semblable à celle qu’effectuent tes collègues de travail, doit être pour toi une prière continuelle, avec les mêmes paroles intimes et familières, mais chaque jour sur une mélodie différente.

C’est justement notre mission que de transformer la prose de cette vie en alexandrins, en un poème héroïque. Sillon, n° 500) Bien entendu, il s’agit là, avant tout, d’un enseignement clair de Jésus, de saint Paul et des premiers disciples, généralement reçu ainsi dans les premières communautés chrétiennes. Les différences sociales, sans être contestées en elles-mêmes, étaient tenues par les premiers chrétiens, pour secondaires, devant leur égale appartenance au Christ, leur égale dignité devant le Seigneur, leur même appel au témoignage souvent sanglant de la foi.

La conception traditionnelle de la sainteté et de l’héroïsme

Tout n’a pas été toujours aussi clair. Les Réformateurs sont allés à contre courant d’une conception sélective de la sainteté, qui avait obscurci l’universalisme des premiers temps. Il n’est pas question de dire qu’une telle conception serait exclusivement “protestante”. Des remarques fort semblables pourraient être tirées des œuvres de sainte Thérèse d’Avila, et se trouvaient présentes dans les courants spirituels médiévaux qui ont progressivement constitué la devotio moderna.

Avant la Réforme, l’humanisme chrétien a préparé le terrain aux enseignements de Calvin. Mais il n’est indéniable que la grande rupture de l’Église a pu provoquer un raidissement catholique, et que le souci de défendre contre les critiques les ordres monastiques ou la hiérarchie ecclésiastique a pu entraîner une dépréciation de la vie ordinaire et de la condition laïque. A la fin du Moyen Âge, dans un classique de cette dévotion moderne, l’Imitation de Jésus Christ, on peut lire. Manger, boire, veiller, dormir, se reposer, travailler, et se soumettre aux autres nécessités naturelles, en vérité c’est une grande misère et un grand cauchemar pour l’homme dévot qui désire être délié de ce corps et libre de toute faute (I, 22) Même dans un ouvrage d’une telle qualité spirituelle, on décèle donc un écart avec la doctrine de saint Paul, qui passait ses nuits à des travaux manuels avant de repartir le jour prêcher l’Évangile, et qui déclarait à ceux de Thessalonique : “celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus”; et surtout : “Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu”. Les Réformateurs n’ont certainement pas été les seuls à revenir à l’esprit de l’Evangile sur la valeur de la vie quotidienne, mais on ne peut nier que certains de leurs contemporains catholiques aient longtemps gardé une vision très négative de cette vie active réservée à la masse des fidèles. Je ne citerai qu’un auteur de la génération des maîtres d’Ignace de Loyola, le moine Cisneros qui écrit dans ses Exercices de vie spirituelle (IV, 43)4

Les actifs mangent et boivent (!), se réjouissent et jouissent, rient et se livrent aux impudicités, et ils usent de leur corps, et ils agissent ainsi comme des bêtes. Diraient-ils, par hasard, qu’ils aident les autres par leurs travaux? C’est ce que font les chevaux et les ânes qui en font parfois davantage.

Le grand théologien du concile de Trente, Melchior Cano déclarera, pour des raisons semblables, les laïcs incapables de perfection.

Ces réticences n’ont pourtant pas de fondement évangélique évident, et elles me semblent plutôt la conséquence, peut-être exacerbée par les circonstances historiques, d’une conception païenne de l’héroïsme appliquée à la sainteté, et de la division de la société en castes inégales. L’histoire de l’Europe chrétienne a vu la pérennisation ou la recomposition d’une société hiérarchisée, gouvernée par une élite de sang, qui rendait sans doute au reste du peuple le service des armes, mais à qui du même coup, était réservé l’apanage de l’héroïsme. La conception homérique du héros est comme maintenue ou revisitée par la tradition courtoise du chevalier. Certes, un monde chrétien se reconnaît d’autres héros que les guerriers et les grands conquérants: les saints, justement. Mais on ne saurait nier que la hiérarchie de la société civile n’ait eu alors pour principale alter ego la hiérarchie de l’Église, qui séparait les clercs et les laïcs, les religieux et les séculiers comme des classes distinctes non seulement par leur fonction, mais aussi par la valeur intrinsèque de leur vie. La vie d’un noble féodal n’était pas seulement différente de celle d’un serf, elle n’était pas jugée à la même aune. Il ne s’agit pas de parler de mépris, encore moins d’une indifférence à l’égard de la vie du peuple, mais plutôt d’une hiérarchie en valeur des activités des uns et des autres. De même, la vie du religieux était jugée plus haute, plus parfaite, plus digne devant Dieu que celle du laïc ordinaire, capable de plaire à Dieu sans doute, mais malgré des occupations serviles, tandis que le clerc avait éliminé ces obstacles et pouvait donc plus aisément prétendre à la sainteté. Le Moyen Âge n’a guère connu de saints laïcs, et si la France peut se prévaloir des images de saint Louis et de Jeanne d’Arc (canonisée tardivement), on admettra qu’ils relèvent justement de catégories extraordinaires: un roi qui mène une vie de moine, une jeune fille qui conduit des armées.

Certes le personnage du Quichotte marque une étape où les idéaux de la chevalerie se trouvent confrontés aux réalités les plus simples de la vie ordinaire. Le héros classique en devient personnage comique, et chez un Rabelais la dérision s’abat aussi sur ce qui était jugé grand ou haut, pour mettre au premier plan les aspects les plus grossiers parfois des occupations quotidiennes. Mais, mis à part le cas des Réformateurs, cette évolution n’a pas immédiatement une contrepartie spirituelle, au contraire, elle pourrait même renforcer une séparation entre clercs et laïcs, que certains Médiévaux (de Eckhart à Dante) avaient cherché à combler5 .

L’affirmation progressive de la vie ordinaire

Les dits Temps Modernes voient l’affirmation progressive de la valeur des activités quotidiennes, qu’illustre admirablement les tableaux d’un Vermeer6 .Elle marque sans doute un tournant dans l’évolution des mentalités, même s’il faut voir plus qu’un éloge des activités du ménage dans ses scènes d’intérieur: elles sont aussi le signe qu’en dehors du monde guerrier et parfois sordide des hommes, d’autres occupations sont pacifiques, charitables, et peuvent ainsi ramener l’homme à Dieu dans la vie quotidienne. Mais il reste vrai qu’on a pu comprendre et penser, dès ce temps-là, que ces activités ordinaires, prosaïques, celle du monde des bourgeois flamands, et plus tard celles des autres couches de la société, avaient une véritable valeur en elles-mêmes, et ne devaient inspirer aucune honte. A l’époque contemporaine le caractère honteux s’attacherait plutôt à un mode de vie oisif, celui du noble inactif en temps de paix, ou du bourgeois vivant de ses rentes dans un monde de réceptions et de loisirs.

Un regard sur l’histoire littéraire nous rappelle que ce sont encore de tels rentiers que représente Molière, malgré son ouverture à un plus large éventail social que les princes de la tragédie classique. Le Bourgeois gentilhomme manifeste une élévation de la classe bourgeoise sur les tréteaux du théâtre, mais ce bourgeois est un personnage de comédie, il veut se faire gentilhomme et non seulement honnête homme, comme il sied à son rang, et c’est un bourgeois sans métier, ignorant des servitudes ménagères. Il est une pure fonction comique, comme le sont les personnages subalternes, servants et domestiques, ces personnages traditionnels de la comédie: aucun n’est un individu à part entière, distingué de son rôle7.

L’affirmation de la vie ordinaire a aussi connu un long parcours, et l’idéal chevaleresque prolongé par les représentations de l’amour courtois a duré bien au-delà de l’époque médiévale, au point d’être encore une source d’inspiration de la littérature et de l’art classiques. On pourrait juger que le roman bourgeois et les romans sociaux du XIXe siècle manifestent enfin clairement, dans la littérature et dans la culture, cette idée que les divers travaux des hommes, les diverses conditions sociales, sont également dignes d’intérêt. Même s’ils montrent une société encore divisée par des clivages importants, et plaident éventuellement, parfois agressivement, la cause des laissés-pour-compte, ils sont aussi la preuve que les artistes, et avec eux la culture, accordent toute sa place aux diverses formes de la vie ordinaire. La prose du monde est la matière première de la prose romanesque d’un Balzac, d’un Flaubert ou d’un Zola, d’un Dickens ou d’un Manzoni.

Il faudrait ajouter à ces brèves remarques l’indéniable importance du progrès de l’idéologie démocratique. L’enthousiasme peut manquer, mais il s’agit là d’un modèle auquel aspire la grande majorité, qu’elle en jouisse ou non. C’est ce qui frappera le plus Tocqueville dans sa comparaison du régime ancien issu de la féodalité, auquel il appartenait par sa naissance, et celui de la démocratie américaine, dont il percevait qu’elle allait étendre son modèle sur la vieille Europe. À une ère qui faisait de la liberté la valeur principale, mais une liberté réservée à quelques uns, commençait à succéder l’époque de l’égalité. Un idéal d’héroïsme guerrier, d’honneur et de gloire faisait place à un idéal de tranquillité, de paix, de progrès social et économique. Mais rappelons que, pour Tocqueville, c’était un idéal menacé par la médiocrité que pourrait amener le despotisme moderne de l’égalité (“une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme”8), si la vertu et la religion n’y maintenaient une conception de la grandeur de l’homme, de chaque homme et non plus de quelques uns. Encore fallait-il que la “religion” comme disait Tocqueville, fut bien dissociée des valeurs d’établissements de la société civile, et qu’elle s’en déliât quand elle y avait été trop attachée9.

Je ne sais pas si nous pouvons dire qu’au début du XXIe siècle, toutes les activités ordinaires sont tenues pour d’égales valeurs, qu’il n’y a pas de sots métiers, etc. C’est certainement un aspect du discours officiel, de la représentation que nous nous faisons, mais il me semble qu’une hiérarchie héroïque, celle qui met au-dessus du commun des mortels le monde des stars du cinéma, de l’entreprise, du sport ou de la politique, témoigne d’une tendance humaine profonde à ne pas juger à la même aune toutes les activités des hommes. J’aurais tendance à penser que l’éloge, parfois hypocrite, de la vie ordinaire, se fait sur fond d’une opposition à cet héroïsme ou ces conditions extraordinaires qu’on continue à admirer ou dont on entretient parfois l’idéal sans l’avouer, tant le besoin et le modèle du héros a de profondes racines anthropologiques. Et c’est pour cela que la conception de la sainteté que nous découvrons dans les écrits de Josémaria Escriva, ou aujourd’hui chez Jean-Paul II, va encore à rebours d’une mentalité répandue, et même de la conception classique que beaucoup se sont faite de la sainteté chrétienne. Elles ne renoncent pourtant pas à la distinction de l’héroïque et du médiocre, mais cette distinction ne passe plus entre des types de fonctions ou personnes, elle est, pour parler comme Soljenitsyne, à la portée du cœur et de la vie de chaque homme.

Vivre de manière extraordinaire les choses ordinaires

L’affirmation de la vie ordinaire dans l’art, la politique et l’histoire des mentalités, a pu s’écarter de sa source religieuse. La conception moderne de l’ordinaire ou du quotidien les oppose à l’héroïsme, et affirme le premier sinon contre du moins à côté du second. Tandis que la source évangélique renouvelée à l’époque moderne, puis au XXe siècle, me semble au contraire appeler à un héroïsme dans et de la vie ordinaire. Pour citer Escriva:

Nous devons graver au fer rouge une certitude dans notre âme: l’invitation à la sainteté, faite par Jésus-Christ à tous les hommes sans exception, exige de chacun de nous qu’il cultive sa vie intérieure et qu’il s’exerce quotidiennement aux vertus chrétiennes. Et ceci non pas d’une façon quelconque, au-dessus de la moyenne. Pas même d’une manière excellente. Nous devons nous y efforcer jusqu’à l’héroïsme, au sens le plus fort et le plus décisif du mot. (Amis de Dieu, n° 3)

Il ne s’agit pas tant de dire que la vie ordinaire, quotidienne, des hommes ordinaires, est bonne parce qu’elle est ordinaire. Il s’agit plutôt de dire que ce n’est pas parce qu’elle n’est pas extraordinaire aux yeux des hommes, parce qu’elle n’est pas le fait d’un petit nombre, et parce qu’elle touche aux activités les plus prosaïques de l’existence, ce n’est pas pour autant qu’elle ne peut pas être héroïque. Le langage et l’exigence de l’héroïsme peuvent être maintenus sans dévaluation de la vie ordinaire, au contraire.

Jean-Paul II a pu parler, lors d’une canonisation récente, de la sainteté non pas comme réalisation de certaines activités particulières, mais comme manière de réaliser les activités ordinaires, comme le fait de “vivre de manière extraordinaire les choses ordinaires”. Il aurait pu reprendre ici une expression de William Perkins: “Dieu aime les adverbes”. C’est aussi la conception de saint Josémaria, qui aimait à citer le poète Antonio Machado, son presque contemporain:

Tout doucement, tournez bien les lettres: bien faire les choses est plus important que de les faire10

Il l’exprimait lui-même ainsi:

Le miracle que vous demande le Seigneur c'est de persévérer dans votre vocation divine de chrétien, c'est de sanctifier le travail de chaque jour: le miracle de transformer en alexandrins, en vers héroïques, la prose de chaque jour, avec l'amour que vous mettez dans vos occupations habituelles. C'est là que Dieu vous attend.11

Sans prétendre résumer quinze siècles de l’histoire de la culture et de la pensée chrétienne, j’ai suggéré que cette conscience très claire de la sainteté comme but de toute vie chrétienne, des laïcs aussi bien que des clercs, est une conscience qui n’est redevenue commune que dans un passé récent. Il ne s’agit pas de faire de saint Josémaria le seul ou le premier promoteur de l’appel à la perfection des laïcs. Après l’humanisme d’un Érasme, voire d’une Thérèse d’Avila, faisant l’éloge de la sanctification dans les petits devoirs quotidiens, il faut certainement citer saint François de Sales au nombre de ceux qui ont cherché à proposer les chemins de la perfection chrétienne aux laïcs ordinaires, dans leur vie ordinaire. Mais il est vrai que sa prédication n’était pas représentative d’une conception partagée par tous les chrétiens de son temps, et surtout que le modèle de perfection qu’il a proposé a largement consisté à transposer et à adapter l’état de perfection, ainsi que l’écrivait le futur pape Jean-Paul 1erquelques mois avant son élection12 :

François de Sales prêche aussi la sainteté pour tous, mais il semble n’enseigner qu’une ‘spiritualité des laïcs’, alors qu’Escriva veut une ‘spiritualité laïque’, François en effet suggère presque toujours aux laïcs les mêmes moyens que ceux qu’emploient les religieux avec les ajustement opportuns. Escriva, lui, est plus radical: il parle carrément de ‘matérialiser’ - dans le bon sens - la sanctification. Pour lui c’est le travail matériel lui-même qui doit se transformer en prière et en sainteté.

Entre François de Sales et Josémaria, il faudrait aussi compter, notamment au XIXe siècle, avec l’apparition de la “question sociale”, de nombreux efforts pour rappeler à tous les baptisés l’exigence évangélique. Un Frédéric Ozanam, un Jean Bosco qu’admirait beaucoup le fondateur de l’Opus Dei, doivent ici être cités. Mais il me semble que le sillage qu’ils ont tracé a surtout consisté à proposer des activités spécifiques qui permettraient d’imiter le Christ à ceux que le métier et les occupations habituelles laissaient dans le monde.

Pour Josémaria, la vie ordinaire est en elle-même tenue pour lieu d’un héroïsme chrétien possible le jour où aucune activité honnête n’est exclue de la sanctification. Il faut reconnaître, pour cela, par exemple, que peuvent être le cadre et même le moyen d’une vie sainte toutes les professions, y compris les plus liées au marché, au pouvoir, aux loisirs, bref à tout ce qui semble, et a longtemps semblé, être intrinsèquement impossible à sanctifier. Ici, comme ailleurs, la sainteté sera héroïque. Escriva n’a pas conçu une sainteté de second rang pour la vie ordinaire, celle que mènent la plupart des fidèles laïcs. Sa notion de sainteté est univoque pourrait-on dire, c’est celle que l’Évangile attribue au Père, et à ses imitateurs (“soyez parfaits comme votre père céleste est parfait”). Il s’ensuit, comme il le souligne lui-même, que nul n’est vraiment saint en cette vie13 .Mais cela est valable pour tous les choix de vie. Autrement dit, l’idéal est unique, il tient à l’appel universel du Christ et à la réponse donnée à cet appel, réponse qui se concrétise d’abord par le baptême. Il s’agit d’une “sainteté d’autel”, “sans euphémisme, sans palliatif”, ou encore il s’agit d’être “saints jusqu’au bout des ongles”. La formule de la canonisation, par l’Eglise ou par Jésus Christ Lui-même, est la même pour tous: quia in pauca fuisti fidelis…

Une spiritualité de et pour la vie ordinaire

Tout message est singulier par un aspect ou un autre, et toute prédication chrétienne est aussi commune car elle a pour base un seul et même Évangile. Ce qui est certainement remarquable chez le fondateur de l’Opus Dei, et indirectement dans l’institution qu’il a fondée, c’est l’unité que donne à toute sa prédication, voire à sa spiritualité, l’accent mis sur la grandeur de la vie ordinaire ainsi entendue, comme lieu de la rencontre avec Dieu, comme recelant, en chacune de ses activités, un quid divinum qu’il appartient à chacun de découvrir. Je ne mentionnerai que quelques exemples. L’un des plus constants tout au long de ses écrits est sans doute la contemplation de l’humanité du Christ, l’attention portée aux aspects les plus ordinaires de sa vie rapportés par les Évangiles, notamment les limites physiques que sont la fatigue, la faim et la soif, dont la mention n’est évidemment pas gratuite et qui contribuent à l’enseignement de Jésus. Moins habituelle chez les auteurs spirituels, la référence fréquente à la “vie cachée”, ces trente années dont les Évangiles ne disent justement presque rien, hormis la soumission du Christ à ses parents, et son travail de fils du charpentier. L’imagination et des déductions simples permettent à saint Josémaria d’en tirer de nombreuses conclusions d’ordre spirituel et ascétique. Il en va de même de la vie de Marie, cachée non seulement dans sa vie d’épouse et de mère pendant toutes les années qui précèdent le ministère public de Jésus, mais également pendant celui-ci, puisqu’elle quitte le devant de la scène après l’épisode des noces de Cana pour ne revenir qu’à l’heure de la Crucifixion. Enfin, la place accordée à Joseph, que Josémaria qualifie de “père et seigneur”, de “maître de la vie intérieure”, et qu’il rapproche du Joseph de la Genèse, le fils de Jacob qui a nourri les Égyptiens aux jours de famine. La place de Joseph dans l’histoire du Salut est évidemment extraordinaire. Mais sa vie auprès du Sauveur est celle d’un Juif ordinaire de son temps, vivant d’un travail ordinaire, auquel on peut aisément comparer ceux des fidèles chrétiens de tous les temps. La vie cachée des trois membres de la Sainte Famille est faite de “petites choses”, terme par lequel Josémaria résumait parfois tout son enseignement:

Quand l’âme vit de foi, elle découvre que le chemin du chrétien ne l’éloigne pas de la vie humaine courante et habituelle. Et que cette grande sainteté que Dieu nous demande réside, ici et maintenant, dans les petites choses de chaque jour (Amis de Dieu, n° 312)

Evidemment Joseph avait un métier et ne les avait pas tous. Aussi est-il important de souligner l’attention portée par saint Josémaria aux différentes professions que mentionnent les Evangiles: non seulement celle de pécheurs sur le lac de Tibériade, qui est si riche d’analogies avec l’apostolat chrétien. Pensons aussi à l’éloge du centurion (“jamais je n’ai vu une telle foi en Israël”) qui retentit sur la carrière militaire, cadre possible d’une vie sanctifiée. Matthieu et Zachée représentent les métiers de l’argent. Le premier en est comme retiré par l’appel du Christ, mais aucune critique de sa charge de publicain ne peut en être conclue. Au contraire, elle lui a permis d’être capable de répondre à l’appel. Quant à Zachée, le reproche du Christ porte sur sa gestion, non sur sa charge, et Zachée promet de se corriger, non de démissionner. Les paraboles évangéliques mentionnent également des propriétaires et des ouvriers agricoles, des banquiers et des serviteurs, des prêtres, des professeurs, des mères de famille. Bref, il n’est pas étonnant de voir dans ce panorama, nécessairement limité par les conditions de temps et de lieu, l’évocation de toutes les occupations temporelles des hommes, celles que les fidèles laïcs sont appelés à sanctifier, ce qui détermine positivement leur fonction dans l’Eglise, et non pas négativement comme des fidèles qui ne sont pas des clercs.

Josémaria Escriva émaille toute sa prédication de ces exemples, qu’il s’ingénie à faire vivre pour s’introduire dans les scènes de l’Évangile et en tirer des conséquences très concrètes pour la vie quotidienne des hommes d’aujourd’hui et de tous les temps. Car un autre aspect de l’unité de vie que procure cette affirmation de la vie ordinaire comme lieu de rencontre avec Dieu pour la plus grande sainteté, c’est son insistance sur la primauté de la vie contemplative, entendue non pas comme état, mais comme dimension première de toute vie chrétienne. “Notre cellule c’est la rue” répétait-il souvent. Et de joindre la mise en pratique à l’idée générale: tout baptisé, dans toute situation de la vie sociale, peut mener une piété intense, recourir fréquemment aux sacrements, consacrer chaque jour plusieurs moments, choisis en fonction des circonstances, à la prière mentale et vocale, à la lecture spirituelle, à la formation doctrinale. Le “plan de vie” que recommande à chacun l’auteur de Chemin n’est pas une règle identique pour tous, mais “un gant qui s’adapte à la main”, et cela de manière progressive, en suivant un “plan incliné”.

Un aspect remarquable et corrélatif de l’enseignement de Josémaria est sa conviction que l’apostolat est un commandement impératif du Christ, non un simple droit, et qu’il est adressé à tous les chrétiens et pas à quelques uns. Sans doute les Apôtres ont-ils pour successeurs les évêques, mais l’envoi en mission, l’appel à baptiser tous les hommes au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, est compris par lui, comme adressé à tout baptisé, comme partie intégrante des promesses du baptême. Là encore, rien que nous ne connaissions bien depuis le Concile qui parlait d’appel universel à la sainteté et à l’apostolat, et qui a consacré un texte entier à l’apostolat des laïcs. Mais le Concile faisait justement ici l’une de ses œuvres les plus originales. Et chez Escriva, cet apostolat est conçu dans le cadre de la vie ordinaire, comme un apostolat personnel, d’amitié et de confidence, auprès de ceux que la Providence met aux côtés de chacun.

Enfin, pour terminer cette très rapide revue des thèmes de la prédication de saint Josémaria, je voudrais rappeler l’une de ses interprétations les plus audacieuses de l’Écriture, qui donne peut-être la clé de toute sa théologie de la vie ordinaire. Il s’agit d’une parole du Christ que l’évangéliste lui-même, après l’avoir rapportée, se permet d’interpréter. Jésus annonce: “quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi”. Saint Jean commente: “il voulait signifier par là par quel genre de mort il allait mourir”. L’allusion à la Croix élevée pour y suspendre Jésus n’a dû devenir compréhensible aux disciples qu’après le supplice du Christ, qui ont dû y voir alors une prophétie. Mais saint Josémaria a ajouté une interprétation qui lui a été suggérée dans des conditions très précises, pendant une Messe qu’il célébrait le 7 août 193114 .

Vint le moment de la Consécration: lorsque j’élevais la sainte Hostie, sans perdre le recueillement voulu, sans me distraire — je venais de faire intérieurement l’offrande à l’Amour miséricordieux —, ces paroles de l’Écriture: “et si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum” (Jn 12, 32) sont venues à mon esprit avec une force et une clarté extraordinaire. D’habitude j’ai peur en présence du surnaturel. Mais tout de suite après, il y a le ne timeas! c’est Moi. J’ai alors compris que ce seraient les hommes et femmes de Dieu qui élèveraient la Croix avec les doctrines du Christ au pinacle de toute activité humaine, et je vis triompher le Seigneur, attirant à lui toute chose.

Cette élévation du Christ par ses fidèles au sommet de leurs activités ordinaires, cette sanctification du monde (consecratio mundi) qui passe par la sanctification de soi-même et des autres en cherchant à se faire instrument de la grâce divine, c’est aussi ce que le fondateur appelait opus Dei, operatio Dei, travail de Dieu.

Dieu nous a tous appelés à l’imiter; et il nous a appelés, vous et moi, pour que, vivant au milieu du monde — étant des gens de la rue —, nous sachions placer le Christ notre Seigneur au sommet de toutes les activités honnêtes des hommes (Amis de Dieu, n° 58) et dans un texte plus explicite encore qui résume ce qui précède

Comme elles sont belles, ces croix situées sur les cimes des montagnes, au sommet des grands monuments, au pinacle des cathédrales… Mais il faut planter aussi la Croix dans les entrailles du monde. — C’est là que Jésus veut être élevé: dans le bruit des usines et des ateliers, dans le silence des bibliothèques, dans l’intimité des familles, dans le brouhaha des rues, dans la quiétude de la campagne, dans l’intimité des familles, dans les assemblées, dans les stades… Partout où il dépense sa vie, honnêtement, un chrétien doit, par son amour, mettre la Croix du Christ, qui attire à lui toutes choses (Chemin de Croix, Onzième station, n° 3)

Avant de conclure, il convient sans doute de revenir sur le rapprochement proposé au début entre la doctrine des Réformateurs et la pensée de Josémaria, qui l’aurait sans doute surpris, lui qui pouvait compter Michel Servet au nombre de ses ancêtres. Il y a certainement de grandes différences théologiques, au sens doctrinal (conception de l’Église, des sacrements, de la liberté chrétienne).

Retenons seulement, quant à la valeur du travail humain, la conception d’une vocation au travail qu’on pourrait qualifier, en utilisant le langage du XVIIe siècle, de supralapsaire chez Escriva, antérieure à la chute, et liée à la création même de l’homme, ut operaretur. Calvin en avait une conception infralapsaire, le travail comme conséquence de la chute, comme réparation du fossé qui sépare désormais Dieu et les hommes, et comme signe éventuel d’élection dans la réussite humaine, thème dont on sait que Max Weber a voulu faire l’origine du capitalisme.

Toutefois, une telle distinction théologique n’a sans doute guère d’importance sur le plan pastoral, quand on résume la prédication à un encouragement à travailler pour la plus grande gloire de Dieu, quelle que soit la nature de ce travail, puisque c’est la manière, l’amour mis dans l’accomplissement, plus que la fonction, qui importe aux yeux de Dieu. En revanche, on a vu que cette conception a pu être liée à une critique de l’institution ecclésiastique. Mais Josémaria a pour ainsi dire poussé la logique de la distinction entre la valeur et la fonction jusqu’à la parfaite légitimation de la hiérarchie ecclésiastique et de ses divers ordres. Cette hiérarchie est en effet celle des fonctions réparties dans l’Église. Le Corps mystique du Christ est un organisme, plutôt qu’une pyramide. Tous les membres sont liés par la communion des saints, et ce n’est pas la fonction qui garantit la sainteté, ni même la possibilité de la sainteté. Dit en termes imagés: le Pape gouverne l’Église, mais le concierge du Vatican, qui détient d’autres clés (une autre fonction), peut être un plus grand saint.

Il y a sans doute dans cette conception organique, largement partagée de nos jours, un profond bouleversement de la perspective humaine sur l’Église, mais aucunement une remise en cause de son origine divine, de son assistance par le Saint Esprit, de la légitimité de sa hiérarchie, du sacerdoce ministériel ou des ordres religieux.

C’est en maintenant ses distances avec les institutions dont la raison d’être est temporelle, et auxquels les fidèles laïcs doivent participer pour les sanctifier, que l’Église accomplit le mieux sa mission. Cette distance concerne non seulement d’éventuels liens de pouvoir avec les organisations temporelles, mais aussi d’éventuels parallélismes qui iraient jusqu’à adopter les valeurs du monde, et à juger de la valeur d’après la fonction. Evidemment, on pourrait ici continuer, et montrer que la même conception doit avoir aussi pour effet de distinguer la fonction et la valeur dans la hiérarchie civile.

C’est justement ce que prétendent avoir accomplis les Temps Modernes, notamment dans l’affirmation de la vie ordinaire, mais aussi dans la revendication des droits universels de l’humanité, dans l’avènement de la démocratie, etc. Ce double mouvement d’évolution de la société civile dans ses institutions et dans sa mentalité, et de l’Église dans son éloignement du pouvoir temporel pour une consécration exclusive à sa mission spirituelle de salut, était décrit par Tocqueville dans des textes auxquels on pourrait trouver de nombreux échos chez Josémaria Escriva.

C’est à un bon “anticléricalisme” que ce dernier veut conduire, un anticléricalisme qui se résume à la distinction et à la légitime autonomie des deux ordres, temporel et spirituel, les deux devant être sanctifiés et élevés vers le Christ, le premier par les fidèles laïcs, le second par tous les fidèles, mais sous la conduite de la hiérarchie de l’Église. Elle n’interfère pas dans le premier domaine, laissé à la libre appréciation des consciences, si ce n’est dans le cas où des questions d’ordre spirituel (religieux ou moral) sont en cause.

Plutôt que de tirer une ou des conclusions de remarques trop rapides et allusives, je voudrais terminer par une illustration de la distinction suggérée entre une simple affirmation de la valeur de la vie ordinaire, et un appel à l’héroïsme dans cette vie ordinaire. Elle réside dans les diverses appréciations de la vie bourgeoise que l’on peut repérer dans les écrits du fondateur de l’Opus Dei, une vie bourgeoise qui nous ramène à la peinture flamande louée par Hegel.

Josémaria décrit souvent l’embourgeoisement (aburguesamiento) comme un vice qui ruine la vie intérieure et la recherche de la sainteté, comme un accommodement aux exigences du monde, un manque de lutte pour la sobriété, le détachement des biens et du temps, etc. Mais d’un autre côté, il parle aussi de son désir de mourir dans son lit, “en bon bourgeois”, en homme qui ne fait rien d’extraordinaire, mais cherche Dieu et sa volonté dans les petites choses de la vie quotidienne. Je vois dans ce double usage de la référence à la vie bourgeoise, les deux sens que j’ai voulu distinguer de la valorisation de la vie ordinaire, l’une qui se contente de l’estimer pour elle-même, quitte à la voir magnifiée dans l’art, l’autre qui ne lui donne sa valeur que dans la mesure où elle permet la conversion en vers héroïques de la prose de chaque jour.

Notes

1. Voir les homélies “Aimer le monde passionnément”, in Entretiens avec Monseigneur Escriva, n. 116 (Le titre original de cette homélie avait été “Le matérialisme chrétien”, expression qui figure dans le texte); « Dans l'atelier de Joseph », Quand le Christ passe, n. 50; Sillon, n. 500. Le premier de ces textes dit en effet: « Je vous assure, mes enfants, que lorsqu'un chrétien accomplit avec amour les actions quotidiennes les moins transcendantes, ce qu'il fait déborde de transcendance divine. Voilà pourquoi je vous ai dit et répété, jusqu'au ressassement, que la vocation chrétienne consiste à convertir en vers héroïques la prose de chaque jour. Sur la ligne de l'horizon, mes enfants, le ciel et la terre semblent se rejoindre. Mais non, là où ils s'unissent, en réalité, c'est dans vos cœurs, lorsque vous vivez saintement la vie ordinaire… »

2. Charles Taylor, Les sources du moi, trad. fr., Seuil, 1995, IIe partie, “L’affirmation de la vie ordinaire”.

3. Cité par Taylor.

4. Je reprends cette citation comme la précédente à J-L Illanès, La sanctification du travail ordinaire, trad. fr. Le Laurier, 1988, p. 30.

5. Voir R. Imbach, Dante, la Philosophie et les laïcs, Cerf, 1998. La naissance de la devotio moderna paraît celle d’une piété qui déborde la cadre des monastères.

6. Ce n’est qu’un exemple, la peinture italienne et espagnole marque aussi un tournant de la peinture de dévotion à celle d’une peinture religieuse par ses motifs, représentation “ordinaire” des scènes de l’Évangile: suppression des auréoles, contextes et habillements contemporains sont des traits communs à la peinture du Caravage ou de Zubaran.

7. Voir les pages que lui consacre Eric Auerbach dans son célèbre Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. fr., Gallimard, Tel, 1950.

8. La Démocratie en Amérique, édition Garnier-Flammarion, tome 2, page 385.

9. Ibid. t. 1, I, 8 « En Europe, le christianisme a permis qu’on l’unit intimement aux puissances de la terre. Aujourd’hui ces puissances tombent, et il est comme enseveli sous leurs débris. C’est un vivant qu’on a voulu attacher à des morts: coupez les liens qui le retiennent, et il se relève.

J’ignore ce qu’il faudrait faire pour rendre eu christianisme d’Europe l’énergie de la jeunesse. Dieu seul le pourrait; mais du moins il dépend des hommes de laisser à la foi l’usage de toutes les forces qu’elle conserve encore. »

10. Voir Poesías completas, CLXI: Despacito, y buena letra: /que el hacer las cosas bien/ importa más que el hacerlas. Cité dans Entretiens, n. 116

11. « Dans l'atelier de Joseph », Quand le Christ passe, n. 50

12. “Chercher Dieu dans le travail quotidien”, article paru dans Il Gazzetino, 25 juillet, 1978, traduction La documentation catholique, 1754 (décembre 1978), 1081-1082

13. « Jésus-Christ a mis la sainteté comme condition de l’efficacité de l’activité apostolique; ou plutôt Il a mis comme condition l’effort de notre fidélité, car, sur terre, nous ne serons jamais saints. Cela semble incroyable, mais Dieu et les hommes attendent de nous une fidélité sans palliatifs, sans euphémismes, qui aille jusqu’à ses dernières conséquences, sans médiocrité ni concessions, dans la plénitude d’une vocation chrétienne assumée et pratiquée avec application » (Amis de Dieu, n° 5)

14. Texte tiré des notes intimes, n° 217, mais dont le contenu a fait l’objet de nombreuses reprises par saint Josémaria, notamment dans Entretiens, n. 59; Quand le Christ passe, n° 156, et largement commenté dans l’étude théologique de P. Rodriguez “L’“Exaltation” du Christ sur la Croix. Jean 12, 32 dans l’expérience spirituelle de saint Josémaria Escriva ” in Romana, Rome, 2001, édition spéciale en français, 170-193.

Actes du congrès international « La grandeur de la vie ordinaire » , Vol. IV Lavoro e vita quotidiana, EDUSC, 2004.