Dans cette guerre fratricide, il y eut aussi le déchaînement d’une forte persécution religieuse, l’une des plus sanglantes de l’histoire de l’Église.
Le 30 août 1936. Depuis un peu plus d’un mois, l’Espagne est divisée en deux factions qui se livrent à une guerre fratricide. Comme tant d’autres prêtres, l’abbé Escriva risque sa vie et va de cachette en cachette. Les miliciens pendent devant chez sa mère un homme qui lui ressemble, pensant que c’était lui. Il se trouve maintenant chez des amis, avec Jean — un des premiers membres de l’Œuvre — et un jeune homme rencontré deux jours plus tôt. Vers deux heures de l’après-midi, un groupe de miliciens sonne pour procéder à une perquisition maison par maison à la recherche d’ennemis à tuer, en particulier s’ils étaient catholiques et, à coup sûr, prêtre ou religieux. En ouvrant la porte, la domestique âgée dit à haute voix, afin d’être entendue dans toute la maison :
« Ah vous êtes venus pour la perquisition… Monsieur n’est pas là, mais entrez ! »
Tous trois sortent précipitamment par l’escalier de service et vont se réfugier dans une mansarde. Ils s’accroupissent derrière de vieux meubles. Les heures s’écoulent, interminables et en silence. Les recherches se poursuivent et les miliciens sont désormais proches des mansardes. Ils sont entrés dans celle d’à-côté. Le Père dit à voix basse aux deux jeunes :
« Notre situation est grave. Si vous le voulez, dites un acte de contrition et je vous donne l’absolution. »
Il leur donne l’absolution. Puis Jean lui demande :
« Père, s’ils nous tuent, que va-t-il se passer ? »
« Eh bien, mon fils, nous irons tout droit au ciel. »
Jean est rassuré et s’endort. Mais l’on entend fouiller méticuleusement dans la pièce voisine. Les miliciens sortent. Voici le moment venu…
Mais non ! Ils descendent l’escalier et s’en vont. Les trois poussent un soupir de soulagement, mais restent immobiles jusqu’à vingt et une heure, heure à laquelle la porte d’entrée de l’immeuble est fermée. Ils sont en sueur, déshydratés, sales, bouleversés. Un des jeunes descend à un appartement :
« S’il vous plaît, pourriez-vous me donner un verre d’eau ? »
La femme qui lui a ouvert le fait entrer, stupéfaite.
« Il y a deux autres personnes là haut. »
« Dites-leur donc de venir immédiatement ! »
Ils peuvent se laver et se changer. Le Père sourit, pour tirer une leçon de l’événement :
« Jusqu’à aujourd’hui, je ne savais pas ce que vaut un verre d’eau ! »
La dame leur offre l’hospitalité, qu’ils ne refusent évidemment pas. Le lendemain, les perquisitions reprennent. Les miliciens frappent souvent à la porte pour demander de l’aide. À chaque fois tous tremblent de peur. La dame propose de réciter le chapelet et le Père s’avance, sans cacher son identité :
« Je vais le diriger. Je suis prêtre. »
Mais le lendemain, il remerciait la famille qui l’avait hébergé et lui annonçait qu’il partait sur le champ parce qu’il ne voulait pas devenir un danger pour elle ni compromettre sa situation.
Le revoilà donc à la recherche d’un refuge, qui ne s’avérait jamais sûr.
Avec le déclenchement de la guerre, le petit nombre de membres de l’Opus Dei avaient dû s’éparpiller. Le Père — comme ses fils spirituels appelaient affectueusement le fondateur — allait les voir d’un endroit à l’autre, dans des conditions toujours dangereuses. Il repoussa avec une force héroïque l’idée d’avoir une cachette sûre pour lui, car cela n’allait pas avec sa condition sacerdotale. Parfois, la rue était l’endroit le plus sûr, et il marchait du matin au soir, mêlé à la foule.
Moments difficiles, apostolat et bonne humeur
Malgré les risques encourus, il continuait de célébrer la messe quand cela était possible et à apporter une assistance spirituelle à de nombreuses personnes, en plus des membres de l’Œuvre qu’il pouvait contacter. Il prêcha même des retraites spirituelles, en donnant rendez-vous aux personnes dans des endroits imprévus. Il recevait aussi des nouvelles de prêtres amis qui avaient été martyrisés.
Il trouva un abri précaire pendant quelques mois dans une clinique psychiatrique où, grâce à la complicité du directeur, le docteur Suils, il feignit d’être fou. Il put obtenir enfin d’être accueilli, avec quelques-uns des siens, au consulat du Honduras. S’agissant d’un bâtiment diplomatique, l’endroit garantissait une certaine sûreté. Des lieux comme celui-là débordaient de réfugiés et manquaient de nourriture. Une atmosphère tendue et déprimée y régnait. Le Père établit un horaire pour ses jeunes, les mit à étudier, leur prêchait des méditations et conservait même le saint-sacrement dans un petit meuble. Mais sa joie la plus grande était de pouvoir célébrer la messe tous les jours. L’ingénieur Isidore Zorzano, qui pouvait se déplacer librement, en sa qualité de citoyen argentin, assurait la liaison entre eux et ceux de l’extérieur.
Le passage des Pyrénées
Mais combien de temps cette guerre allait-elle durer ? Combien de temps pourraient-ils rester dans cette situation, sans pouvoir s’adonner à l’expansion de l’Œuvre ? Il y réfléchit, puis il consulta les jeunes qui étaient avec lui. Ils en conclurent qu’il fallait passer à l’autre partie de l’Espagne, où une vie chrétienne normale était possible. Et l’unique voie, bien que risquée et au succès incertain, consistait à traverser les Pyrénées et la France. L’on était au mois de septembre 1937.
Il était trop facile de se demander pourquoi toutes ces difficultés se présentaient pour une entreprise aussi clairement divine ? Pourquoi Dieu permettait-il qu’elle rencontre de tels obstacles ? Mais le jeune prêtre qui, dès son enfance, avait bu l’amertume de profonds malheurs, était désormais expert dans la science de la croix. Il ne se limitait pas à supporter les voies, souvent incompréhensibles, qui lui étaient imposées, par lesquelles le Seigneur triomphe et sauve : il les comprenait en profondeur. Il en fut convaincu pour toute sa vie. C’est ce qu’il écrit, en parlant de lui : « En célébrant la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, tu as supplié le Seigneur de toutes les forces de ton âme, pour qu’il t’accorde la grâce « d’exalter » la Sainte Croix dans tes facultés et tes sens… Ce serait comme une vie nouvelle ! Comme un sceau qui assure l’authenticité de ton ambassade… ton être tout entier sur la Croix ! »
La décision n’a pas été facile à prendre pour le fondateur. L’idée d’abandonner une partie des siens, sa mère, sa sœur et son frère dans un Madrid survolté le tourmentait. D’autre part, il sentait l’urgence de poursuivre intensément l’apostolat qu’il savait être la volonté de Dieu. Et cela était possible, tant bien que mal, dans l’autre zone.
Munis de papiers de fortune, ils arrivèrent à Barcelone le 10 octobre. C’est de là que partaient des caravanes de réfugiés, guidées par des montagnards et des contrebandiers. Le tout, dans le plus grand secret, comme le réel danger le requérait. Ils durent attendre plusieurs jours, sans argent et en ayant une faim de loup, avant de pouvoir établir les contacts nécessaires. Le convoi ne put se constituer qu’à la mi-novembre.
Traverser les montagnes à pied, à une saison désormais froide, en marchant de nuit et en se cachant le jour, sans aucun équipement, avec la fatigue accumulée au cours de nombreux mois de privations, et en courant le risque permanent d’être arrêté et fusillé… n’était une entreprise facile pour personne, moins encore pour des gens déjà éprouvés par une guerre trop longue et inhumaine. Les étapes furent nombreuses et très dures. Les guides ordonnaient parfois d’attendre des jours entiers au même endroit. Le Père dévoila dès le premier instant sa condition de prêtre et il célébra la messe chaque fois que c’était possible. La dernière, à l’abri d’une grotte, à genoux, une pierre servant d’autel. Toute l’assistance était émue : « Je n’ai jamais assisté à une messe comme celle d’aujourd’hui. Je ne sais pas si c’est en raison des circonstances ou parce que ce prêtre est un saint », écrit alors un des assistants.
Le 2 décembre, ils traversèrent heureusement la frontière d’Andorre, malgré des tirs qui leur étaient destinés. Ils étaient épuisés, mais sains et saufs. Une abondante tempête de neige les retint dans la principauté pendant quelques jours. Ils purent enfin se mettre en route, traverser la France, non sans faire une halte à Lourdes pour remercier la Sainte Vierge. Quand ils traversèrent la frontière espagnole à Hendaye, le Père récita un Salve Regina.