La filiation divine: vocation et liberté

Si nous sommes fils dans le Fils par la grâce de la rédemption, la passion, qui restaure notre dignité première, fait signe en même temps vers la condition originelle de la créature, que nous pouvons penser à partir des idées de vocation et de liberté, qui permettront d’opérer un passage à la réflexion philosophique. Paul Olivier, Professeur de Philosophie à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nice, France, se penche sur le fondement de la spiritualité de saint Josémaria, à Rome, en, 2002, lors du congrès « la grandeur de la vie ordinaire ».

L’expérience, faite à Madrid un après-midi de l’été 1931 et rapportée par le fondateur de l’Opus Dei dans ses notes intimes, est une authentique expérience mystique: la parole du Psaume II («Tu es mon Fils, Moi, aujourd’hui, je t’ai engendré»), entendue à l’improviste dans le tramway qui le ramène chez lui, et qui le saisit tout entier, en pleine rue, au milieu du monde, est probablement une de ces paroles substantielles dont Saint Jean de la Croix nous explique qu’elles opèrent une transformation effective de l’âme, parce que Dieu opère en elles². L’union surnaturelle de l’âme avec Dieu, qu’elles réalisent, s’exprime dans la prière et la louange³ ;. Tout au long de sa vie, saint Josémaría, ayant acquis la certitude de la filiation divine, en fit la matière inépuisable de sa prière et de sa prédication4.

L’expérience de la filiation divine est expérience de la gratuité: la générosité inépuisable et la bonté infinie du Père suscitent la surprise émerveillée et l’allégresse “orgueilleuse”5 du fils qui sait son indignité. «Dieu nous aime avant même que nous sachions nous adresser à Lui, et c’est Lui qui infuse en nous l’amour que nous Lui rendons (Quand le Christ passe, 33). Car, si la bonté paternelle de Dieu vient à notre rencontre, si Dieu n’attend pas que nous allions à Lui mais s’avance vers nous avec des marques évidentes d’affection paternelle (Ibidem)», ce n’est pas seulement que l’homme, dans l’ordre même de la nature, doit être éveillé à sa condition de fils, ce n’est pas seulement parce que la filiation divine est, pour l’homme, un don gracieux, c’est qu’il a perdu et oublié cette condition. Nous devons découvrir à nouveau qui nous sommes, être réveillés à notre condition de fils, être restaurés dans notre condition première. Surprise et allégresse sont les deux moments de la reconnaissance6: la joie éclate en paroles de louange, c’est-à-dire de reconnaissance, lorsque nous avons découvert, c’est-à-dire reconnu, l’être que nous sommes en apercevant le visage du Père dans le Fils qui vient vers nous. Rencontrer le Christ, c’est rencontrer la Croix7. Les notes intimes de l’été 1931 le disent clairement: il faut rencontrer la Croix du Christ pour s’identifier au Christ, pour être le Christ et, partant, pour être fils de Dieu et, ajouterions-nous, pour se savoir fils de Dieu. L’identification au Christ (l’homme doit devenir alter Christus, ipse Christus) est la réalisation de la promesse divine d’être fils dans le Fils, l’achèvement gratuit de l’existence humaine, dont l’espérance demeure mystérieusement cachée au cœur du désir de tout homme et qui prend la figure de la Croix après que l’homme s’est détourné de Dieu.

Nous demanderons dans cette étude, si cette doctrine dont les racines dans le Nouveau Testament sont très profondes et dont la signification et la portée théologiques sont évidentes, ne pourrait pas avoir des conséquences ou des implications anthropologiques et philosophiques, ou, plus exactement, si une lecture philosophique de cette spiritualité mystique n’aurait pas beaucoup à nous apprendre sur l’homme et sa destinée. Nous commencerons donc par nous plonger au cœur de l’expérience de la filiation divine qu’est l’imitation du Christ, avant de dégager, avec la notion d’image de Dieu, le statut de l’homme dans la création, afin de pouvoir donner, avec la notion de vocation, une interprétation de la condition humaine dont la portée philosophique résultera de notre cheminement même.

1. Filiation divine et imitation du Christ

La parabole de l’enfant prodigue (Luc, 15, 11-31) résume ce que nous venons d’esquisser. Le fils prodigue retourne vers son Père à partir de l’expérience profonde de sa misère et de son indignité; il a cessé d’être fils en quittant la maison paternelle: il ne se sait plus fils, puisqu’il n’espère rien d’autre qu’une place de serviteur; il ne retrouvera sa condition, aux pieds de son père qui l’attend, qu’en recevant son pardon. Cette parabole résume ainsi le cours de toute vie humaine, puisque d’une manière ou d’une autre, la vie humaine est un perpétuel retour vers la maison du Père: par la conversion du cœur et la contrition des péchés, nous recevons le pardon et nous revêtons le Christ (Quand le Christ passe, 64). L’expérience de la filiation divine est bien une invitation à revêtir le Christ, à conformer ses sentiments et ses actes au modèle que le Verbe éternel, en prenant chair est venu proposer à tous les hommes8: notre vie spirituelle doit être une imitation du Christ, plus exactement nous devons êtres d’autres Christs, le Christ lui-même. Il ne s’agit pas simplement d’imiter le Christ, mais il s’agit d’être le Christ. Amis de Dieu le dit admirablement: «Suivre le Christ: voilà le secret. L’accompagner de si près que nous vivions avec Lui, comme ses douze premiers apôtres; de si près que nous nous identifions à Lui. Nous ne tarderons pas à affirmer, si nous ne mettons pas d’obstacles à l’action de la grâce, que nous nous sommes revêtus de notre Seigneur Jésus-Christ. Le Seigneur se reflète en notre conduite comme dans un miroir. Si le miroir est tel qu’il doit être, il conservera le visage très aimable de notre Sauveur sans le défigurer, sans le caricaturer: et les autres seront à même de l’admirer et de le suivre» (299). La métaphore du miroir n’est probablement pas suffisante pour dire la pleine conformité au Fils de Dieu, même si elle souligne très heureusement le lien entre l’imitation du Christ et la fécondité de l’apostolat.

La vie spirituelle, comme imitation du Christ-homme dans la participation au mystère du Christ-Dieu, est joyeuse participation à la Croix9. La vie humaine doit reproduire le Chemin de Croix, où se résume la vie du Seigneur, puisque la vie cachée, si importante aux yeux de notre auteur, le prépare et que la résurrection10, qui en est inséparable, l’accomplit. «Seigneur! Que je me décide à arracher, par la pénitence, ce pauvre masque que m’ont fait mes misères... Et alors, seulement alors, par le chemin de l’expiation, ma vie reproduira fidèlement les traits de ta vie. Chaque jour, nous Te ressemblerons davantage. Nous serons d’autres Christs, le Christ lui-même, ipse Christus» (Sixième Station). La joie chrétienne est une plante aux racines en forme de croix, car la croix et la joie ne font qu’un. «N’est-il pas vrai que, dès que tu cesses d’avoir peur de la Croix, de ce que les gens appellent croix, et que ta volonté s’applique à accepter la volonté divine, tu es heureux, et que disparaissent tous tes soucis, toutes tes souffrances physiques ou morales? Douce et aimable est en vérité la Croix de Jésus. Avec elle nulle peine n’a d’importance: seule compte la joie de se savoir corédempteur avec Lui» (Deuxième Station). L’expérience de la Croix, chez saint Josémaría qui opère une profonde transformation de la mystique sanjuaniste11, éclaire les chemins de la terre et réalise la sanctification du monde: «Toi et moi, conduits par Marie, nous voulons nous aussi consoler Jésus, acceptant toujours et en tout la Volonté de son Père, de notre Père. C’est seulement ainsi que nous savourerons la douceur de la Croix du Christ et que nous l’embrasserons avec la force de l’Amour, la portant en triomphe sur tous les chemins de la terre» (Quatrième Station). C’est que l’expérience de la Croix n’est pas seulement, dans la pénitence et la mortification personnelle, invitation à la liberté (Dixième Station)12, elle est aussi participation à la rédemption du monde (Onzième station)13. Il ne faut pas penser la Rédemption du monde, le rachat des âmes, comme une forme de dolorisme ou de pessimisme: la mort est vie, la mortification est résurrection; il faut se souvenir que, pour le fondateur de l’Opus Dei, c’est l’amour— mais il en est de même chez Jean de la Croix— qui donne sens à tout le reste: «Mourir par la mortification et par la pénitence, pour que vive en nous le Christ, par l’Amour» (Quatorzième station)14.

L’identification au Christ a non seulement une dimension ascétique de luttes et de sacrifices, mais également une dimension mystique de participation à la vie divine, dimension ascétique comme participation à la passion du Christ, dimension mystique comme effusion de l’Esprit Saint en nous. L’imitation du Christ, où se résume d’une certaine manière notre filiation divine, est essentiellement trinitaire, puisque c’est l’Esprit qui agit en nous lors de ce retour du fils prodigue vers le Père par et dans l’union avec le Fils unique. L’Esprit Saint opère en nous cette identification au Fils unique qui permet au Père éternel de nous reconnaître comme ses propres enfants: la grâce ne nous permet pas seulement d’accomplir ce que nous serions impuissants à réaliser par nos propres forces, elle nous transforme et nous divinise. «Le Paraclet, en agissant en nous, confirme ce que le Christ nous annonçait: que nous sommes enfants de Dieu (Quand le Christ passe, 118). Etre enfants de Dieu, ajoute le texte, c’est vivre l’action de la Trinité dans nos âmes, c’est accéder à l’inhabitation de Dieu au plus intime de notre être pour en témoigner fidèlement dans le monde. Le Paraclet, qui est charité, nous apprend à imbiber toute notre vie de cette vertu; et consummati in unum, devenus un avec le Christ, nous pouvons être au milieu des hommes, ce que Saint Augustin dit de l’Eucharistie: “signe d’unité, lien de l’Amour”» (Quand le Christ passe, 87). Mortification et dépouillement sont l’expression de la vocation sacerdotale du chrétien, telle qu’elle peut être vécue dans la sainte Messe comme sacrifice et louange, et prolongée dans la vie au milieu du monde. S’offrir soi-même et offrir le monde pour la gloire de Dieu, telles sont les deux missions du chrétien: «Par le baptême, nous avons été institués prêtres de notre propre existence pour offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ, et pour réaliser chacune de nos actions dans un esprit d’obéissance à la volonté de Dieu, perpétuant ainsi la mission de Dieu fait homme» (Quand le Christ passe, 96). La filiation divine, qui nous plonge en Dieu, nous fait contemplatifs au milieu du monde (Quand le Christ passe, 65).

C’est le Christ qui nous a communiqué cet esprit de filiation qui palpite dans notre âme (Ibidem); c’est ce que les théologiens appellent la filiation adoptive. La filiation adoptive est participation volontaire, quoique librement accordée par le Père, à la filiation du Fils unique, qui est fils par nature. C’est bien dans et par le Fils unique que nous sommes fils de Dieu quand nous osons correspondre à la grâce: «Jésus est le Chemin, le Médiateur; en Lui se trouve tout; hors de Lui, il n’y a rien. En union avec le Christ, qui nous l’a appris, nous osons appeler le Tout-Puissant Notre Père: celui qui a fait le ciel et la terre est ce Père aimant qui attend que nous revenions à Lui continuellement, tels de nouveaux et incorrigibles enfants prodigues» (Quand le Christ passe, 91). La filiation adoptive est une filiation véritable et non une apparence de filiation: dans le Psaume II, que nous citions en commençant, le Père s’adresse au Christ mais il s’adresse aussi à chacun d’entre nous, si nous décidons ou plutôt si nous acceptons d’être alter Christus, ipse Christus (Quand le Christ passe, 185). Le chrétien ordinaire est appelé à faire preuve d’une audace inouïe: oserons-nous dire que le Père nous engendre véritablement comme fils dans le Fils par la puissance de l’Esprit15?

2. Image de Dieu et condition humaine

L’identification au Christ induit donc deux conséquences liées étroitement l’une à l’autre: le père reconnaît son Fils dans le pécheur qui cherche à imiter son seul modèle (Forge, 752), et cette imitation du Christ nous divinise. Le Christ lui-même vit dans le chrétien: l’homme peut être divinisé parce qu’il peut être christifié. L’homme en état de grâce, l’homme tout entier, est effectivement divinisé, participant réellement de la nature divine. «Nous sommes des hommes et des femmes, non des anges. Des êtres en chair et en os, avec un cœur et des passions, des tristesses et des joies. Mais la divinisation s’accomplit dans l’homme tout entier, comme une anticipation de la résurrection glorieuse» (Quand le Christ passe, 103). On peut parler sans risque d’erreur de réalisme mystique ou de matérialisme chrétien comme aime dire le fondateur de l’Opus Dei. Ce réalisme mystique ne s’exprime pas seulement dans l’être, mais également dans le faire et dans l’agir; dans l’être, puisque l’homme est radicalement transformé et que Dieu habite en lui; le faire, puisque la transformation de la nature par le travail, qui, dans la Genèse, avant la chute même, est la mission donnée à l’homme par le Créateur, accomplit les desseins de Dieu; l’agir, puisque l’homme, retrouvant la rectitude des intentions et de l’action, imite la Bonté de Dieu. Ce réalisme mystique ou ce matérialisme chrétien signifie une véritable divinisation. Il y a en effet une bonne divinisation que Saint Pierre et les Pères ont soulignée, et que le fondateur de l’Opus Dei reprend à son compte et une mauvaise divinisation qu’il rejette. «La conscience de la grandeur de la dignité humaine—, éminente et ineffable lorsque la grâce fait de nous des enfants de Dieu—, unie à l’humilité, forme un tout, car ce ne sont pas nos forces qui nous sauvent ou qui nous donnent la vie, mais la faveur divine. Il ne faut jamais oublier cette vérité, faute de quoi notre divinisation se corromprait pour ne plus être que présomption, orgueil; tôt ou tard, devant l’expérience de notre misère et notre faiblesse personnelle, elle finirait par s’effondrer». Pour reprendre la formule de Saint Basile, citée par notre auteur, il s’agit de devenir Dieu. Mais il n’y a pas d’autre moyen pour l’homme de devenir Dieu que d’être à Dieu, totalement et sans réserve, sans rien garder de soi ni pour soi16. L’homme a été créé pour participer à la nature divine et la filiation divine n’est rien d’autre que l’expression de cette destinée. «Nous ne sommes pas voués à n’importe quel bonheur, parce que nous avons été appelés à pénétrer dans l’intimité divine, à connaître et à aimer Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit, et à travers la Trinité et l’Unité de Dieu, tous les anges et tous les hommes» (Ibidem). «Cette interprétation théologique de l’existence humaine serait d’une audace incroyable, si elle n’avait pour fondement le décret salutaire de Dieu le Père, si elle n’avait été confirmée par le sang du Christ et réaffirmée et rendue possible par l’action permanente du Saint-Esprit» (Ibidem).

Cette formulation du sens de la vie et de l’existence humaine, sens objectif que l’homme ne peut manipuler pour le soumettre à sa fantaisie, intéresse le philosophe au premier chef. Car cette interprétation théologique de la condition humaine, n’est pas seulement une théologie de la rédemption, elle est une théologie de la création17. Le Chemin de Croix méditant sur le mystère du salut note: sur la Croix, je redeviens Fils de Dieu. En mourant librement le Fils unique nous rend de nouveau enfants de Dieu. Le texte n’est pas seulement une invitation à la piété et à la prière: il souligne que la rédemption restaure notre dignité, c’est-à-dire l’intégrité de notre nature et la plénitude de notre destinée. En effet, si la rédemption nous rétablit dans notre dignité de fils de Dieu, c’est que cette dignité avait été perdue, mais aussi que l’homme la possédait déjà sinon par nature, du moins par grâce. Saint Josémaría nous invite à découvrir que l’homme comme créature est fondamentalement appelé à participer à la plénitude de la vie divine. Filiation divine désigne alors le statut de la créature initiale à l’image et ressemblance de Dieu. A partir de la Croix nous pouvons remonter à la nature ou plutôt à la fin de l’homme, qui permet d’appréhender la définition parfaite de la créature que nous sommes. L’universalité du salut en Jésus-Christ le confirme: tout homme est appelé à être fils de Dieu, tout homme est image de Dieu. «Notre Seigneur s’adresse à tous les hommes pour qu’ils viennent à sa rencontre et pour qu’ils soient saints. Il n’appelle pas seulement les Rois mages, sages et puissants; auparavant, Il avait déjà envoyé aux bergers de Bethléem non pas une étoile, mais l’un de ses anges. Mais tous, les pauvres et les riches, ceux qui sont savants et ceux qui le sont moins, doivent disposer leur âme à écouter avec humilité la voix de Dieu» (Quand le Christ passe, 33). L’appel de Dieu est universel: «le Christ est venu apporter la paix et le salut sur la terre à tous les hommes qui veulent unir leur volonté à la Volonté suprêmement bonne de Dieu, car il n’y a qu’une race d’homme sur la terre: la race des enfants de Dieu» (13). La filiation divine est le meilleur moyen d’exprimer l’originalité de l’homme dans la création. L’homme est non seulement une créature rationnelle, mais, dès l’origine, l’image de Dieu, dont l’intelligence est une étincelle de l’intelligence divine et la volonté une imitation du vouloir divin (Ibidem, 24). Très explicitement, la filiation divine ne se borne pas à souligner l’originalité de l’homme, elle précise sa place et son rôle dans la création: La foi chrétienne «nous pousse à voir le monde comme une création du Seigneur, à apprécier, par conséquent, tout ce qui est noble et tout ce qui est beau, à reconnaître la dignité de chaque personne, faite à l’image de Dieu, et à admirer ce don très spécial de la liberté, qui nous rend maîtres de nos propres actes et capables, avec la grâce du Ciel, de construire notre destin éternel» (Ibidem, 99).

L’homme est déchu; il oublie la dignité de son origine, mais il garde des traces de sa destinée première18; il est donc possible de trouver en tout homme des vestiges de l’image de Dieu. Le fondateur de l’Opus Dei revient constamment sur deux thèmes étroitement liés l’un à l’autre: tout chrétien est ou doit être pleinement homme; tout homme est ou est destiné à devenir pleinement chrétien. Le don de sagesse révèle au chrétien les profondeurs du coeur humain: la Foi nous enseigne certes que, sans le Christ, l’homme est misérable, mais cela ne signifie pas que le chrétien ne se rende pas «compte de tout ce qu’il y a de bon dans l’humanité, qu’il n’apprécie pas les joies pures, qu’il ne participe pas aux désirs et aux idéaux terrestres; bien au contraire, il ressent tout cela du plus profond de son âme, et il le partage et le vit avec une intensité spéciale, parce qu’il connaît mieux que quiconque les profondeurs de l’esprit humain» (Ibidem, 133); à l’inverse, «la foi chrétienne ne rapetisse pas le cœur ni ne limite les nobles élans de l’âme, puisqu’elle les amplifie, en en révélant le sens véritable et le plus authentique» (Ibidem). La révélation chrétienne dit la vérité de l’homme: elle révèle Dieu à l’homme et l’homme à lui-même, en lui manifestant le sens le plus véritable et le plus authentique de son propre désir. Terre et Ciel, nature et surnaturel se s’identifient certes pas; mais s’ils sont distincts, ils ne sont jamais séparés. Ce souci de ne jamais séparer l’ordre naturel et l’ordre surnaturel se manifeste, dans la prédication de saint Josémaría, de différentes manières (ne pas séparer la vie spirituelle et la vie matérielle, souligner l’enracinement des vertus théologales dans les vertus humaines, découvrir le sens divin des choses ordinaires). Cela est au fond très classique: la grâce perfectionne la nature mais ne la détruit pas; l’art du fondateur de l’Opus Dei est de retrouver le sens profond des formules les plus traditionnelles, de ne pas se borner à les penser, mais de les vivre réellement et pleinement; ici, son originalité est de penser les rapports de la nature et du surnaturel, de la Terre et du Ciel, de manière essentiellement dynamique: d’une part, en les réunissant au cœur de l’homme, d’autre part, en comprenant la liberté humaine comme toujours déjà portée par la grâce divine. Ce double mouvement nous le retrouvons exprimé en de nombreuses formules à la fois claires et profondes. «Il ne peut y avoir de double vie, nous ne pouvons être pareils aux schizophrènes si nous voulons être chrétiens; il n’y a qu’une seule vie, faite de chair et d’esprit et c’est cette vie-là qui doit être-corps et âme-sainte et pleine de Dieu: ce Dieu invisible, nous le découvrons dans les choses les plus visibles et les plus matérielles» (Aimer le monde passionnément, 114). Le témoignage chrétien pour le monde d’aujourd’hui est bien celui de toujours: restituer, «à la matière et aux situations qui semblent les plus banales, leur sens noble et original, qu’on les mette au service du Royaume de Dieu, qu’on les spiritualise, en en faisant le moyen et l’occasion de notre rencontre avec Jésus-Christ» (Ibidem). Les choses du monde retrouvent leur sens originel lorsque l’homme les spiritualise en allant à la rencontre de son Seigneur. Mais la formule la plus originale et spéculativement la plus riche est encore celle-ci: «Sur la ligne de l’horizon, mes enfants, le ciel et la terre semblent se rejoindre. Mais non, là où ils s’unissent, en réalité, c’est dans vos coeurs, lorsque vous vivez saintement la vie ordinaire» (Ibidem, 116). Tout y est: l’union dynamique de la nature et du surnaturel («le ciel et la terre se rejoignent dans le cœur de l’homme») s’opère dans la liberté offerte et sanctifiée («vous vivez saintement la vie ordinaire»). La responsabilité de l’homme au centre de la création est à la mesure de l’appel lancé à sa liberté; c’est pourquoi l’idée fondamentale qui permet de comprendre l’homme est celle de vocation19.

3. Vocation et liberté

L’homme est défini par un appel: une mission singulière qu’il n’a pas choisie, mais que Dieu lui a fixée. Certes, le fondateur de l’Opus Dei parle essentiellement de la vocation chrétienne; mais la vocation chrétienne est la plénitude de la vocation humaine, elle n’en est ni la négation ni le complément extérieur. L’appel universel à la sainteté ne concerne pas seulement les chrétiens mais tous les hommes: c’est d’ailleurs la fondation ontologique de l’apostolat. Le chrétien, dès ici-bas, entrevoit ce que les autres hommes recherchent sans l’apercevoir. Dans l’histoire, commencée avec la création du monde, le chrétien n’est pas un apatride: «C’est un citoyen de la cité des hommes, avec une âme pleine du désir de Dieu, dont il commence à entrevoir l’amour dès cette étape temporelle et dans lequel il reconnaît la fin à laquelle nous sommes appelés, nous tous qui vivons sur terre» (Quand le Christ passe, 99). Comprendre l’homme comme vocation, c’est le comprendre comme liberté prévenue et accomplie par la grâce divine. La vocation implique doublement la liberté: la liberté comme don qui vient de Dieu et la liberté comme réponse qui vient de l’homme20. C’est la correspondance de l’homme au don qui lui est fait, qui fixe le sens de sa vie et lui donne sa mesure. L’homme, en dépit de Protagoras, n’est pas sa propre mesure; mais la mesure qui vient de Dieu et qui le constitue, ne le prive pas de sa liberté, elle la fonde en vérité. «Avant tout, il y a la vocation. Dieu nous aime avant même que nous sachions nous adresser à Lui, et c’est Lui qui infuse en nous l’amour que nous lui rendons. La bonté paternelle de Dieu vient à notre rencontre» (33). Si l’homme a une vocation, il peut et il doit l’accepter ou la refuser, il peut l’accomplir ou la pervertir, mais il ne peut ni la changer ni la supprimer. Il ne peut accomplir cette vocation sans liberté: parmi «la variété merveilleuse de toutes les créatures, seuls les hommes doivent s’unir au Créateur par l’exercice de leur liberté et peuvent rendre ou refuser au Seigneur la gloire qui lui revient en tant qu’Auteur de tout ce qui existe» (Amis de Dieu, 24). La création est alors pensée comme le jeu de deux libertés, celle de l’homme et celle de Dieu. Saint Josémaría reprend volontiers à son compte «cette hymne à la liberté qui palpite dans tous les mystères de notre foi catholique» (Amis de Dieu, 25). Création et Rédemption manifestent la radicale liberté divine qui se lie en quelque sorte par amour: «La Très Sainte Trinité tire le monde et l’homme du néant, dans une libre effusion d’amour. Le Verbe descend du Ciel et prend notre chair; marqué de ce sceau merveilleux de la liberté dans la soumission» (Ibidem). Dieu attend la réponse de la liberté humaine comme le père de la parabole attend le retour de l’enfant prodigue: ce qui n’est pas une limitation, mais l’expression la plus haute de sa toute-puissance dans la miséricorde.

La liberté de l’homme, comme possibilité de choisir, est en tant que telle indéterminée: elle doit donc subir une épreuve qui la mette en crise, pour sortir de cette situation critique par un acte de premier commencement qui lève son indétermination. Quelle est la nature de cette crise ou de cette épreuve? Saint Josémaría a saisi avec une grande profondeur qu’elle résidait moins dans l’opposition horizontale du bien et du mal, corrélatifs l’un de l’autre dans l’expérience morale, que dans l’opposition verticale du serviam de la Vierge Marie et du non serviam de satan. La liberté s’actualise comme obéissance et fidélité ou comme désobéissance et orgueil; l’obéissance est moins une vertu morale que la détermination même de la liberté et son accomplissement. Adam et Eve, le jeune homme riche, le fils prodigue et la Vierge Marie sont placés devant des épreuves semblables, et actualisent l’une ou l’autre des deux possibilités de la liberté, le bien ou le mal, dont l’opposition résulte du choix tout autant qu’elle le précède, car la tension du bien et du mal est l’expression de notre plus radicale fidélité ou infidélité à Dieu. Le “pauvre attristé”, comme notre saint appelle le jeune homme riche perd la joie pour avoir refusé de donner, c’est-à-dire d’accomplir, sa liberté. En regard, la visite de l’Ange à Sainte Marie nous donne la clef de l’épreuve. «Considérez le moment sublime où l’Archange saint Gabriel annonce à la Sainte Vierge le dessein du Très-Haut. Notre Mère écoute et interroge pour mieux comprendre ce que le Seigneur lui demande; aussitôt jaillit la réponse ferme: fiat

—qu’il nous soit fait selon ta parole!— fruit de la meilleure liberté: celle de se décider pour Dieu» (Amis de Dieu, 25)21. Pour exprimer cette condition de la liberté, saint Josémaría a une très belle formule: il parle du clair-obscur de la liberté humaine (24). Cette formule existentielle résume les traits de la liberté que nous avons signalés: la nécessité de l’acte qui partage la lumière des ténèbres, c’est-à-dire le premier commencement, l’accomplissement ou la perte dans l’alternative du bien et du mal, plus précisément, l’accomplissement de la liberté qui est le bien et la perte de la liberté qui est le mal, l’accomplissement de la liberté dans la négation de son vouloir propre pour réaliser en soi le vouloir de Dieu, qui est l’infini que la liberté recherche sans le savoir en se recherchant elle-même et quand elle se recherche elle-même, ou le repliement de la liberté sur elle-même et la fascination du néant dans l’esclavage des passions. On peut formuler ainsi l’alternative: «vivre d’une vie surnaturelle ou vivre d’une vie animale» (Amis de Dieu, 199), ou encore, «esclavage ou filiation divine, voilà le dilemme de notre vie» (Ibidem, 38). C’est Schelling qui disait que l’homme est toujours plus ou moins qu’animal, mais qu’il n’est jamais dans un état neutre22. Choisir pour ou contre Dieu— c’est le mystère de notre destinée— c’est choisir pour ou contre soi. Une autre formule remarquable résume ce mystère de la liberté: «celui qui ne se sait pas fils de Dieu ignore sa vérité la plus haute» (26). Ne pas découvrir Dieu au cœur de sa liberté, c’est s’ignorer soi-même. L’affirmation de la vie et de la liberté en plénitude passe par un mouvement de négation radical, où il n’est pas difficile de reconnaître le quintuple nada de Saint Jean de la Croix. C’est au fond que la négation, qui purifie radicalement l’affirmation de soi, est la forme la plus haute de l’affirmation; c’est cela la liberté marquée du sceau de l’obéissance.

Quelles sont les conditions d’exercice de la liberté? La réponse est classique: il n’y a pas de liberté sans vérité. «La liberté acquiert son sens authentique lorsqu’on exerce au service de la vérité qui rachète, lorsqu’on en use pour rechercher l’Amour infini d’un Dieu qui nous libère de toutes les servitudes. J’ai un désir chaque jour plus grand d’annoncer aux quatre vents cette insondable richesse du chrétien: la liberté de la gloire des enfants de Dieu! C’est en cela que se résume la volonté droite qui nous enseigne à rechercher le bien après l’avoir distingué du mal» (27). Simplement, la vérité qui accomplit ma liberté est moins en moi que hors de moi, tout en restant de moi, c’est ce que l’on peut appeler l’extase de la liberté; ma liberté est moins en moi qu’en Dieu, parce qu’elle coïncide avec la liberté divine; aimer la liberté, c’est aimer la vertu d’obéissance, puisque la liberté n’est pas à elle-même sa propre mesure. Le philosophe est impressionné par cette expérience de la liberté qui, ayant son sens hors d’elle-même, est en même temps expérience de la vérité. «La Volonté divine coïncide exactement avec la liberté, qui ne réside qu’en Dieu et en ses desseins» (28). On comprend dès lors l’insistance constante de notre auteur sur le détachement, le dépouillement, la mortification: c’est l’identification au Christ dans la passion, qui réalise la liberté humaine. Il y a deux moments, intimement liés, le renoncement et l’effusion de l’Esprit Saint, dont la mortification qui nous identifie au Christ vient annoncer la réalisation23. Une formule admirable d’une homélie de Quand le Christ passe résume cette vision: «Dans la tragédie de la Passion notre propre vie se consomme, ainsi que l’histoire de l’humanité tout entière» (96). La mortification est l’expérience métaphysique fondamentale. Cette formule, empruntée à Maurice Blondel, est introduite à dessein: entre mystique et métaphysique, il y a un lien évident. Si la mystique est l’épreuve de la libération par effusion de l’Esprit dans la mort à soi-même, la métaphysique est l’effort pour comprendre, en creux, cette expérience paradoxale de la liberté comme don de soi à travers le renoncement et la mort24.

En guise de conclusion

Cette spiritualité de la filiation divine est comme un long commentaire de l’enseignement de Saint Paul: le début de l’Epître aux Ephésiens, qui insiste sur l’élection divine, l’appel à la sainteté et l’adoption filiale, est particulièrement significatif. «Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles aux cieux, dans le Christ. C’est ainsi qu’il nous a élus en Lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ (1, 3-5). L’appel universel à la sainteté doit être compris comme l’appel de tous les chrétiens à la sainteté et, par le témoignage des chrétiens et l’action de la grâce, l’appel de tous les hommes à la sainteté. La vocation chrétienne accomplit la vocation humaine et, par suite, la vocation définit bien la condition de l’homme. On pourrait minimiser la portée de cet enseignement en soulignant qu’il s’agit d’un enseignement qui, s’appuyant sur la révélation chrétienne, a une portée essentiellement et exclusivement théologique. Les rapprochements que nous avons suggérés avec des auteurs philosophiques et la question que nous posions au début sur les implications anthropologique et philosophiques de cet enseignement seraient alors dépourvus de toute portée réelle. Nous voudrions montrer au contraire que les textes de saint Josémaría, qui donnent beaucoup à prier, donnent aussi beaucoup à penser.

Nous proposerons un détour par un article du Père Geiger sur Saint Thomas25. Le Traité de l’homme de Saint Thomas comprend deux parties: l’une (Questions 75-89) consacrée à la nature de l’homme, l’autre (Questions 90-102), à sa production dans l’être; la première, inspirée d’Aristote, essentiellement philosophique, la seconde, commentant surtout des textes de la Genèse, essentiellement théologique; c’est dans cette seconde partie qu’il est question de l’homme image de Dieu. Le problème paraît réglé: cette répartition des tâches situe la compréhension de l’homme comme image de Dieu dans le domaine réservé aux théologiens. L’intérêt de l’article du P. Geiger est de nous inviter à nuancer cette conclusion. L’usage technique que fait Saint Thomas de la notion d’image de Dieu, comme fin de la production de l’homme, nous conduit à intégrer les questions philosophiques relatives à la nature de l’homme dans la perspective théologique dont relèvent apparemment les considérations sur la fin (p. 117). Mais, ce faisant, nous sommes conduit à hiérarchiser les emplois de la notion. En effet, si, techniquement, image de Dieu signifie l’aptitude naturelle à aimer et à connaître Dieu, il y a un sens où l’image de Dieu en l’homme s’identifie à sa nature intellectuelle elle-même, car «la nature intellectuelle imite Dieu au plus au point en ceci que Dieu se connaît et s’aime Soi-même» (S.T.,I, 93, 4). L’image de Dieu dans l’homme peut être considérée de trois manières différentes: «premièrement pour autant que l’homme a une aptitude naturelle à connaître et à aimer Dieu. Cette aptitude consiste dans la nature même de l’esprit, qui est commune à tous les hommes. Deuxièmement, pour autant que l’homme connaît et aime Dieu actuellement ou d’une manière habituelle, mais imparfaitement. Troisièmement, en ce que l’homme connaît et aime Dieu actuellement et de façon parfaite; telle est l’image selon la similitude de la gloire. La première image se trouve en tous les hommes; la seconde seulement dans les justes; la troisième enfin seulement dans les bienheureux» (Ibidem). Nous disposons une structure théologique traditionnelle pour interpréter la portée philosophique de la notion d’image de Dieu.

Saint Josémaría, bon connaisseur de Saint Thomas, qui n’ignore pas ses textes, serait d’accord avec l’éclairage et le rapprochement que nous proposons; mais nous pensons qu’il faut aller plus loin. La conception de l’homme comme vocation et l’insistance sur le sens de la liberté, que nous trouvons chez le fondateur de l’Opus Dei, nous invitent à comprendre les distinctions thomistes dans un sens délibérément existentiel et dans une perspective dynamique, qui leur donnent une profonde originalité et un sens nouveau, accomplissant d’ailleurs la pensée de Saint Thomas. Le P. Geiger concluait ses analyses en observant: «Cette image [de Dieu] consiste dans la nature de l’esprit, ce qui veut dire que la nature, étudiée dans la première partie du traité [de l’homme], est le fondement de l’aptitude en quoi consiste sa fin, qui est d’être à l’image de Dieu. Aussi est elle commune à tous les hommes» (p. 119). Ces formules s’appliquent évidemment à l’anthropologie de saint Josémaría: la notion de vocation permet non seulement de réserver la part de l’homme que Dieu a choisie de toute éternité avant la création du monde, mais également de dépasser ou de situer la distinction de la nature et de la fin, en dégageant ainsi les réquisits de la Foi que peut assumer le philosophe. La filiation apparaît comme le fondement et l’expression de la dignité humaine restaurée par le Christ: l’homme, créé à l’image de Dieu, est défini par sa vocation, qui est de participer à la vie même de Dieu. La correspondance humaine à l’appel divin est une libre réponse, toujours prévenue, jamais assurée, qui passe par l’identification de l’homme au Christ. En effet, la vocation, dans la mesure où elle doit toujours être assumée par la liberté, implique, avec le risque du salut ou de la perte, une véritable dramatique de la liberté qui se perd en se détournant de Dieu; la gratuité du salut et la nécessité conditionnelle de la rédemption s’inscrivent dans une histoire, qui est l’histoire même de la liberté qui doit être rachetée et restaurée. La liberté, dans l’épreuve de la déréliction, sait qu’elle ne se sauvera pas elle-même ni n’accomplira le désir qui la transit, sans un don qu’elle ne saurait ni exiger ni même imaginer. La spiritualité de saint Josémaría est une invitation à penser philosophiquement l’homme comme liberté vivante: appelée à sortir d’elle-même pour se réaliser en Dieu et par Dieu, la liberté se pose, si l’on peut dire, en s’exposant26. L’extase de la liberté dans laquelle, se désappropriant radicalement d’elle-même, elle s’abandonne totalement à Dieu, est, pour reprendre une expression de Maurice Blondel, la recherche d’un accomplissement dans une abnégation volontaire, qui est attente mais non anticipation du don divin.

Notes

1. Nous utiliserons les traductions françaises de Chemin, Quand le Christ passe, Amis de Dieu, Chemin de Croix, Entretiens. Certaines références seront empruntées à F. GONDRAND, Au pas de Dieu, Paris 1986.

2. La Montée du Carmel, Livre II, chapitre 28, Oeuvres Complètes, Paris 1990, p. 767.

3. Saint Josémaría répétera pendant des heures peut-être, il ne sait plus: Abba! Pater! Abba! Pater!

4. C’est dans la certitude de la filiation divine que se développe la spiritualité de saint Josémaría et prennent sens les traits qui la caractérisent: esprit d’enfance, amour des petites choses, qui permettent la réalisation d’un détachement effectif et d’une contemplation inséparables l’un de l’autre, caractère central de la sainte Messe dans la vie du chrétien ordinaire, apostolat d’amitié et de confidence dans la vie de tous les jours, accomplissement joyeux du travail et des activité humaines, qui prolonge et achève la mission rédemptrice du Verbe incarné. Mort et résurrection, héroïsme et sainteté dans la vie ordinaire, ce qui ne supprime pas la puissance et la radicalité du détachement, ne prennent sens que dans et par l’expérience de la filiation divine. Cette expérience donne son unité et sa coloration à une doctrine spirituelle faite essentiellement pour être vécue. Il faut le redire: l’originalité du fondateur de l’Opus Dei tient moins à la singularité des conseils qu’il donne qu’à l’unité profonde que le sens de la filiation divine donne à ses remarques ascétiques et mystiques.

5. On reconnaîtra ici le point 273 de Chemin.

6. Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote observe: «Les parents chérissent leurs enfants parce qu’ils font en quelque sorte partie d’eux-mêmes, tandis que les enfants chérissent leurs parents parce qu’ils tirent d’eux leur origine. Mais les parents savent que leurs enfants viennent d’eux plus sûrement que les enfants ne savent qu’ils viennent de leurs parents» (VIII, 1161 b 18-19). Dans L’être et l’esprit (Paris 1983), Claude Bruaire reprend et transpose avec bonheur le double mouvement qui constitue l’expérience de la paternité et de la filiation humaines. Les parents, au-delà de la simple perpétuation de l’espèce, attendent la manifestation d’un être d’esprit, qui, dans sa liberté, leur échappe, et l’enfant, répondant au sourire par le sourire, manifeste la transcendance de son apparition. «Accéder à soi, loin d’être initiative ontogénique, est donc l’épreuve de mon origine étrangère, alors qu’aucune cause de mon être n’est assignable dans le monde humain et naturel» (p. 37). Le sujet fait alors une expérience essentielle: «N’être pas sa propre origine est l’aveu d’une tache aveugle à ma racine, d’une auto-détermination qui n’est pas auto-constitutive» (p. 38). Cette conclusion du philosophe, qui déborde visiblement la simple constatation d’Aristote, serait-elle cependant possible sans les données de la Révélation, accueillies sinon dans un acte de foi surnaturel, du moins dans un respect qui autorise un usage hypothétique de ces données pour éclairer la condition humaine? Nous ne le pensons pas. Ce présupposé légitime bien entendu notre travail.

7. Le salut aurait pu se réaliser autrement que par la Croix: il y a une contingence irréductible de l’incarnation et de la passion, signe de la Liberté souveraine et de l’Amour infini de Dieu, que les théologiens éclairent en parlant de convenance. Mais ce qui nous importe ici, c’est précisément cette contingence irréductible de la Croix (l’homme ne peut se reconnaître fils de Dieu et le devenir qu’en accueillant la Croix), et, plus largement, la contingence irréductible de la Révélation qui suscite la Raison, sans que la raison puisse en rendre compte.

8. «Le grand secret de la sainteté se résume à ce que nous ressemblions de plus en plus à Lui, qui est le seul et le plus aimable Modèle» (Forge, 752).

9. Les relations entre saint Josémaría et Saint Jean de la Croix auraient besoin d’une étude nuancée que nous ne pouvons réaliser ici.

10. Le lien de la Croix et de la Joie, si souvent affirmée, n’est-il pas comme l’écho en notre vie de la résurrection?

11. Contrairement à Saint Jean de la Croix, chez saint Josémaría, le renoncement, le détachement, sont renoncement et détachement moins au monde que dans le monde; la sanctification de la vie ordinaire donne à la spiritualité de l’Opus Dei une tonalité profondément originale et spéculativement significative.

12. «Pour arriver à Dieu, le Christ est le chemin; mais le Christ est sur la Croix, et pour monter sur la Croix il faut avoir le cœur libre, détaché des choses de la terre».

13. «Et nous, l’âme déchirée de douleur, nous disons sincèrement à Jésus: je suis à Toi, à Toi je me donne et je me cloue à la Croix, avec joie, pour être, à tous les carrefours du monde, une âme dédiée à Toi, à ta Gloire, à la Rédemption, à la corédemption de l’humanité tout entière».

14. Nous relevons ces sentences, tirées des Paroles de lumière et d’amour, particulièrement fortes: «Au soir de la vie, on t’interrogera sur l’amour» (58) et «l’amour ne consiste pas à sentir de grandes choses, mais à vivre en grande nudité et à souffrir pour le Bien-Aimé» (113), car «celui qui saura mourir à tout, trouvera vie en tout» (170).

15. On connaît le thème des trois naissances chez Jean Tauler ce disciple, mais lui parfaitement orthodoxe, de Maître Eckhart; dans le Sermon pour la fête de Noël, nous lisons: «La première et la plus sublime naissance est celle du fils unique engendré par le Père céleste dans l’essence divine, dans la distinction des personnes. La seconde naissance fêtée aujourd’hui est celle qui s’accomplit par une mère qui dans sa fécondité garda l’absolue pureté de sa virginale chasteté. La troisième est celle par laquelle Dieu, tous les jours et à toute heure, naît en vérité spirituellement, par la grâce et l’amour, dans une bonne âme. Telles sont les trois naissances qu’on célèbre aujourd’hui par trois messes» (Sermons, Paris 1991, p. 13).

16. Dans l’affirmation de Dieu. Essai sur la logique de l’existence, Paris 1964, C. Bruaire montre admirablement comment le désir, qui en l’homme nomme l’attente et le pressentiment de l’Infini, peut se pervertir en désir d’être Dieu ou se déterminer en désir de Dieu dans l’attente et l’espérance.

17. «Puisque le monde est sorti des mains de Dieu, puisque Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance et qu’il lui a donné une étincelle de sa lumière, notre intelligence doit s’attacher, fût-ce au prix d’un rude effort, à dégager le sens divin qui réside naturellement en toute chose et, à la lumière de la foi, à en percevoir aussi le sens surnaturel, celui qui résulte de notre élévation à l’ordre de la grâce» (Quand le Christ passe, 10).

18. «Jésus-Christ nous l’enseigne. L’humanité attendait depuis des siècles la venue du Sauveur, les prophètes l’avaient annoncée de mille manières; et, jusqu’aux dernières extrémités de la terre même si, à cause du péché et de l’ignorance, une grande partie de la Révélation de Dieu aux hommes se trouvait perdue, alors qu’ils conservaient le désir de Dieu et l’espérance du rachat» (Quand le Christ passe, 36). Le désir nomme en creux notre vocation éternelle, éternellement inaccomplie sans la grâce de Dieu. «L’homme est celui en qui le sens originaire de son être est en question, parce qu’il est celui en qui le sens doit être déchiffré sous des ratures, et arraché à des ambiguïtés» (J.-Y. LACOSTE, Note sur le Temps, Paris 1990, p. 137).

19. Parmi les philosophes contemporains inspirés par Heidegger et la Révélation, Jean-Yves Lacoste est celui qui insiste sur l’importance de la notion de vocation. «Etre et vocation se déterminent mutuellement. L’être est une donnée théologique: tel que créé, avant le devenir-monde de la création, l’homme est constitué comme destinataire d’une parole d’alliance et de vocation; il est tel qu’appelé à être. La parole de vocation fait être-la dimension performative appartient éminemment au Verbe divin. Serions-nous donc appelés à plus que ce dont le monde détient les raisons et les conditions? La pseudo-promesse du tentateur, dans la Genèse (Gen 3,5), était une pseudo-vocation: vous serez comme des dieux. Elle se réalise incontestablement, sur un mode ironique, lorsque l’homme perd mémoire du don qui l’a remis à lui-même. Mais là où se perd cette mémoire, là se perd aussi le souci d’un avenir absolu; notre rapport à notre origine conditionne notre rapport à notre fin, et celui qui se croit possesseur de son être, et qui dissocie ainsi l’être de la vocation, se voue à devenir un animal seulement mondain» (Note sur le Temps, p. 109). La méthode est le vocabulaire phénoménologiques retrouvent ici des intuitions traditionnelles et conviennent parfaitement pour interpréter le caractère central de la vocation chez saint Josémaría.

20. Peut-être faudrait-il dire que la vocation implique triplement la liberté, puisque, si Dieu donne la liberté et soutient la réponse de l’homme, il couronne aussi gratuitement ses dons, en introduisant la créature dans la gloire par un surcroît qui dépasse tout désir.

21. On comprend que la piété mariale du fondateur de l’Opus Dei a une portée tout autant ontologique que spirituelle, puisque la vierge Marie est l’humanité telle que Dieu l’a voulue dans la splendeur de la création première et la gloire de la création restaurée.

22. «C’est pourquoi Fr. Baader dit avec raison qu’il serait à souhaiter que la perversité ne puisse aller chez l’homme que jusqu’à l’animalité (à devenir animal), mais que malheureusement l’homme ne saurait être qu’en deçà ou au-delà de l’animal» (Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, dans Oeuvres métaphysiques, Paris 1980, p. 158).

23. La liberté c’est à la fois affaire personnelle et collective. Le drame est individuel et concerne l’humanité. Le drame du salut c’est essentiellement la libre décision de l’homme de ne pas se donner à son Dieu, c’est-à-dire son refus d’accomplir sa propre destinée, si la liberté est essentiellement don et correspondance.

24. On pourrait établir un lien entre la spiritualité de saint Josémaría et la pensée de Maurice Blondel dans la première Action (1893), mais la différence des perspectives requiert une étude plus approfondie et interdit les jugements hâtifs.

25. L’homme image de Dieu, dans le recueil Penser avec Thomas d’Aquin, Paris-Fribourg, (Suisse) 2000.

26. «L’invitation qui nous parvient de Dieu propose le plus strict exode qui soit hors de soi-même-nul ne l’entend sans sortir de soi et de son monde» (J.-Y. LACOSTE, Note sur le Temps, cit., p. 116).

Atti del Congresso internazionale "La grandezza della vita quotidiana", Vol. III La dignità della persona umana, EDUSC, 2003.