Qu’on ne s’imagine pas que j’avais une idée très précise de la signification de ces deux mots : direction spirituelle. Je savais que quelques personnes en avaient une, comme mon ami Ignacio : et j’avais lu aussi dans les faire-part de décès publiés dans l’ABC que parmi les proches du défunt on citait souvent : « Son directeur spirituel, le Rév. Père un tel ». À cela se limitait mes connaissances sur le sujet. Nous convînmes de nous voir régulièrement. Dans l’entretien suivant je constatai que l’impact initial n’avait pas été une impression passagère. Au fur et à mesure que je parlais avec le Père et que je lui ouvrais mon âme, je découvrais, progressivement, sa délicatesse spirituelle, son intelligence exceptionnelle et sa profonde culture. Et tout particulièrement sa capacité d’aimer et sa grande compréhension.
Ce n’était pas une impression seulement personnelle. Beaucoup parmi mes amis et camarades de travail qui le connurent, me dirent la même chose. Comme moi, ils se sentaient compris par le Père dès le premier moment. On voyait clairement qu’il nous aimait vraiment et nous prenait au sérieux. Il se préoccupait de tout ce qui nous concernait : je constatai semaine après semaine, que le Père ne s’occupait pas seulement des aspects purement spirituels : en même temps qu’il se montrait exigeant sur des points précis de l’ascétique chrétienne, il nous transmettait un profond sens de nos responsabilités et nous éduquait aussi du point de vue humain, presque sans que nous nous en rendions compte, par la finesse de son comportement et l’élégance de ses manières. Je me souviens d’un détail, petit mais très significatif. Quelques mois après avoir fait ma connaissance, le Père m’invita à déjeuner à la Résidence. Il aurait pu le faire oralement ou par téléphone, mais il préféra m’envoyer une petite carte, sur laquelle il écrivit quelques lignes m’invitant à venir, d’une manière affectueuse et attentionnée, comme si j’étais quelqu’un d’important ! Et je n’étais pas un cas particulier : il traitait tout le monde de la même manière, même s’il s’agissait, comme moi, d’étudiants de première année.
Un jour j’allai m’entretenir avec le Père et je le trouvai particulièrement content. D’habitude, lorsque nous parlions, c’était d’abord moi qui parlais, et le Père m’écoutait jusqu’à la fin, très attentif, sans m’interrompre ; il me posait des questions sur ma vie intérieure, mes études, mes parents… Ensuite il me donnait des conseils. Mais ce jour-là, ce fut différent. Il prit la parole dès le début, et m’expliqua, très content, que Mgr Leopoldo Eijo y Garay, l’évêque de Madrid, avait accordé la permission d’avoir le Saint-Sacrement dans la résidence.
Le Père m’avait montré l’oratoire lors de ma première visite, lorsque j’étais allé le voir avec Augustin. Je m’en souviens parfaitement : c’était un oratoire de dimension réduite dans une pièce voisine du vestibule qui donnait sur une cour grande et tranquille. Il inspirait la piété, il était simple, agréable et l’on sentait que tout avait été installé avec affection. Sur le mur, au-dessus de l’autel, un tableau représentait les disciples d’Emmaüs en conversation avec le Seigneur. Peu après, ce tableau fut remplacé par une statuette de Notre Dame du Pilier, sculptée dans le bois, posée sur une console, sur un fond couleur vert olive. L’oratoire m’avait beaucoup plu ; mais, preuve évidente de la faiblesse de ma formation religieuse, je ne m’étais pas aperçu qu’il n’y avait pas de tabernacle.
Ce jour-là le Père me parla avec une grande joie de la permission qu’on lui avait accordée, et moi, en toute honnêteté, je ne comprenais pas très bien de quoi il s’agissait. Je manquais de la formation nécessaire pour comprendre quand et comment on peut avoir le Saint Sacrement dans un lieu sacré. Tandis que je l’écoutais, je me demandais comment cela était possible ; s’il y avait à Madrid une institution où l’on vivait la foi de façon merveilleuse, pensais-je, c’était bien cette résidence ; et s’il y avait un prêtre exceptionnellement saint et intelligent, c’était bien celui que j’avais devant moi. Par conséquent, concluais-je dans mon ignorance, l’évêque aurait bien pu lui accorder auparavant cette permission !
— Père, et la nuit, lui demandai-je, on peut laisser le Saint Sacrement dans les églises ?
Cette question mettait à nu mon ignorance en matière religieuse. Ensuite je lui demandai combien de temps pouvait-on laisser seul le Seigneur dans l’oratoire, parce que j’avais parfois vu que dans les églises il n’y avait personne ; et je continuai à lui poser des questions de ce style, et même de plus simples. Le Père résolut, avec une grande patience, un à un, tous mes doutes rudimentaires. Il me parla longuement de l’Eucharistie, avec des mots qui montraient sa profonde et sincère dévotion envers Jésus présent dans le Saint Sacrement.
« Le Seigneur ici, me disait-il très ému, ne devra jamais se sentir seul et abandonné ; s’il arrive qu’il le soit dans des églises, dans cette maison, où habitent tant d’étudiants et qui est fréquentée par tant de jeunes, il sera toujours content, entouré par la piété de tous. Toi, aide-moi à lui tenir compagnie… » Je fus ému de son amour fervent de l’Eucharistie et, puisque la Résidence était à peu près sur mon chemin pour aller à l’École d’architecture, je pris avec plaisir la décision de venir toutes les fois qu’il me serait possible dans cet oratoire, pour « y faire un petit moment de prière », comme le Père nous le conseillait, devant le tabernacle.