photo : 'Saint Pierre marchant sur les eaux vers Jésus', église Herz Jesus (Berlin - Allemagne), fresque de Friedrich Stummel et Karl Wenzel (fin XIX°-début XX°)
Nous autres chrétiens nous croyons en Jésus-Christ et nous l’annonçons : le Fils de Dieu est mort et ressuscité pour chacun de nous et il s’est inséré dans les événements de la lignée humaine pour en faire une histoire du salut. Nous ne pouvons aller à Dieu le Père sans devenir par l’eau et l’Esprit les frères du Christ, pour suivre du fond de notre cœur ses gestes et ses paroles.Profondément convaincu de cette réalité, Paul VI, lors du plus long voyage de son pontificat, tenait devant une foule réunie à Manille des propos touchants, pour faire un éloge enflammé du Christ, jailli du plus intime de son cœur : « Je n’en finirais jamais de parler de lui ; il est la lumière, il est la vérité ; bien plus, il est le chemin, la vérité et la vie. Il est le pain, la source d’eau vive qui comble notre faim et notre soif. Il est notre berger, notre chef, notre modèle, notre réconfort, notre frère. Comme nous et plus que nous, il a été petit, pauvre, humilié, travailleur, opprimé, souffrant. C’est pour nous qu’il a parlé, accompli ses miracles, fondé un royaume nouveau où les pauvres sont bienheureux, où la paix est le principe de la vie commune, où ceux qui ont le cœur pur et ceux qui pleurent sont relevés et consolés, où les affamés de justice sont rassasiés, où les pécheurs peuvent obtenir le pardon, où tous découvrent qu’ils sont frères. […] Jésus Christ ! Souvenez-vous : c’est lui que nous proclamons devant vous pour l’éternité ; nous voulons que son nom résonne jusqu’au bout du monde et pour tous les siècles des siècles. [1] »
La conviction que le noyau du christianisme est la personne vivante de Jésus, le Crucifié-Ressuscité, nous invite à chercher la logique de notre identité et de notre vie dans le rapport avec le Christ, qui meurt et ressuscite, et à percevoir que notre existence tout entière, jour après jour, est marquée par l’empreinte pascale. Or, pour comprendre cette affirmation si profonde, il est nécessaire de prêter une attention spéciale à sa personne dans son lien intime avec le mystère liturgique.
« Frôler » le Christ dans la liturgie
Saint Josémaria rappelait qu’un jour « un évêque très saint, lors de l’une de ses fréquentes visites aux catéchismes de son diocèse, demandait aux enfants pourquoi, pour aimer Jésus-Christ, il faut le recevoir souvent dans la Communion. Aucun ne trouvait la bonne réponse. À la fin, un petit gitan, couvert de taches et de saleté, répondit : “parce que pour l’aimer il faut le frôler !” » [2]
Cet enfant a bien mis en évidence, sans se le proposer, une question centrale : frôler le Christ, c’est découvrir où, quand et comment le chrétien peut faire son expérience personnelle du Ressuscité. Car pour vivre en fils dans le Fils, outre les connaissances doctrinales, il faut le « frôler », puisque nous avons la possibilité de le fréquenter réellement. Mais cela est-il viable ? Par quelle sorte de réalisme ?
LA LITURGIE EST LE LIEU PRIVILÉGIÉ POUR FAIRE “L’EXPÉRIENCE DU CHRIST”, POUR LE CONNAÎTRE ET LE FRÉQUENTER
« Expérience » signifie ici connaître et sentir le Christ vivant. Aussi, dans l’Église, évoquer cette expérience revient-il à parler principalement de la sainte liturgie, comme lieu privilégié pour vivre cette passion du divin, ce qui pour les chrétiens n’est ni optionnel ni inintéressant, étant donné qu’il faut grandir à la chaleur de la Parole de Dieu et de la liturgie si nous voulons être des contemplatifs au milieu du monde.
Faire l’expérience de l’« aujourd’hui » du salut
De nos jours, après son Ascension au ciel, est-il possible de « frôler » le Christ ? Pour donner la bonne réponse, un bon point d’appui est un passage du livre de l’Exode où il est question du désir de Moïse d’avoir une expérience intime de Dieu : « Moïse dit : “Je t’en prie, laisse-moi contempler ta gloire”. Et le Seigneur dit : “Je vais passer devant toi avec toute ma splendeur. […] Tu ne pourras pas voir mon visage, car un être humain ne peut pas me voir et rester en vie ». En effet, étant le Dieu infini, il est impossible à l’homme d’embrasser sa majesté. Ce nonobstant, le Seigneur ajoute : « Quand passera ma gloire, je te mettrai dans le creux du rocher et je t’abriterai de ma main jusqu’à ce que j’aie passé. Puis je retirerai ma main, et tu me verras de dos, mais mon visage, personne ne peut le voir. » (Ex 33, 18-23). Participer aux actions sacrées de l’Église pourrait se comparer au creux du rocher qui permet de contempler les saintes espèces puisque, tout en n’étant pas le dos de Dieu, elles sont le sacrement de son vrai Corps et de son vrai Sang.
Un autre passage, rapportant lui aussi une expérience significative, est celui de la guérison de l’hémorroïsse. Cette femme touche avec foi le bord du manteau du Christ et la force du Seigneur la guérit de sa longue maladie. Notre attention est attirée par la gravure que le Catéchisme de l’Église Catholique a choisie pour commencer son exposé sur la liturgie et les sacrements. Il s’agit de la plus ancienne représentation du passage, dans les catacombes de saint Marcellin et saint Pierre. Pour quel motif cette gravure a-t-elle été choisie ? La raison en est que, dans les sacrements, l’Église poursuit l’œuvre de salut que le Christ a réalisée pendant sa vie terrestre. Les sacrements sont comme une force sortant du Corps du Christ pour nous donner la vie nouvelle [3]. Saint Ambroise l’enseignait en des termes très vifs et réalistes : « Ô Christ, que je rencontre vivant dans les sacrements » [4]. Les mots-clés de cette phrase sont « vivant » et « sacrements ». Le premier se rapporte à la présence du Ressuscité, donc à sa présence réelle ; le second, aux célébrations liturgiques. Saint Ambroise rattache les deux réalités au verbe « rencontrer ». C’est dans les célébrations qu’a lieu la rencontre entre le Christ et l’Église. C’est pourquoi nous pouvons expérimenter, ici et maintenant, le pouvoir divin du Fils de Dieu qui, transcendant la distance géographique et temporelle, sauve l’homme tout entier, lorsque l’Église célèbre la liturgie propre à chaque sacrement.
C’EST DANS LA LITURGIE QU’A LIEU LA RENCONTRE ENTRE LE CHRIST ET L’ÉGLISE, SON ÉPOUSE
Ce que nous voyons matériellement dans les sacrements, c’est l’eau, le pain, le vin, l’huile, la lumière, la croix… ; nous observons des gestes et nous entendons des paroles. Ce sont les gestes et les paroles que Jésus a assumés en prenant notre nature, en s’incarnant, pour se rendre présent à travers eux afin de continuer de guérir, de pardonner ou d’enseigner [5]. Cette logique est difficile à comprendre. Philippe a eu droit à une réprimande affectueuse de la part du Seigneur : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9). Il ne s’agit pas de quelque chose que le Christ a dit mais de ce que le chrétien est. Que lui-même soit le grand sacrement ne vient pas de sa volonté, mais de son être, de son ontologie. Par dérivation, l’Église est le sacrement du Christ et les sacrements sont les sacrements de l’Église. Dans un souci pédagogique et avec les limites propres à tout exemple, il a été dit que lorsqu’il s’agit de saisir un objet, la tête (le Christ) envoie un ordre au bras (l’Église) pour que les doigts (les sacrements) le prennent. Voilà les sacrements et l’organisme sacramentel de l’Église.
Un contact sacramentel
Dans la seconde question posée, il s’agissait de savoir quel type de contact s’établit entre le Christ et nous. Selon la foi de l’Église, ce contact s’appelle mystérique ou sacramentel, ce qui signifie qu’il se produit dans un régime de signes et de symboles.
Le mystère du Christ nous est communiqué à travers des médiations symboliques, les rites du culte chrétien : la célébration du baptême, de l’Eucharistie, du mariage… Tout a une signification dans l’univers symbolique de la liturgie qui, tout entière, manifeste la foi. C’est pourquoi les sacrements s’appellent sacrements de la foi.
La liturgie est une membrane subtile qui met en rapport le mystère de Dieu et le mystère de l’homme. Cette membrane est toute faite de symboles. L’espace dans une cathédrale, une chapelle ou un oratoire ; le temps, à l’aube ou au coucher du soleil ; Noël ou le Carême ; les textes de la Bible et le prières du missel ; le geste d’adorer à genoux ou de recevoir les cendres ; la communauté réunie autour de l’autel ; les chants et les acclamations, les lumières et les couleurs, les parfums et les saveurs… tous ces symboles et bien d’autres sont les symboles chrétiens dans la célébration desquels se reflète l’insondable transcendance de Dieu, le pouvoir de son amour salvifique. Ils sont comme des fissures à travers lesquelles l’Éternel éclaire notre quotidienneté jusqu’à faire de nous des hommes et des femmes dignes de « le servir en sa présence » [6]. Par leur intermédiaire, Dieu permet que nous ayons un avant-goût de la liturgie de la Jérusalem céleste. Y participer définitivement sera un jour la consumation finale de notre vocation baptismale.
La connaturalité avec les symboles de la liturgie est un patrimoine des chrétiens. De même qu’une mère ne dorlote pas son fils uniquement par des mots, mais aussi grâce à une riche gamme de codes maternels de communication, ainsi la célébration liturgique invite le chrétien à participer à l’action sacrée, âme et corps, avec tous ses sens : il acclame la Parole de Dieu, vénère le Très Saint Sacrement, chante les hymnes avec lesquels les anges louent Dieu, offre l’encens, goûte le pain et le vin consacrés, garde silence… De cette façon, les signes du mystère du Christ nous conduisent aisément au Christ lui-même et nous percevons alors tout le poids de la vérité du mystère dans l’enveloppe des rites qui le célèbrent.
Outre la connaturalité, l’estime. Nous apprécions les humbles voiles derrière lesquels le Ressuscité, tout en s’occultant, se manifeste. En ce sens, saint Augustin confessait : « Et je n’étais pas humble, pour connaître mon humble maître Jésus-Christ, et les profonds enseignements de son infirmité » [7].
Le réalisme sacramentel
Au tout début, nous nous demandions aussi : par quel type de réalisme ? Si nous voulons répondre à la question de savoir jusqu’à quel point ce frôlement, ce contact avec le Christ, est vrai, il faut mentionner aussi le réalisme sacramentel. L’expression signifie qu’en participant à la liturgie, nous recevons la réalité divine même à travers les signes de l’Église. Les signes et les symboles liturgiques sont imprégnés de cette réalité, à un degré maximal dans l’Eucharistie. Dire que le contact entre le Christ et l’Église est sacramentel n’enlève rien à la réalité très nette de ce contact.
LE CONTACT EST SACRAMENTEL, C’EST-À-DIRE QU’IL SE PRODUIT PAR DES SIGNES ET DES SYMBOLES
Le substantif « contact » est un terme tiré d’anciennes sources liturgiques : « Ô, Dieu, qui dans la participation à ton sacrement parviens jusqu’à nous (contingis) » ; c’est-à-dire, entres en contact avec nous, t’approches jusqu’à nous atteindre [8]. Dieu entre en contact avec nous et nous avec Dieu par le biais de notre participation au mystère célébré. Des contacts physiques avec le Seigneur, saint Thomas, l’hémorroïsse ou les lépreux en ont eu. En nous, ces contacts sont maintenant sacramentels. Mais il ne s’agit pas d’imaginer le passé comme s’il n’était présent que pour la foi des croyants. La liturgie ne dit pas : « ceci symbolise ou imagine… ; mais elle affirme : « ceci est ». Ce n’est pas un simple énoncé, c’est une nouvelle ! Un événement réel.
Les Pères de l’Église ont souligné le réalisme du mystère sacramentel qu’ils ont manifesté grâce à certaines expressions, comme le pape saint Léon le Grand : commentant les effets du baptême sur le baptisant, il affirme que « le corps du baptisé est la chair du Crucifié » [9]. Une conséquence du vif réalisme sacramentel de l’expression est l’ouverture immédiate d’un large horizon dans la compréhension de ce qu’est qu’un chrétien : une identité qui atteint des dimensions allant de la valeur sacrée de son corps à l’espérance de la gloire dont il sera revêtu ; de sa condition de co-corporel avec le Christ à la sainteté des relations conjugales (cf. Ep 3, 6). Ce sont des valeurs insoupçonnées qui, jaillissant de la source inépuisable que l’Église offre dans ses sacrements, exaltent au maximum la condition humaine du baptisé.
D’autre part, dans leur tension pour exprimer le mystère, les différents langages ne s’excluent pas mais se complètement mutuellement. C’est pourquoi la liturgie a l’intuition du bon moment pour la parole, pour le chant ou le silence, du moment pour le geste ou l’adoration. En tout état de cause, c’est toujours le moment de l’art puisque, Dieu étant l’éternelle Beauté, sa présence sacramentelle, la liturgie, se constitue en art des arts. En elle, la vérité et le bien se présentent enveloppés de beauté, c’est pourquoi le décorum et le bon goût apparaissent comme des éléments structurants de l’action sacrée. L’expérience de Dieu suit le cours de la « via pulchitudinis » qu’est toute célébration, chacune d’elles étant un événement d’une haute envergure esthétique.
Pour que les renvois à une plus grande signification soient évidents, ce qui est l’objectif des rites, il faut des célébrations qui irradient la vérité et la simplicité, l’authenticité et la dignité. La célébration se réalise dans la solennité de ce qui est simple. Tout ce qui y intervient ne doit en aucune manière être prosaïque ni somptueux, mais clair, noble et de bon goût. Telles sont les qualités du décorum avec lequel l’Épouse rend son humble hommage à l’Époux, son attachement à ce qu’elle célèbre : l’amour salvifique débordant de la sainte Trinité.
Felix Maria Arocena.
[1]. Saint Paul VI, Homélie lors de son voyage pastoral à Manille, 29 novembre 1970.
[2]. Saint Josémaria, notes prises lors d’une méditation, 12 avril 1937, dans « Pousser en dedans », p. 50 (AGP, Bibliothèque, P12). Ce prélat était Mgr Manuel Gonzalez qui avait occupé le siège de Malaga et a été canonisé en 2016).
[3]. Cf. Catéchisme de l’Église Catholique n° 1066.
[4]. Saint Ambroise, Apologia prophetæ David, 1, 2.
[5]. Saint Josémaria rappelait les enseignements des Pères lorsqu’ils disaient que les sacrements sont « des traces de l’incarnation du Verbe » (cf. saint Josémaria Escriva, Aimer le monde passionnément).
[6]. Missel Romain, Prière eucharistique II.
[7]. Saint Augustin, Confessions, 18, 24.
[8]. Cf. Sacramentario Veronense 1256. Le verbe latin « contingo » est un composé de « tango » (cum-tango) qui signifie toucher ; « contingere » renvoie à « contacter ».
[9]. Saint Léon le Grand, Sermo 70, 4 ; «corpus regenerati fit caro Crucifixi».