De l’eau jusqu’au cou

Les années 50 furent pour saint Josémaria et pour les fidèles de l’Opus Dei qui l’entouraient des temps de rude épreuve, de pénurie économique, d’incompréhensions extérieures, des années de projets ambitieux, de grandes entreprises apostoliques. Mais ce furent surtout des années où ils déposèrent leur confiance absolue dans les mains de Dieu. Aussi saint Josémaria fut-il poussé à consacrer l’Œuvre au Cœur de Jésus, le 26 octobre 1952.

Alvaro del Portillo avec Saint Josemaría. Rome 1949

Une dure épreuve

Au milieu de l’année 1952, la situation financière était devenue, à l’évidence, insupportable. La dette avait atteint de tels sommets qu’on ne parvenait pas à la réduire. La recherche de nouveaux crédits bancaires, de dons et d’aumônes s’avérait infructueuse et, pour aggraver le tout, voici qu’étaient de nouveau survenus certains embarras qui nous sont causés par quelques personnes (*). (C’est ainsi que le fondateur appelait, par un délicat euphémisme, les retours de la contradiction.) Tout cela ébranlait fortement la paix spirituelle du Père, qui, comme toujours, s’adonna à une prière plus intense.

Un baiser et des oraisons jaculatoires

Josémaria avait un médaillon avec deux émaux où étaient représentés les cœurs de Jésus et de Marie. Selon Encarnita Ortega, il lui avait été offert par doña Cándida, la patronne des ateliers Granda, entreprise madrilène qui fabriquait des objets du culte et faisait la promotion de l’art liturgique. Tous les soirs, Josémaria déposait avec un grand amour un baiser sur les deux cœurs, en l’accompagnant d’une oraison jaculatoire : Cœur de Jésus, donne-nous la paix ! Doux cœur de Marie, soyez mon salut !

La dévotion au Sacré Cœur de Jésus était très répandue en Espagne, ce qui avait incité le fondateur à demander que le décret de l’approbation définitive de l’Opus Dei soit daté du 16 juin, fête du Sacré Cœur, bien que la signature du document soit postérieure de plusieurs jours. Il avait imaginé aussi de représenter le Sacré Cœur sous la forme d’une sculpture polychrome en inscrivant en dessous la date de la concession du décret Primum inter : 16-VI-1950 .

Forcer la main de Dieu

Alors qu’il était plongé dans les difficultés financières, et comme pour forcer la main au Seigneur, le Père demanda à ses fils de Madrid, dans une lettre du 1er août 1952, de dire plusieurs fois par jour l’oraison jaculatoire suivante : Cor Jesu sacratissimum, dona nobis pacem , réitérant un peu plus tard la même demande à ceux de Colombie .

Plus d'ennuis financiers que jamais

L’affaire des travaux se présentait sous un jour si défavorable au début du mois de septembre que le fondateur, voyant que l’entreprise romaine sombrait corps et biens, décida de lancer un S. O. S au Seigneur en demandant de bien vouloir mettre un terme à cette torture. On est très content ici, écrit-il à ses fils des États-Unis. Nous le sommes aussi Álvaro et moi, même si les soucis d’argent ne font qu’augmenter. C’est pourquoi je lance un S.O.S. pour voir si le Seigneur veut mettre fin à cette torture. Les travaux étaient irrémédiablement compromis quand il décida de consacrer l’Opus Dei, avec tous ses membres et ses tâches apostoliques, au Cœur Sacré de Jésus.

Je ferai bientôt la consécration au Sacré Cœur, annonce-t-il aux membres du Mexique. Aidez-moi à la préparer en répétant souvent : Cor Iesu sacratissimum, dona nobis pacem. Et, en guise de post-scriptum, l’appel au secours (le S.O.S.) : Nous sommes toujours aux abois, mais toujours aussi confiants en Dieu notre Père .

Le 26 octobre approchait, qui marquait la fête du Christ Roi, jour fixé pour la cérémonie de consécration. Josémaria poussait ses enfants à l’aider pour qu’elle soit à son goût , au goût du Cœur de Jésus. Il s’était mis dans un tel bourbier qu’à en juger par ce qu’il écrit, il se sentait harcelé, pieds et poings liés, coupé de tout :

Ici, nous mettons en œuvre les moyens humains et nous prions. Mais, j’insiste, on ne voit pas d’issue (…). Si nous ne dénouons pas ce problème avant la fin du mois, nous pouvons essuyer un revers qui réjouira satan .

Avant le naufrage prévu

Dix jours de répit avant le naufrage prévu, si Dieu n’intervenait pas. Pendant ce temps, le fondateur continuait à demander de l’aide, dans la crainte de voir les travaux s’interrompre. Il espérait que la Sainte Vierge ne les abandonnerait pas et que son divin Fils, à l’approche du jour de la consécration, ne pouvait rester sourd à tant de prières. Mais la lettre où il exprime cet espoir s’achève sur un aveu découragé au conseiller de Colombie : Je ne sais comment je t’écris, je ne me relis pas, parce que je suis aussi préoccupé par la santé d’Álvaro .

Une oraison jaculatoire des milliers de fois par jour

À Rome. 1954

Une fois de plus, la dure vie de labeur et les affres subies par Álvaro altérèrent sa santé. De quoi souffrait-il ? Il est difficile de le dire. Le Père, qui connaissait mieux que personne l’origine du mal, fait allusion à des problèmes au foie, tout en sachant que le foie n’était pas finalement responsable des maux mais leur victime. Trois jours plus tard, il écrit à nouveau au conseiller de Colombie en le suppliant de lui apporter une aide financière : Je t’ai déjà écrit plusieurs fois, rempli d’angoisse ; aussi fais ton possible et, in nomine Domini, autant qu’il te sera possible de le faire. Face aux contretemps dans l’avancement des travaux et autres malheurs qui s’abattaient sur lui, le Père ne se décourageait pas. Il faisait front, mais il n’était que souffrances en considérant celles de ses enfants. Il avait un cœur largement ouvert sur le monde, prenant en compte, par delà les besoins de l’Œuvre et ses activités, tout ce qui troublait la paix universelle : haines fratricides, affrontements sociaux, persécution de l’Église, guerres entre les peuples. Ces luttes, il en assumait le poids, en répétant des milliers de fois par jour cette prière : Cor Iesu sacratissimum, dona nobis pacem.

L’Œuvre de Dieu, avait-il écrit en 1933, est née pour répandre dans le monde entier le message d’amour et de paix que le Seigneur nous a transmis ; pour inviter tous les hommes à respecter les droits de la personne.

(…) Je vois l’Œuvre projetée dans les siècles, toujours jeune, pimpante, belle et féconde, défendant la paix du Christ, pour que tout le monde la possède .

À la force qui lui était communiquée par les grâces abondantes de la fondation s’ajoutaient ses qualités personnelles. On le voyait très rarement abattu, tant il surmontait facilement les moments de découragement en s’appuyant sur la filiation divine, autrement dit, en considérant qu’il était fils de Dieu et que Dieu est la toute-puissance même. Aussi, appliquée à sa personne, la maxime de Chemin revêt-elle un aspect autobiographique :

Si tu subis l’adversité dans un esprit de crainte, tu perds la joie et la paix et tu t’exposes à ne tirer aucun profit spirituel de cette épreuve .

Sur le bon chemin

“Cherche le Christ. Trouve le Christ. Aime le Christ.” Saint Josémaria écrivit sur la première page d’un livre sur la Passion du Seigneur cette dédicace en1933.

Par les conseils donnés dans sa direction spirituelle, nous pouvons entrevoir quels étaient les sentiments profonds du fondateur. Pour nous approcher de Dieu, disait-il, nous devons emprunter la bonne voie : la Très Sainte Humanité du Christ . Déjà, lors de ses premières années d’apostolat à Madrid, il offrait des livres sur l’histoire de la Passion du Christ pour que ceux qui cherchaient le Christ le connaissent et l’aiment*. On lit dans Chemin : Glisse-toi dans le flanc ouvert de notre Seigneur Jésus jusqu’à trouver un abri sûr dans son Cœur blessé . C’est l’amour du Cœur de Dieu fait homme qui nous transmet la vie de la grâce, l’aide divine pour mettre en pratique dans notre vie quotidienne la foi, l’espérance et la charité, et c’est dans la pratique de ces vertus que le chrétien trouve la joie, la force et la sérénité.

Un seul cœur pour aimer Dieu et autrui

La rencontre de l’homme avec la très sainte Humanité montre le chemin d’une spiritualité très humaine et très surnaturelle, car la grâce ne contrarie pas la nature mais la guérit, l’élève et la perfectionne sans modifier les sensations, les appétits et les réactions :

Je n’ai pas, répétait fréquemment le fondateur, un cœur pour aimer Dieu et un autre pour aimer autrui, en ce monde. C’est avec le même cœur qui m’a fait aimer mes parents et qui m’a fait aimer mes amis que j’aime le Christ, le Père, l’Esprit Saint et Sainte Marie. Je ne me lasserai jamais de le répéter : nous devons être très humains ; sinon, nous ne pourrons pas non plus être divins .

C’est dans le divin Cœur, qui est le cœur de Dieu fait Homme, que nous est révélée la charité immense du Seigneur. Mais notre intelligence ne peut embrasser un aspect insondable du mystère divin, à savoir que l’amour, au sein de la Trinité, se répand sur tous les hommes par l’amour du Cœur de Jésus .

* * *

Trois échelles à grimper

"J’ai fait la consécration en grimpant trois échelles — l’une après l’autre ! — pour arriver à l’oratoire. La paix viendra, dans tous les domaines. J’en suis sûr ".

Le 26 octobre 1952, jour fixé pour la consécration, le petit oratoire contigu au bureau de l’abbé Escriva n’était pas encore achevé . On ne pouvait y accéder facilement, mais la volonté du fondateur de placer le plus vite possible l’Opus Dei sous la protection miséricordieuse de Sacré Cœur ne fléchit pas devant les obstacles. Il raconte qu’à cette période-là, il fallait se lancer à l’assaut pour monter du rez-de-chaussée de l’ancienne Villa. Et Josémaria se lançait à l’assaut, comme un valeureux guerrier. Quand il écrit à ses fils de Madrid, quelques jours plus tard, il est encore tout heureux de cet exploit qui consiste à emprunter trois échelles pour atteindre l’oratoire et y faire la consécration.

Je suis heureux : j’ai fait la consécration en grimpant trois échelles — l’une après l’autre ! — pour arriver à l’oratoire. La paix viendra, dans tous les domaines. J’en suis sûr .

Ce jour-là, il avait consacré l’Œuvre et toutes ses activités apostoliques, ainsi que l’âme des membres de l’Opus Dei avec toutes leurs facultés, leurs pensées, paroles, actions, travaux et joies. La formule employée disait :

Nous te consacrons tout spécialement nos pauvres cœurs, pour que nous n’ayons d’autre liberté que celle de t’aimer, Seigneur .

La paix inonda doucement son âme, comme une pluie fine et bienfaisante. Pas de changement soudain ni de prodige surprenant, seulement le bonheur intérieur, le gaudium cum pace, pareil à une brise, redonnant à l’âme joie, assurance et optimisme.

Jusqu’à maintenant, nous ne voyons pas de solution financière. Mais je suis heureux et confiant . J’attends beaucoup de cette consécration !

La contradiction baissa d’intensité, sans cesser totalement, car les calomnies étaient comme un monstre à sept têtes. Le fardeau accablant des dettes devint plus léger, on put retarder certains paiements, quelques petits dons arrivèrent, et on hypothéqua le terrain et une partie des constructions .

Paix et refuge

Avec la consécration l’audace du Père s’accrut au point qu’il se déclara optimiste et certain, dit-il, de pouvoir résoudre tous les problèmes qui surviendront dans l’accomplissement de cette entreprise romaine . Il trouva dans le Cœur de Jésus paix et refuge, en accord avec sa demande du 26 octobre :

Accorde-nous la grâce de trouver notre demeure dans le divin Cœur de Jésus ; et établis dans notre cœur le lieu de ton repos pour que nous restions ainsi intimement unis : afin qu’un jour nous puissions te louer, t’aimer et te posséder pour toute l’éternité dans le Ciel, en union avec ton Fils et avec l’Esprit Saint. Amen .

Notes:

(*) Lettre à sa sœur Carmen et à son frère Santiago Escriva de Balaguer y Albás, in EF-520404-1. En outre de graves obstacles d’ordre intellectuel et spirituel découlaient de la difficulté pour certains à comprendre la nature de l’Opus Dei, qui se fraya difficilement un chemin dans les milieux ecclésiastiques. Cette situation pouvait néanmoins s’expliquer, compte tenu du climat régnant alors, qui ne facilitait pas une saine compréhension des choses.

Vazquez de Prada, Tome III, Les chemins divins de la terre, Chap 18. 5.