Contenus du message de saint Josémaria particulièrement saillants dans le contexte actuel

Martin Rhonheimer, professeur d’éthique et de philosophie politique de l’Université Pontificale de la Sainte-Croix, à Rome, est prêtre de l’Opus Dei. Il est l’auteur de l’article suivant, tiré d’une conférence donnée le 2 mars 2007 lors des ‘Journées Professionnelles d’actualisation’ de la communication institutionnelle de l’Université Pontificale de la Sainte-Croix.

De nos jours les chrétiens sont de plus en plus conscients de la nécessité de préserver la foi chrétienne. Fréquemment cette conscience débouche sur un engagement mondain superficiel, retranché derrière des symboles chrétiens, voire même sur l’idée d’accorder un rôle politique à l’Église, en tant qu’institution officielle, en faisant fi de la liberté légitime des fidèles dans ce domaine.

L’idée de Josémaria Escriva, en revanche, est celle d’une Église ouverte au monde, avec une efficacité rédemptrice dans tous les domaines de la société, grâce à la vie ordinaire de tous les baptisés, à leur travail et leur action, vécus dans la foi et la charité du Christ et qui s’efforce ainsi de renouveler le monde “de l’intérieur”.

Cet article est tiré d’une conférence donnée le 2 mars 2007 lors des Journées Professionnelles d’actualisation de la communication institutionnelle de l’Université Pontificale de la Sainte-Croix.

1. Introduction

Permettez-moi dès le départ de vous raconter une histoire que je tiens d’un de mes collègues. Non loin de Rome, aux environs de la commune de Pereto, près des Abruzzes, il y a un sanctuaire marial où l’on vénère Notre-Dame sous l’invocation de Madonna dei Bisognosi, Patronne des Nécessiteux ». Dans ce sanctuaire, récemment restauré, il y a une grande fresque du Jugement Dernier. Réalisée par des auteurs de la région vers la fin du XVème siècle, c’est une œuvre d’art grandiose, dont le langage est clair. D’un côté, il y a le paradis : peuplé exclusivement de prêtres, de bonnes sœurs et de religieux. De l’autre le purgatoire, avec des représentants des différents métiers de l’époque, des chrétiens courants de toute origine1.

Le message est sans ambiguïté : l’idéal de la vie chrétienne et de la perfection est l’écart du monde. L’« imitation du Christ » n’est, somme toute, que l’éloignement de la vie ordinaire. Celui qui vit dans le monde se salit nécessairement les mains, c’est-à-dire l’âme, et a donc besoin par la suite d’une purification : il ne saurait se sanctifier au beau milieu du monde.

Sous cet angle-là, l’on peut sans doute comprendre pourquoi en 1928, le jeune Josémaria Escriva s’est heurté à la méfiance, au rejet, à l’incompréhension de pas mal de ses contemporains. Il assurait, en effet, que tous les chrétiens, sans exception, sont appelés à la sainteté, à la plénitude de la vie chrétienne, à l’amitié intime avec Dieu et à l’identification au Christ. Et ce, en plein dans la vie ordinaire, dans le tourbillon de leur profession et de leurs soucis quotidiens, dans l’intimité de leur amour matrimonial, dans leur vie familiale, dans les différents milieux de leurs engagements sociaux, dans la politique et la vie économique. On trouve Dieu partout, y compris dans le travail ordinaire, dans l’apparente monotonie des affaires courantes.

Les conséquences de ce message sont nombreuses. J’aimerais ici souligner celles qui me semblent spécialement actuelles. Voyons d’abord ce que j’appelle la « première découverte de la vie ordinaire » que fit la Réforme protestante à savoir l’éthos protestant du travail qui a profondément marqué le monde moderne (2-3). Puis je vais brièvement analyser ce que j’appelle la « seconde redécouverte de la vie ordinaire » que fit saint Josémaria, ainsi que son importance, ses traits fondamentaux, son caractère en un certain sens innovateur au sein de l’Église catholique (4). Je parlerai, en troisième lieu, de quelques conséquences ascétiques et ecclésiologiques de cette redécouverte : l’amour de la liberté et l’esprit de non-discrimination qui sont des traits importants de ce que saint Josémaria appelait la « mentalité laïque » et l’importance de ce message pour l’agir des catholiques dans une société marquée par la laïcité et par le pluralisme et ce, afin d’ouvrir une voie précisément non-fondamentaliste et non-intégriste au travail évangélisateur de l’Église et à la réalisation de sa mission de pénétrer le monde avec la vérité et l’esprit du Christ (5-9).

2. La première découverte de la vie ordinaire : la Réforme protestante

L’on entend parfois dire que l’affirmation chrétienne du monde et de la vie courante dans le raisonnement que nous avons à peine esquissé — et particulièrement, l’estimation positive du travail professionnel— n’est qu’une appropriation tardive de ce qui avait déjà été reconnu depuis la Réforme et de façon générale dans les milieux non catholiques. L’éthos protestant du travail, en particulier, et, surtout, le calvinisme avec le puritanisme qu’il recèle, auraient découvert il y a longtemps la valeur de la vie chrétienne et l’importance du travail professionnel.

Est-ce vrai ? Je dirais que ça l’est en partie, mais qu’il n’en est rien par ailleurs. Quelle était l’intention des réformateurs et de leurs disciples ?

Nous réaliserons mieux tout cela en pensant à la façon dont l’Église médiévale se comprenait elle-même et dont elle interprétait la vie chrétienne. En simplifiant et en schématisant, on peut dire que pour l’homme médiéval le monde chrétien était partagé en deux. Il y avait d’un côté le clergé et les religieux, compétents spirituellement parlant, experts en santé des âmes. Les prêtres étaient les médiateurs entre le monde et Dieu. Ceux qui, comme les religieux, se consacraient pleinement à Dieu moyennant le rejet du monde, menaient la barque de l’Église de par leur vie spirituelle. Par ailleurs, il y avait les laïcs, responsables des affaires temporelles, également au service de l’ensemble : ils travaillaient aux champs, à l’atelier, ils guerroyaient. Avec leurs bonnes œuvres, leurs aumônes et leurs pieuses fondations, ils veillaient à ce que les prêtres puissent dire leur Messe, que les moines et les moniales prient et fassent pénitence. Ils étaient, quant à eux, voués aux nécessités de ce monde. L’Église était un navire, le clergé et les religieux « ramaient », les « laïcs » en étaient les passagers.

Ceci dit, au temps de la Réforme, la barque de Pierre avait commencé à prendre l’eau. Les premiers étaient fatigués, devenus paresseux ou tout simplement trop faibles pour tenir la barre.

Puis, d’une façon ou d’une autre, les réformateurs refusaient l’idée qu’il puisse y avoir dans l’Église des personnes (appartenant à l’état sacerdotal) qui aient la responsabilité spéciale de la santé de l’ensemble et investies de facultés leur permettant de représenter le Christ en tant que tête de l’Église. De ce fait, ils ont jeté par-dessus bord toutes les instances de médiation : le sacerdoce ministériel au sens traditionnels, les sacrements, et surtout, la Messe. Autrement dit, ils ont démoli la barque où voyageaient tous les passagers. Après la Réforme, tout individu est directement en relation avec Dieu. Il n’a pas besoin de quelqu’un qui prie pour lui, fasse pénitence pour lui, offre des sacrifices ou pardonne ses péchés. La foi suffit pour établir le contact immédiat avec le Rédempteur, et c’est en cette foi qu’il est sauvé.

C’est à partir de là que le souci de l’assurance du salut personnel vient à occuper un premier plan. L’acquis de cette certitude est le résultat, pour ainsi dire, de l’effort de la foi de chacun et cela doit être préservé dans la vie quotidienne. Les circonstances vitales de la « vie courante », le travail, le mariage, la vie familiale ou sociale, les devoirs civils, ont ici un sens éminemment religieux. L’éthicité intramondaine n’est plus une affaire d’ascèse monacale : les devoirs personnels intramondains deviennent un « appel », comme disait Luther et les calvinistes puritains après lui ; c’est-à-dire, une activité qui dévoile la volonté de Dieu pour chacun et qui doit être sanctifiée, réalisée pour la gloire de Dieu et non pas comme une fin en elle-même.

L’éthos protestant du travail aura, dans le puritanisme, une orientation particulière. Le philosophe canadien Charles Taylor a décrit tout cela dans son ouvrage « The Making of the Modern Identity 2». Il parle spécialement de l’idée des calvinistes puritains anglais et américains. Cela vaut la peine d’être lu. Taylor dit « Alors que l’utilisation de l’expression « vocation » dans les cultures catholiques est normalement rattachée au sacerdoce ou à la vie monacale, pour les puritains la moindre occupation est une vocation, si tant est qu’elle est au profit de l’humanité et utile aux yeux de Dieu. Dans ce sens toutes les professions méritent la même appréciation, indépendamment de leur place dans la hiérarchie sociale. 3»

Pour le puritain, l’existence de l’homme sur cette terre, spécialement le mariage et le travail, est une réalité vitale voulue par Dieu à laquelle l’homme ne saurait se soustraire. Tout dépend de ce que ces réalités soient uniquement faites par amour de Dieu et non pas par l’amour du monde. De ce fait, pour ne citer que le théologien puritain Joseph Hall (1574-1656), le but de notre vie est de « servir Dieu en servant les hommes au moyen du travail dans la profession » 4. En effet, aussi bien le luthéranisme que le puritanisme calviniste, et plus tard aussi le piétisme et le méthodisme, ont redécouvert la valeur religieuse et chrétienne de la vie courante. C’est la raison pour laquelle ils ont cultivé l’idée d’un christianisme actif, caractérisé par la préservation de la foi dans l’engagement caritatif et social.

3. Éthique protestante du travail, motivation religieuse et sceau de la modernité

Cette redécouverte avait, dès le départ, un point faible. Les réformateurs soutenaient que le monde et l’homme sont radicalement corrompus par le péché, la foi étant alors le seul chemin possible pour échapper à cette corruption. C’est à ce prix que la vie en ce monde pouvait être agréable à Dieu. La corruption interne de tout ne disparaissait pas pour autant. De ce fait, en réalité, ni l’idée luthérienne du travail en tant que « vocation », ni l’idée calviniste-puritaine de la sanctification du travail ne conduisaient à la rédemption du monde, à sa guérison interne, et à sa sanctification.

En effet, ni Luther ni les calvinistes ne réussirent à comprendre la Rédemption comme un re-établissement de la création, une « nouvelle création » dans le Christ. L’éthos du travail des puritains n’était qu’un moyen de transcender le monde moyennant une attitude religieuse, afin de pouvoir s’adresser à Dieu et augmenter sa gloire au sein des activités ou des engagements de ce monde et de la vie ordinaire. Dans un sens, il s’agit d’une forme sécularisée de l’idéal ascétique monacal. Ce que l’on rachète ce n’est pas le monde, mais seulement l’individu qui, en dernière instance, se sépare du monde. Il manque un rapport interne entre travail et Rédemption.

C’est de cette fissure finale de l’unité entre l’éthos puritain du travail et la motivation religieuse qu’est issu le sceau qui marque le monde moderne. Mondanité et conscience religieuse deviennent concurrentes tout en s’écartant finalement l’une de l’autre. Lorsque la base religieuse vient à disparaître et que les raisons religieuses originelles ouvrent la voie à un processus de sécularisation ; lorsqu’on jette le froc aux orties comme s’il s’agissait d’un vêtement étriqué, l’on retrouve à nouveau un monde du travail imbu de rationalité économique et d’efficacité productrice de progrès, mais fermé à toute transcendance. Il devient impossible de rétablir une connexion entre la vie ordinaire et quotidienne (le travail ordinaire en particulier) et la relation aimante de l’homme avec son Dieu et sa tâche en tant que disciple du Christ. Ceci semble même superflu.

4. Le travail humain sous l’angle christologique. La « seconde redécouverte » de la vie ordinaire : Josémaria Escriva

Les réformateurs voulaient renverser l’Église. Or, n’aurait-il pas été préférable de lui rendre le sens perdu : redécouvrir la vocation universelle à la sainteté et la valeur sanctificatrice de la vie ordinaire dans le monde, sur la base de « l’Évangile du travail » ? Ceci aurait demandé, tout d’abord, de garder la tradition catholique décisive : l’Église étant le grand bateau où nous sommes tous sauvés et ce, bien entendu, par notre foi, mais non pas par « la réussite » (l’achievement) de notre foi mais seulement et uniquement par les œuvres de Jésus-Christ et par ses mérités, sur lesquels est construit le navire de l’Église et qui parviennent jusqu’à nous par les sacrements de l’Église.

Curieusement, le pouvoir de la tradition était aussi très grand dans l’Église. Ce qui fit que dans le domaine de la foi catholique originelle et dans l’ordre d’une théologie du travail et, en général, de la vie ordinaire, on ne tira presque pas de conséquences relatives à la bonté fondamentale du monde. Alors que le rapport que le protestantisme établit entre foi et monde et l’éthos du travail qui en découle, fut à l’origine d’une sécularisation et d’une séparation excessives, souvent en opposition, entre la foi et la vie dans le monde, le poids de la tradition catholique-médiévale conduisit à un conflit non moins explosif entre foi et monde moderne. Jusqu’au concile Vatican II, il se traduisit par un rejet de la modernité dans certaines de ses manifestations les plus caractéristiques (telles la liberté de religion, de conscience et de presse) à partir d’un raisonnement religieux, ainsi que par une profonde méfiance face à l’éthos de la culture politique moderne et à la réalité moderne du monde du travail et de l’économie (anticapitalisme ; rejet des syndicats ainsi que de la recherche du profit et de l’esprit de compétitivité ; un certain antisémitisme de plus en plus basé sur des raisons socioéconomiques et politiques).

La variante typiquement catholique de la séparation entre foi et monde moderne tient à l’identification de l’idéal de perfection à la vie ascétique des religieux, à calquer la vie chrétienne, l’ordre social et étatique catholique sur leur genre de vie, avec le rejet de la modernité et de l’orientation vers le monde qui s’ensuit (s’en suit) et avec une méfiance profondément enracinée vis-à-vis de la liberté et du pluralisme. Ceci faisait que les chrétiens, les laïcs qui étaient pris par les choses de ce monde et par le tourbillon de la vie, étaient considérés comme des citoyens de seconde zone par rapport à la vie spirituelle et à la responsabilité apostolique. Par principe, la vie dans le monde, le travail, la profession tout comme les engagements de la vie matrimoniale et familiale étaient considérés comme un empêchement pour une vraie vie chrétienne et un obstacle à tout effort pour atteindre la perfection chrétienne. Les vertus liées au travail professionnel ordinaire, telles que l’assiduité au travail, l’honnêteté, la saine compétitivité, n’étaient presque pas rattachées à la vie spirituelle et au commandement chrétien de l’amour. Tous les essais faits pour surmonter l’abîme entre foi et monde moderne, pour vaincre l’éloignement progressif de la modernité par rapport à Dieu, s’appuyaient sur la volonté d’agir sur ce monde « de l’extérieur », dans un certains sens, et « d’en-haut », c’est-à-dire de façon « cléricale ». Dans le meilleur des cas, on voyait chez les laïcs des collaborateurs de l’apostolat de la hiérarchie ecclésiastique. Leur vie spirituelle se ramenait à la possibilité de participer d’une façon ou d’une autre à la spiritualité des différents ordres religieux, ce qui n’est pas une façon d’envisager la vie spirituelle et l’action apostolique du chrétien normal à partir du monde et de la vie ordinaire qu’il y mène.

C’est justement à ce niveau-là que se situe la « redécouverte catholique » de la vie ordinaire, que fait Josémaria Escriva. Voici ce qu’il en dit devant un parterre de professeurs, d’étudiants et d’employés de l’Université de Navarre dans une homélie publiée en 1967 sous le titre Aimer le monde passionnément5: « Le monde n’est pas mauvais, puisqu’il est sorti des mains de Dieu, puisqu’il est sa création, puisque Yahvé l’a contemplé et a vu qu’il était bon (Cf. Gn 1, 7 et s.). C’est nous, les hommes, qui le rendons laid et mauvais, par nos péchés et nos infidélités. N’en doutez pas, mes enfants : toute forme d’évasion hors des honnêtes réalités quotidiennes est pour vous, hommes et femmes de ce monde, à l’opposé de la volonté de Dieu.

Tout au contraire, vous devez maintenant comprendre — avec une clarté nouvelle — que Dieu vous appelle à le servir dans et à partir des tâches civiles, matérielles, séculières de la vie humaine : c’est dans un laboratoire, au bloc opératoire d’un hôpital, à la caserne, dans une chaire d’université, à l’usine, à l’atelier, aux champs, au foyer familial et au sein de l’immense panorama du travail, c’est là que Dieu nous attend chaque jour. Sachez-le bien : il y a quelque chose de saint, de divin, qui se cache dans les situations les plus ordinaires et c’est à chacun d’entre vous qu’il revient de le découvrir. 6»

Il ne s’agit plus seulement de se sauver dans un monde tombé dans le désordre à cause du péché, au moyen de la foi et en le préservant par une vie de travail pleine de profit. Escriva appelle à découvrir le caractère saint, divin et bon qui est caché dans le monde, dans le travail ordinaire, dans les situations quotidiennes. Sous cet angle-là, il s’agit d’un véritable amour du monde — d’un « amour correct »— et d’un intérêt pour lui, pour sa situation la plus intime et pour son salut. Pour le chrétien, Dieu n’est pas seulement « au-delà » du monde : on le trouve aussi dans le monde.

Escriva découvre dans le travail, et l’écrit ainsi en 1954, la « dignité de la vie » et un « devoir imposé par le Créateur7 » d’après le récit biblique de la création. Dieu créa l’homme pour qu’il travaille. Le travail n’est pas la conséquence du péché, mais une tâche voulue par Dieu et une vocation que définit l’aspect fondamental de l’identité de l’homme dans ce monde. Ceci montre bien un aspect premier et fondamental. L’amour du chrétien pur le monde, cette « affirmation du monde » essentielle, voire passionnée, rejoint l’amour de Dieu Créateur — « et Dieu vit que c’était bon »— et l’amour de Dieu Rédempteur qui voulait que la création recouvre la splendeur de sa bonté originelle, comme « une nouvelle création en Christ ».

La vie chrétienne ne consiste pas seulement à se sauver de la corruption de ce monde moyennant la foi et une attitude ad hoc, mais elle est une transformation intérieure de l’homme en Christ réalisée par le Saint Esprit qui doit conduire aussi au renouvellement intérieur et au salut du monde réalisé par la grâce de Dieu, c’est-à-dire à sa « sanctification ».

Ceci nous fait voir un deuxième aspect : le salut du monde et le salut de l’homme ne peuvent pas être séparés l’un de l’autre. La « sanctification du monde » — du travail— présuppose la sanctification et elle est tissée sur la sanctification de la personne et sa perfection chrétienne. Par conséquent, la sainteté ne doit pas être cherchée à l’écart du monde. Et elle ne considère pas non plus que la condition mondaine de l’homme, et tout spécialement le travail, soit un obstacle ou un frein dans le chemin vers l’union à Dieu et la perfection dans l’amour. Il la considère, au contraire, comme un moyen et une voie pour les atteindre.

Dans cette perspective, la « sainteté » ne se réduit pas à la mondanité, pas plus qu’elle n’est contemplée comme le fruit de l’effort humain. Il ne s’agit pas non plus d’un « salut au moyen du travail ». En revanche, elle est un « salut du travail », une élévation de la vie ordinaire au niveau de la vie de la grâce, au plan surnaturel. Pour Josémaria Escriva, ce qui est décisif ce n’est pas que les hommes conduisent ce monde à Dieu par leur travail et par leurs « réussites ». C’est le Christ qui « l’attire vers Lui » quand nous nous efforçons de placer la Croix du Christ au sommet de notre activité humaine : lorsque nous réalisons tout ce que nous entreprenons avec l’amour du Christ8.

5. Conséquences ascétiques et ecclésiologiques. L’Église en tant que « barque du monde »

L’ « affirmation du monde » et « l’amour du monde » semblent être en contradiction avec la première expérience biblique : le « monde » ennemi de l’âme, comme tentateur et adversaire de Dieu. L’amour du monde et l’amour de Dieu ne sont-ils pas irréconciliablement en lutte ? L’éthos puritain de la sanctification du travail vivait dans cette opposition aussi bien que dans l’effort de réorienter l’amour du monde au moyen de l’amour de Dieu : une attitude droite ne visant que la gloire de Dieu. L’amour du monde était toujours dangereux, alors que le distanciement du monde, voire son rejet, était un préalable à l’amour de Dieu9.

Josémaria Escriva ne préconise pas une « ascèse intramondaine » (ce que faisait le sociologue allemand Max Weber dans sa fameuse définition de l’éthos puritain du travail). Le véritable amour de Dieu n’est pas, pour Escriva, « un dépassement ni un rejet » du monde. C’est un amour concret du monde, un partage de l’amour du Christ qui sauve et dépasse le péché ». « Aimer le monde » signifie s’y plonger d’une manière nouvelle : à la façon du Christ.

La vie ordinaire, les occupations multiples et variées du travail, de la famille, la société, l’amour des conjoints, des parents et des enfants, sont la tâche de l’homme racheté dans le Christ, et en même temps un moyen et une voie d’union à Dieu. Le travail devenu prière (service au prochain et simultanément, offrande au Christ) est un chemin de purification intérieure, d’acceptation aimante de la Croix du Christ, un chemin d’union à Dieu proprement mystique, c’est-à-dire œuvré par l’Esprit Saint.

C’est la voie par laquelle la mission de l’Église dans ce monde atteint son objectif. L’Église n’est pas seulement la barque qui conduit les hommes vers le salut éternel. Elle est aussi la barque du monde, devenu navigable à nouveau grâce aux membres de l’Église dans leur vie ordinaire, menée librement et responsablement (et non pas en tant que prolongation du bras de la hiérarchie ecclésiastique). Les laïcs ne sont absolument pas de simples passagers, ils sont aussi des marins, des mécaniciens, des rameurs, des capitaines, des timoniers (métiers que nous pouvons conjuguer au féminin, bien entendu).

Mais ils le sont dans la liberté des enfants de Dieu. La liberté et la responsabilité sont une part essentielle de cette normalité de la vie ordinaire. C’est dans son travail, dans sa famille ou dans son activité politique, partout, que le chrétien tient debout et agit de façon autonome et responsable, en unité intérieure avec l’Église et selon une conscience chrétiennement formée. Escriva n’offre pas une solution aux problèmes de ce monde, à une exception près : il faut concevoir la solution aux problèmes du monde comme un travail chrétien, que chacun doit trouver dans son travail ordinaire et quotidien avec le sens radical de la suite du Christ. Chacun est libre de chercher par lui-même les solutions concrètes. « Vie ordinaire » signifie aussi liberté personnelle, exercice sous la responsabilité personnelle des droits de citoyen et des droits correspondants au poste de travail, avec le souci de faire que soient aussi respectés les droits des autres. C’est ce qu’Escriva appelait aussi « mentalité laïque ».

6. Mentalité laïque, amour de la liberté et esprit de non-discrimination

Josémaria Escriva fut ainsi dans l’Église catholique, sans nul doute, et des dizaines d’années avant le concile Vatican II, un pionnier de la redécouverte d’un esprit de profond respect pour la liberté caractérisé par le rejet de toute forme de pression sur les consciences et d’utilisation de la violence pour conduire les hommes à la vérité religieuse. Dans l’une des lettres qu’il adressa aux membres de l’Opus Dei, dans le cadre de leur formation, il insiste sur « le souci chrétien de faire disparaître toute forme d’intolérance, de pression et de violence dans les rapports des hommes entre eux. Aussi dans l’action apostolique, — pour mieux dire, surtout dans l’action apostolique—, nous tenons à ce qu’il n’y ait pas l’ombre d’une coaction ». Parce qu’il s’agissait d’un charisme fondationnel, cet esprit fit partie essentielle de la prédication et de l’action d’Escriva dès le départ. Logiquement, il l’exprimait avec les termes de son temps. L’immense majorité de ses écrits est datée d’avant le concile, au moment où l’on n’avait pas encore ouvert de voie pour parler « d’un droit à la liberté religieuse », comme le fait la Déclaration Dignitatis humanæ du concile Vatican II.

Escriva se sert habituellement de la formule introduite par Pie XI11 après l’expérience des mouvements totalitaires modernes et parle de « la liberté des consciences », expression qui résume la doctrine catholique permanente sur le droit de toute personne à ne pas être obligée à agir contre sa conscience.

Cependant, l’idée du « droit à la liberté religieuse » proposée par le concile Vatican II va au-delà. Il s’agit d’une doctrine juridico-politique12. Elle implique une idée déterminée de la société et de la politique et affirme les limites du pouvoir temporel. Il n’est pas compétent en matière religieuse et doit agir dans la neutralité et l’impartialité. En accord avec Vatican II, cette limite est aussi reconnue par l’Église et n’est autre que le principe substantiel de la sécularité de l’État.

Le message de Josémaria Escriva n’évolue cependant pas à ce niveau-là. C’est une spiritualité, ou, encore mieux, un « esprit ». L’esprit de liberté et de responsabilité personnelle est l’un de ses traits. Il fait voler en éclats les formules traditionnelles et reste ouvert à une compréhension plus large.

Certes, pour Escriva, ce que Pie XI appelait « liberté des consciences » était à placer dans le cadre des rapports entre les personnes et non pas à prendre dans le sens juridico-politique où se situe la doctrine du concile Vatican II sur le droit à la liberté religieuse. Ceci étant, c’est précisément cet esprit prêché sans relâche par le fondateur de l’Opus Dei qui explique sa joie devant l’enseignement conciliaire, comme en témoignent les propos recueillis dans une interview accordée au Figaro en 1966 : « J’ai toujours défendu la liberté des consciences. Je ne comprends pas la violence ; elle ne me semble apte ni à convaincre ni à vaincre ; l'erreur se dépasse par la prière, par la grâce de Dieu, par l'étude ; jamais par la force, toujours par la charité. Vous comprendrez que, tel étant l'esprit que nous avons vécu dès le premier moment, les enseignements qu'a promulgués le Concile à ce sujet ne puissent que me réjouir. 13»

C’est dans ce contexte-là qu’Escriva interprète le contenu du compelle intrare de saint Luc (14, 23) devenu célèbre dans l’histoire de la théologie catholique grâce l’utilisation qu’en fit saint Augustin face aux donatistes : « Ce compelle intrare n’entraîne aucune violence ni physique ni morale : il tient à l’élan de l’exemple chrétien qui montre, dans sa façon d’agir, la force de Dieu 14». Et, en réhabilitant le véritable esprit augustinien, il reprend les propos suivants du saint évêque d’Hippone : « Voyez comment le Père attire : il réjouit en enseignant et non pas en imposant une obligation. C’est ainsi qu’il attire vers Lui. 15 »

Après ces affirmations, des propos comme celui qui suit ont un sens très spécial : « Dans l’Église et dans la société civile, il n’y a pas de fidèles ou de citoyens de second ordre. Aussi bien dans le domaine apostolique que dans le temporel, les limites imposées à la liberté des enfants de Dieu, à la liberté des consciences, ou aux initiatives légitimes sont arbitraires et injustes. Ce sont des limites qui découlent d’un abus d’autorité, de l’ignorance ou de l’erreur de ceux qui pensent pouvoir se permettre l’abus se faire des discriminations en rien raisonnables16»

Dans l’esprit du fondateur de l’Opus Dei, cette vision s’appuie sur une vision théologique profonde, apte à surmonter les interprétations restrictives, «confessionnalistes » du principe de non-discrimination dont nous avons parlé.

7. En route vers une société chrétienne de la modernité : unité de vie, liberté et responsabilité personnelle

Cette courte ébauche serait incomplète si ne je faisais pas référence à un autre aspect qui, grâce à l’amour de la liberté et de la responsabilité personnelle promus par saint Josémaria, a une très grande importance : l’action publique des fidèles chrétiens laïcs et la tâche qui leur revient d’ordonner la cité terrestre et les structures temporelles selon l’esprit du Christ. Il s’agit d’un vaste sujet qui comprend les questions classiques des relations du pouvoir temporel et de l’autorité spirituelle de l’Église, représentée alors dans le sein de la société politique par l’action des laïcs qui tâchent d’être fidèles aux enseignements de l’Église pour faire que la société humaine soit conforme à l’esprit du Christ.

Josémaria Escriva parlait d’ « unité de vie » dans une perspective strictement spirituelle. Il encourageait à « apprendre à matérialiser la vie spirituelle » pour ne pas tomber dans la tentation « d’avoir comme une double vie : la vie intérieure, la vie de relation avec Dieu, d’un côté, et de l’autre, séparément et distinctement, la vie familiale, professionnelle et sociale, remplie de menues réalités terrestres. 17»

Il est évident que cet enseignement ne saurait être pris pour un programme politico-religieux au service de la hiérarchie ecclésiastique ou de sa spécifique mission pastorale. Le fondateur de l’Opus Dei voit les laïcs, — chrétiens courants, chacun dans ses circonstances de vie personnelles— agir avec une conscience chrétienne, catholique, avec une liberté et une autonomie totales : et mettre le monde, non pas aux pieds de la hiérarchie ecclésiastique (pour ainsi dire) mais aux pieds de Jésus-Christ : mettre la Croix du Christ, son amour salvifique, au sommet de toutes les activités humaines. L’apostolat des laïcs n’est pas pour lui essentiellement une participation à la mission de la hiérarchie, il est une participation à la mission sacerdotale du Christ lui-même, conférée directement par le Baptême, et toujours réalisée en étroite union avec les pasteurs légitimes de l’Église (le pontife romain et les évêques unis lui) et dans la fidélité à son Magistère.

Par conséquent, Escriva ne conçoit pas les laïcs comme un nouveau bras séculier de l’Église ; leur apostolat n’est pas la longa manus de la hiérarchie18. Ce fut plutôt la vision qui conduisit Pie XI à promouvoir l’Action catholique et la « rénovation » d’ « un État chrétien » qui, en tant que pouvoir temporel, reconnaît l’Église catholique comme étant la seule voix de la vérité divine. Pie XI proposait une société sous la houlette d’une Église reconnue par l’État comme véritable et unique maîtresse et guide des peuples. Il voyait aussi chez les laïcs, efficacement organisés et guidés par la hiérarchie, un instrument pour atteindre cette fin dans tous les milieux de la société. Ce n’est qu’ainsi, assurait-il, que deviendra réalité le Royaume du Christ, c’est-à-dire la pax Christi in regno Christi19 « la paix du Christ dans le Royaume du Christ » Cette devise de Pie XI est reprise dans le n° 301 de Chemin, mais Escriva l’interprète bien différemment.

Escriva ne prétend pas opposer l’apostolat des laïcs qu’il promeut, à d’autres formes d’apostolat. Il aimait la diversité (la liberté, en définitive) aussi dans les façons de réaliser la seule mission de l’Église. Il avait en estime le travail fait par tant de catholiques, engagés dans l’Action catholique, au service de l’Église, si riche et varié en fonction des temps et des lieux, mais il restait fidèle au charisme spécifique voulu pour l’Opus Dei. « Notre mission est différente. Les autres travaillent remarquablement, mais ils sont largement suffisants pour ce type de travail. Ce que Dieu nous demande est différent, la physionomie de notre travail est tout autre : notre façon d’être est laïque, séculière, en toute liberté et responsabilité personnelle. Spiritus ubi vult spirat (Jn 3, 8), l’Esprit du Seigneur souffle où il veut. Et il a voulu inspirer l’Œuvre de Dieu avec une finalité et un caractère particuliers dans l’unité de l’Église. 20»

Saint Josémaria était persuadé qu’il faut que tous les baptisés, y compris les chrétiens engagés dans la vie politique et dans les affaires publiques, cherchent à imprégner de l’esprit du Christ toutes les structures temporelles. Il envisage que les laïcs agissent en totale liberté, avec la responsabilité personnelle qui s’ensuit, près de ceux qui ne partagent par leur foi. Il les voit comme un ferment, fondus dans la masse des hommes, en éclairant toutes les activités humaines de la lumière de la foi et en répandant parmi les hommes le sel de la bonne doctrine et de la charité du Christ. Pour Escriva, l’idée du Royaume du Christ dans la société n’est pas un programme politique : « Je n’envisage pas la tâche des chrétiens sur la terre comme le jaillissement d’un courant politico-religieux, ce serait une folie, et ce, tout en ayant la bonne résolution d’infuser l’esprit du Christ dans toutes les activités des hommes. Ce qu’il faut mettre en Dieu c’est le cœur de chacun, quel qu’il soit. Tâchons de parler à chaque chrétien, pour que là où il se trouve, dans des circonstances qui ne dépendent pas seulement de sa position dans l’Église et dans la vie civile, mais du résultat des situations historiques changeantes, il sache rendre témoignage, avec son exemple et sa parole, de la foi qu’il professe. 21»

L’influence chrétienne des fidèles catholiques sur les structures sociales et la configuration d’une société imprégnée par la doctrine du Christ se fera donc dans un esprit d’amour de « la liberté légitime des autres, et dans une coexistence pacifique et respectueuse ». Bien qu’Escriva n’ait jamais fait de théorie par rapport au droit civil à la liberté religieuse, — ce qui n’était pas son dévolu— il semble avoir devancé ce qui serait plus tard l’esprit du concile Vatican II. Cet esprit a fait que l’Église reconnaisse la sécularité de l’État au niveau juridico-politique : non pas celle d’un État laïciste, mais laïque, séculier, qui n’accorde aucune préférence à une croyance religieuse déterminée qui prétendrait être la seule vraie, puisque « la vérité ne peut s’imposer autrement que par la force de la vérité elle-même22 ».

8. État séculier et pluralisme. La responsabilité du chrétien courant face à l’histoire

Saint Josémaria avait, sans aucun doute, l’idée de la société où la vérité rédemptrice du Christ pénètre la société humaine et toutes les structures du monde non point par la force de la pression d’un « bras temporel » de l’Église, le pouvoir de l’État, mais grâce à l’unité de vie des chrétiens qui savent vivre leur vie ordinaire dans la liberté et la responsabilité personnelle, comme une participation à la mission sacerdotale du Christ.

La liberté et la responsabilité personnelle, enracinées dans la totale reconnaissance de la sécularité du monde moderne, comme « méthode » et comme voie pour une nouvelle évangélisation et une pénétration chrétienne de ce monde : est-ce une perspective réaliste ?

Il est évident qu’au cours du processus de sécularisation, l’Église a perdu une grande partie de son influence sur la société et sur les hommes. D’aucuns se demandent s’il y a encore un avenir pour le Christianisme23. D’un point de vue historique et sociologique, il est vrai que, comme le dit le sociologue Franz Xaver Kaufmann, « le fait qu’il n’y ait plus de norme étatique d’appartenance ecclésiale » est sans doute « la cause la plus élémentaire et la plus persistante de son recul » car « le volontariat ne saurait jamais être aussi capillaire que la contrainte 24». Cependant, au niveau de la foi et dans une perspective théologique, il faut dire que la liberté est toujours, en dernière analyse, plus forte que la contrainte puisque la foi ouvre les cœurs des hommes à l’action salvatrice de la grâce divine qui transforme, recrée et produit les « fruits de l’Esprit », alors que la contrainte, qui peut à court terme créer des apparences de pénétration religieuse, conduit à une simple conformité extérieure et s’achève par la dissolution, comme l’histoire l’a maintes fois montré. En définitive, l’Église est aujourd’hui de nouveau appelée à croire en la liberté, comme le faisait saint Josémaria : une liberté ouverte à la force transformante de l’Évangile et de la grâce de Dieu, qui est somme toute la vraie liberté. Parce qu’il a ouvert une voie à la « sécularité chrétienne », le message de Josémaria Escriva est devenu un ferment d’une importance notoire.

Une histoire « faite par des chrétiens, des chrétiens du tout venant, sera le fruit des efforts de ceux qui, grâce à la lumière de la foi savent vivre responsablement leur liberté personnelle et font en sorte que cette lumière brille, en respectant toujours pleinement les droits à la liberté de leurs concitoyens, y compris le droit de se tromper, de demeurer dans l’erreur, ou d’être indifférents25 et, en même temps, ils tâchent de collaborer loyalement avec tous les hommes dans le vaste espace de la liberté qu’une culture politique séculière et ouverte permet à tous ceux qui cherchent le bien commun. Le respect de cette liberté créera le terrain qui fera que la vérité ne soit jamais imposée par la force de la coaction dans un mélange malheureux d’intérêts spirituels et temporels, mais seulement et uniquement, comme l’a dit le dernier concile « par la force de la vérité elle-même26 ». Cela permettra aussi que la société et toutes les réalités temporelles soient configurées selon l’esprit du Christ, les chrétiens ayant exercé responsablement leur liberté et leurs droits civils.

9. Une réponse non-intégriste et non-fondamentaliste à la mission pérenne de l’Église.

Je pense, quant à moi, que grâce à sa conciliation particulière de la mentalité laïque et de son caractère surnaturel-apostolique, l’esprit de l’Opus Dei permet de fournir une réponse non-intégriste et non-fondamentaliste à la mission pérenne de l’Église en vue de transformer et de rénover ce monde par la foi et l’amour du Christ.

Le chrétien qui prétendrait que c’est l’État avec son appareil coercitif qui doit imposer l’intégrité de la doctrine morale et religieuse par les lois et pas s’occuper seulement de ce qui est indispensable pour la coexistence ordonnée et juste serait « fondamentaliste » et « intégriste ». Et dans ce sens, est « fondamentaliste » celui qui ne sait pas faire la différence entre le niveau politique et celui de l’intégrité de la vérité religieuse et qui, de ce fait, enlève sa légitimité au processus démocratique et à ses institutions lorsque parfois il lui arrive de faire des choix qui ne correspondent pas à l’intégrité de la vérité catholique telle qu’elle est proposée par l’Église. Quant à moi, je pense que de nos jours nous avons réussi à reconnaître l’idée fondamentale de (l’état) l’État séculier, laïque, confessionnellement neutre mais non pas agressivement laïciste, et l’Église elle-même défend la nature séculière et laïque du pouvoir politique. C’est alors face au défi de la culture islamique qui, à partir de sa racine et son auto-compréhension fondamentaliste et orthodoxe, est un intégrisme politico-religieux, que nous devons défendre les racines chrétiennes de la sécularité moderne, racines que les chrétiens eux-mêmes n’ont pas reconnues en tant que telles. Il faut admettre qu’il a été long et pénible d’arriver à ce qu’elles soient pleinement reconnues.

Je pense que l’esprit de l’Opus Dei, tel que son fondateur nous l’a transmis, est un encouragement essentiel et puissant dans ce processus. Par conséquent, j’opte pour ce que l’on peut appeler une « sécularité chrétienne » : une société où sont réconciliées les exigences de vérité et de liberté, où la vérité rédemptrice du Christ pénètre la société et toutes les structures du monde non pas par la force de la pression d’un « bras temporel » de l’Église, par le pouvoir de l’État, mais grâce à l’unité de vie des chrétiens qui savent vivre leur vie ordinaire dans la liberté et la responsabilité personnelle, comme une participation à la mission sacerdotale du Christ.

À notre époque, les chrétiens sont de plus en plus conscients qu’il faut préserver la foi chrétienne en ce monde. Fréquemment, cette conscience débouche sur une invitation superficielle à s’engager dans le monde, bardés de symboles chrétiens, voire à accorder un mandat politique, au sens strict, à l’Église en tant qu’institution officielle, en méconnaissant la liberté légitime des fidèles. La vision d’Escriva, en revanche, est celle d’une Église ouverte au monde, qui est présente dans tous les secteurs avec une efficacité rédemptrice, grâce à la vie ordinaire de tous les baptisés, à leur travail et à leur action, vécus dans la foi et la charité du Christ et qui, de ce fait, fait en sorte de rénover le monde « de l’intérieur ».

Martin Rhonheimer, professeur d’éthique et de philosophie politique de l’Université Pontificale de la Sainte-Croix, à Rome. L’article tiré d’une conférence donnée le 2 mars 2007 lors des Journées Professionnelles d’actualisation de la communication institutionnelle de l’Université Pontificale de la Sainte-Croix.

Notes

1. Je remercie l’observation de Giorgio Faro, cf. aussi. G. Faro, Il lavoro nell’insegnamento del beato Josemaria Escriva, Rome 2000, p. 92.

2. Sources of the Self. The Making of the Modern Identity, Cambridge, Mass. 1989. De l’ouvrage de Taylor est aussi tirée la métaphore de la barque et des passagers (cf. p.217).

3. Ibidem, p. 223.

4. Ibidem, p. 225.

5. Dans J.Escriva, Entretiens, op. cit. N° 113-123.

6. Ibidem., n° 114.

7. Lettre du 31 mai 1954, citée d’après J.L.Illanes, La santificación del trabajo. Madrid 1980, p. 40.

8. Cf. par exemple, J.Escriva, Quand le Christ passe, op. cit. n° 183

9. Taylor, op. cit. p 394.

Lettre du 9 janvier 1932, n° 66.

10. Lettre du 9 janvier 1932, n° 66.

11. Encyclique Non abbiamo bisogno, du 29 juin 1931, III Enchiridion delle Encicliche 5 : Pie XI, Edizioni Dehoniane, Bolonia 1995, 815 (n° 780).

12. Cf. Dh 2 (1045).

13. J.Escriva, Entretiens, n° 44.

J.Escriva, Amis de Dieu, n° 37.

14. J.Escriva, Amis de Dieu, n° 37.

15. Ibidem, n° 57 et suivants Lettre du 11 mars 1940, n° 65, n° l.

16. Lettre du 11 mars 1940, n° 65, n° l.

17. J.Escriva, homélie « Aimer le monde passionnément » n° 114, dans Entretiens

18. Cfr. J. Escrivá, Entretiens, n° 21.

19. Cf. Enchiridion delle Encicliche 5, 43 s. (n° 37-39). Cf. aussi Pío XI, Encyclique Quas primas sur l’institution de la fête du Christ-Roi, Enchiridion 158 ss., sur tout 183. (n° 154 et suivants.).

20. Lettre du 5 août 1953, n.° 18, 2.

21. J. Escrivá, Quand le Christ passe, n°. 183.

22. J. Escrivá, Quand le Christ passe, n°. 183.

23. DH 1 (1044).

24. Cfr. F.-X. Kaufmann, Quale futuro per il Cristianesimo? Queriniana, Brescia 2002 (orig. Wie überlebt das Christentum?, Herder, Friburgo i. Br. 2000).

Ibidem, n° 118.

25. Cfr. DH 2 (1046).

26. DH 1 (1044).