Le mystère de la miséricorde
À côté des grandes réalisations de notre civilisation, le panorama du monde contemporain présente aussi des ombres et des hésitations qui ne sont pas toujours superficielles. Car « les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre plus fondamental qui prend racine dans le cœur même de l’homme »[1].
La personne humaine, en tant que créature, connaît de nombreuses limites. Lorsqu’on se rend compte de l'impossibilité de répondre au mal, à la souffrance et à l'injustice, ce n’est pas à une supplication au Dieu miséricordieux que donne lieu nombre d’attitudes, mais plutôt à une sorte d'accusation indignée. Les expériences du mal et de la souffrance deviennent ainsi une façon de se justifier de se détourner de Dieu en mettant en doute sa bonté miséricordieuse. Certains vont même jusqu'à considérer la souffrance comme une punition divine qui s'abat sur le pécheur, déformant encore davantage la miséricorde de Dieu.
Un cercle vicieux est ainsi complété. Selon les mots de saint Jean-Paul II, « Il faut arriver au cœur du drame vécu par l'homme contemporain : l'éclipse du sens de Dieu et du sens de l'homme »[2]. Il semble que Dieu ne soit pas pertinent, et il ne l'est pas parce qu'il ne peut pas résoudre nos problèmes. D'une part, il n'est pas clair pour nous que nous ayons besoin du salut, et par conséquent le salut offert par l'Église de Jésus-Christ ne semble pas pertinent.
La conséquence ultime de cette éclipse de Dieu serait le rejet social de la nécessité de se tourner vers le pardon et la miséricorde de Dieu. Ainsi, la perte du sens du péché a conduit à la perte du besoin de salut, et donc à l'oubli de Dieu par indifférence.
Par conséquent, plus la conscience humaine, succombant à la sécularisation, perd le sens du mot miséricorde, plus l'Église ressent le droit impératif et le devoir de prêcher le Dieu de miséricorde. Le mystère de la foi chrétienne semble trouver sa synthèse dans ce mot. La mission évangélisatrice consiste à proclamer haut et fort que dans le Christ crucifié, mort et ressuscité, se réalise la libération pleine et authentique du mal, du péché et de la mort[3].
Jésus-Christ est le visage de la miséricorde du Père. « C'est comme si le Christ voulait révéler que la limite imposée au mal, dont la cause et la victime se trouvent être l'homme, est en définitive la Miséricorde divine »[4].
Le triomphe du Christ est l'expression de sa miséricorde envers l'homme, l'expression que « l'amour est plus fort que le péché », « plus fort que la mort et tout le mal »[5]. Le monde ne gagnera la paix sur la guerre, sur la violence, que lorsqu'il invoquera la miséricorde : « Jésus, en Toi j'ai confiance »[6].
Il n'est pas facile de répondre à l'évidence du mal dans le monde. Peut-être parce que le mal n'est pas un problème, mais un mystère. Un mystère dans lequel nous sommes personnellement impliqués. Un mystère qui n'est pas résolu de manière théorique, mais avec des attitudes vitales ou existentielles.
Nous avons toujours besoin de contempler le mystère de la miséricorde : la relation entre la souffrance, l'injustice, le péché, les personnes et Dieu. Car, comme le dit le Pape François[7], la miséricorde est la loi fondamentale qui habite le cœur de chaque personne lorsqu'elle regarde le frère ou la sœur qu'elle rencontre sur le chemin de la vie. La miséricorde est le mot qui révèle le mystère de la Sainte Trinité. La miséricorde est l'acte ultime et suprême par lequel Dieu vient à notre rencontre. Et, par conséquent, la miséricorde est le chemin qui unit Dieu et l'homme.
Dans la vie de l'Église, la miséricorde est une réalité permanente. Mais il y a des moments où nous sommes appelés à contempler la miséricorde plus intensément.
On comprend le péché à partir de la miséricorde
« Dieu est infiniment bon et toutes ses œuvres sont bonnes. Cependant, personne n’échappe à l’expérience de la souffrance, des maux dans la nature – qui apparaissent comme liés aux limites propres des créatures –, et surtout à la question du mal moral » (Catéchisme, no 385). « Le péché est présent dans l’histoire de l’homme : il serait vain de tenter de l’ignorer ou de donner à cette obscure réalité d’autres noms » (Catéchisme, no 386). Mais d'où vient le mal, et surtout le péché ?
Pour répondre à cette question, nous devons nous pencher sur le mystère de Dieu, car le péché ne peut être compris qu'à la lumière du Dieu miséricordieux de Jésus-Christ. « Car "le mystère de l’iniquité " (2 Th 2, 7) ne s’éclaire qu’à la lumière du mystère de la piété (cf. 1 Tm 3, 16). La révélation de l’amour divin dans le Christ a manifesté à la fois l’étendue du mal et la surabondance de la grâce (cf. Rm 5, 20). Nous devons donc considérer la question de l’origine du mal en fixant le regard de notre foi sur Celui qui, seul, en est le Vainqueur (cf. Lc 11, 21-22 ; Jn 16, 11 ; 1 Jn 3, 8) » (Catéchisme, no 385). Comme l'affirme Pascal dans ses Pensées, la connaissance de Dieu sans la connaissance de la nécessité de notre rédemption est trompeuse, tout comme la reconnaissance de notre misère sans la connaissance du Rédempteur[8].
De ce lien profond de l'homme avec Dieu, nous pouvons comprendre que le péché est un abus de la liberté que Dieu donne aux personnes créées pour qu'elles puissent l'aimer et s'aimer les unes les autres (cf. Catéchisme, no 386).
Afin de clarifier la réalité du péché, la lumière de la révélation divine nous parle en particulier du péché des origines. Mais le point de départ pour la comprendre est le message de la miséricorde divine révélé par Jésus.
Le péché originel : une vérité essentielle de la foi
« La doctrine du péché originel est pour ainsi dire "le revers" de la Bonne Nouvelle que Jésus est le Sauveur de tous les hommes, que tous ont besoin du salut et que le salut est offert à tous grâce au Christ.
« Le récit de la chute (Gn 3) utilise un langage imagé, mais il affirme un événement primordial, un fait qui a eu lieu au commencement de l’histoire de l’homme (cf. Gaudium et Spes 13, § 1). La Révélation nous donne la certitude de foi que toute l’histoire humaine est marquée par la faute originelle librement commise par nos premiers parents (cf. Cc. Trente : DS 1513 ; Pie XII : Humani generis, DS 3897 ; Paul VI, discours 11 juillet 1966) » (Catéchisme, nos 389-390).
« Derrière le choix désobéissant de nos premiers parents il y a une voix séductrice, opposée à Dieu (cf. Gn 3, 4-5) qui, par envie, les fait tomber dans la mort (cf. Sg 2, 24). L’Écriture et la Tradition de l’Église voient en cet être un ange déchu, appelé Satan ou diable (cf. Jn 8, 44 ; Ap 12, 9). L’Église enseigne qu’il a été d’abord un ange bon, fait par Dieu » (Catéchisme, no 391).
« L’homme, tenté par le diable, a laissé mourir dans son cœur la confiance envers son créateur (cf. Gn 3, 1-11) et, en abusant de sa liberté, a désobéi au commandement de Dieu. C’est en cela qu’a consisté le premier péché de l’homme (cf. Rm 5, 19). Tout péché, par la suite, sera une désobéissance à Dieu et un manque de confiance en sa bonté » (Catéchisme, no 397).
« L’Écriture montre les conséquences dramatiques de cette première désobéissance. Adam et Eve perdent immédiatement la grâce de la sainteté originelle (cf. Rm 3, 23). Ils ont peur de ce Dieu (cf. Gn 3, 9-10) dont ils ont conçu une fausse image, celle d’un Dieu jaloux de ses prérogatives (cf. Gn 3, 5) » (Catéchisme, no. 399).
En conséquence, « l’harmonie dans laquelle ils étaient, établie grâce à la justice originelle, est détruite ; la maîtrise des facultés spirituelles de l’âme sur le corps est brisée (cf. Gn 3, 7) ; l’union de l’homme et de la femme est soumise à des tensions (cf. Gn 3, 11-13) ; leurs rapports seront marqués par la convoitise et la domination (cf. Gn 3, 16) » (Catéchisme, no. 400).
L'harmonie avec la création est également rompue ; « la création visible est devenue pour l’homme étrangère et hostile (cf. Gn 3, 17. 19). À cause de l’homme, la création est soumise "à la servitude de la corruption" (Rm 8, 20). Enfin, la conséquence explicitement annoncée pour le cas de la désobéissance (cf. Gn 2, 17) se réalisera : l’homme "retournera à la poussière de laquelle il est formé" (Gn 3, 19). La mort fait son entrée dans l’histoire de l’humanité (cf. Rm 5, 12) » (Catéchisme, no 400).
« Depuis ce premier péché, une véritable "invasion" du péché inonde le monde : le fratricide commis par Caïn sur Abel (cf. Gn 4, 3-15) ; la corruption universelle à la suite du péché (cf. Gn 6, 5. 12 ; Rm 1, 18-32) ; de même, dans l’histoire d’Israël, le péché se manifeste fréquemment, surtout comme une infidélité au Dieu de l’Alliance et comme transgression de la Loi de Moïse ; après la Rédemption du Christ aussi, parmi les chrétiens, le péché se manifeste de nombreuses manières (cf. 1 Co 1-6 ; Ap 2-3) » (Catéchisme, no. 401).
Conséquences du péché originel pour l'humanité
L'existence humaine montre l'évidence du péché dans nos vies, ainsi que la réalité que le péché n'est pas le résultat de notre nature mauvaise, mais provient du libre choix du mal. Le mal moral n'appartient donc pas à la structure humaine, il ne provient ni de la nature sociale de l'homme, ni de sa matérialité, ni évidemment de Dieu ou d'un destin immuable. Le réalisme chrétien place l'homme devant sa propre responsabilité : il peut faire le mal comme fruit de sa liberté, et le responsable de ce mal n'est autre que lui-même (cf. Catéchisme, 387).
« Ce que la Révélation divine nous découvre ainsi, notre propre expérience le confirme. Car l’homme, s’il regarde au-dedans de son cœur, se découvre enclin aussi au mal, submergé de multiples maux qui ne peuvent provenir de son Créateur, qui est bon. Refusant souvent de reconnaître Dieu comme son principe, l’homme a, par le fait même, brisé l’ordre qui l’orientait à sa fin dernière, et, en même temps, il a rompu toute harmonie, soit par rapport à lui-même, soit par rapport aux autres hommes et à toute la création » (Gaudium et Spes 13,1).
Au cours de l'histoire, l'Église a formulé le dogme du péché originel en opposition à l'optimisme exagéré et au pessimisme existentiel (cf. Catéchisme, 406). Contrairement à Pélage qui affirmait que l'homme peut faire le bien avec ses seules forces naturelles et que la grâce n'est qu'une aide extérieure, minimisant ainsi à la fois la portée du péché d'Adam et de la rédemption du Christ – respectivement réduites à un simple mauvais exemple ou à un bon exemple –, le concile de Carthage (418), à la suite de saint Augustin, a affirmé la priorité absolue de la grâce car l'homme a été endommagé par le péché (cf. Dignitatis Humanae 223.227 ; cf. aussi le deuxième concile d'Orange en 529 : Dignitatis Humanae 371-372). Contrairement à Luther, qui soutenait qu'après le péché l'homme est essentiellement corrompu dans sa nature, que sa liberté est annulée et que dans tout ce qu'il fait il y a un péché, le Concile de Trente (1546) a affirmé la pertinence ontologique du baptême, qui efface le péché originel ; bien que ses conséquences demeurent – et entre autres la concupiscence qui ne doit pas être identifiée, comme le faisait Luther, au péché lui-même – l'homme est libre dans ses actions et peut mériter par de bonnes œuvres soutenues par la grâce (cf.Dignitatis Humanae 1511-1515).
Au cœur de la position luthérienne – et aussi de certaines interprétations récentes de Gn 3 –, entre en jeu une compréhension correcte de la relation entre 1) la nature et l'histoire, 2) le plan psychologico-existentiel et le plan ontologique, 3) l'individu et le collectif.
1) Bien qu'il y ait certains éléments de caractère mythique dans la Genèse (en comprenant le concept de "mythe" dans son meilleur sens, c'est-à-dire comme une parole-récit qui donne naissance à l'histoire ultérieure et qui en est donc à la base), ce serait une erreur d'interpréter le récit de la chute comme une explication symbolique de la condition humaine pécheresse originelle. Cette interprétation transforme un fait historique en composante naturelle ; en le mythifiant elle le rend inévitable : paradoxalement, le sentiment de culpabilité qui conduit à se reconnaître "naturellement" pécheur conduirait à atténuer ou à éliminer la responsabilité personnelle du péché, puisque l'homme ne pourrait éviter ce à quoi il tend spontanément. Ce qui est correct, au contraire, c'est d'affirmer que la condition de pécheur appartient à l'historicité de l'homme, et non à sa nature originelle.
2) Comme certaines séquelles du péché subsistent après le baptême, le chrétien peut éprouver une forte tendance au mal, se sentir profondément pécheur, comme cela arrive dans la vie des saints. Cependant, cette perspective existentielle n'est pas la seule, ni la plus fondamentale, car le baptême a véritablement effacé le péché originel et fait de nous des enfants de Dieu (cf. Catéchisme 405). Ontologiquement, le chrétien en état de grâce est juste devant Dieu. Luther a radicalisé la perspective existentielle, en l’appliquant à la compréhension de toute la réalité qui se trouvait ainsi marquée ontologiquement par le péché.
3) Le troisième point conduit à la question de la transmission du péché originel, « un mystère que nous ne pouvons pas comprendre pleinement » (Catéchisme, 404). La Bible enseigne que nos premiers parents ont transmis le péché à toute l'humanité. Les chapitres suivants de la Genèse (cf. Gn 4-11 ; cf. Catéchisme, 401) racontent la corruption progressive de la race humaine ; établissant un parallèle entre Adam et le Christ, saint Paul affirme : « de même que par la désobéissance d’un seul être humain la multitude a été rendue pécheresse, de même par l’obéissance d’un seul la multitude sera-t-elle rendue juste » (Rm 5,19). Ce parallèle permet de comprendre correctement l'interprétation du terme adamah en tant que collectif singulier : de même que le Christ est une seule personne et en même temps tête de l'Église, de même Adam est une seule personne et en même temps tête de l'humanité[9]. « Par cette "unité du genre humain" tous les hommes sont impliqués dans le péché d’Adam, comme tous sont impliqués dans la justice du Christ » (Catéchisme, 404).
L'Église comprend le péché originel des premiers parents et le péché hérité par l'humanité de manière analogique. « Adam et Eve commettent un péché personnel mais ce péché (…) sera transmis par propagation à toute l’humanité, c’est-à-dire par la transmission d’une nature humaine privée de la sainteté et de la justice originelles. Et c’est pourquoi le péché originel est appelé "péché" de façon analogique : c’est un péché "contracté" et non pas "commis", un état et non pas un acte » (Catéchisme, 404). Ainsi, « quoique propre à chacun (cf. Cc. Trente : DS 1513), le péché originel n’a, en aucun descendant d’Adam, un caractère de faute personnelle » (Catéchisme, 405)[10].
Pour certaines personnes, il est difficile d'accepter l'idée d'un péché héréditaire[11], surtout si l'on a une vision individualiste de la personne et de la liberté. Qu'ai-je à voir avec le péché d'Adam ? Pourquoi devrais-je payer pour les conséquences du péché des autres ? Ces questions reflètent l'absence d'un sens de la solidarité réelle qui existe entre tous les hommes créés par Dieu. Paradoxalement, cette absence peut être comprise comme une manifestation du péché transmis à chacun. En d'autres termes, le péché originel obscurcit la compréhension de cette fraternité profonde du genre humain qui rend possible sa transmission.
Face aux conséquences lamentables du péché et à sa propagation universelle, la question se pose : « Mais pourquoi Dieu n’a-t-il pas empêché le premier homme de pécher ? S. Léon le Grand répond : « La grâce ineffable du Christ nous a donné des biens meilleurs que ceux que l’envie du démon nous avait ôtés » (serm. 73, 4 : PL 54, 396). Et S. Thomas d’Aquin : « Rien ne s’oppose à ce que la nature humaine ait été destinée à une fin plus haute après le péché. Dieu permet, en effet, que les maux se fassent pour en tirer un plus grand bien. D’où le mot de S. Paul : ‘Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé’ (Rm 5, 20). Et le chant de l’Exsultet : ‘O heureuse faute qui a mérité un tel et un si grand Rédempteur’ » (S. Thomas d’A., s. th. 3, 1, 3, ad 3 ; l’Exsultet chante ces paroles de saint Thomas) » (Catéchisme,412).
La vie comme combat
Cette vision du péché à la lumière de la rédemption du Christ apporte un réalisme lucide sur la situation de l'homme et ses actions dans le monde. Le chrétien doit être conscient à la fois de la grandeur d'être un enfant de Dieu et d'être un pécheur. Ce réalisme :
a) empêche aussi bien l'optimisme naïf que le pessimisme désespéré, et « donne un regard de discernement lucide sur la situation de l’homme et de son agir dans le monde. (…) Ignorer que l’homme a une nature blessée, inclinée au mal, donne lieu à de graves erreurs dans le domaine de l’éducation, de la politique, de l’action sociale et des mœurs » (Catéchisme, 407).
b) donne une confiance sereine en Dieu, Créateur et Père miséricordieux, qui n'abandonne pas sa créature, pardonne toujours, et conduit tout vers le bien, même au milieu de l'adversité. « Répète ces paroles : omnia in bonum ! tout ce qui arrive, « tout ce qui m'arrive », est pour mon bien... Par conséquent – et telle est la bonne conclusion – accepte ce qui te paraît si coûteux comme une douce réalité »[12].
c) suscite une attitude de profonde humilité qui conduit à reconnaître ses péchés sans s'en étonner, et à les regretter parce qu'ils sont une offense à Dieu et non pas tant à cause de ses défauts personnels.
d) aide à distinguer ce qui est propre à la nature humaine en tant que telle de ce qui est une conséquence de la blessure du péché dans la nature humaine. Après le péché, tout ce qui est vécu comme spontané n'est pas forcément bon. La vie humaine a donc le caractère d'une lutte : il faut lutter pour se comporter de manière humaine et chrétienne (cf. Catéchisme, 409). « Toute la tradition de l'Église a qualifié les chrétiens de milites Christi, de soldats du Christ. Des soldats qui communiquent la sérénité aux autres, tout en combattant continuellement contre leurs mauvaises inclinations personnelles »[13]. Le chrétien qui s'efforce d'éviter le péché ne rate rien de ce qui rend la vie bonne et belle. Contre l'idée qu'il est nécessaire que l'homme commette le mal pour faire l'expérience de sa liberté autonome, parce qu'au fond une vie sans péché serait ennuyeuse, la figure de Marie, conçue de façon immaculée, s'élève pour montrer qu'une vie entièrement donnée à Dieu, loin de produire de l'ennui, devient une aventure pleine de lumière et de surprises infinies[14].
La tendresse de Dieu : péché, salut, miséricorde
Face à la réalité du péché, la miséricorde de Dieu se dresse de manière imposante. Jésus-Christ est le visage de cette miséricorde, comme nous pouvons le voir dans son attitude envers les pécheurs (« Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs ») tels que Zachée, le paralytique, la femme adultère, la Samaritaine, Marie-Madeleine, le bon larron, Pierre et d'innombrables autres.
De manière particulièrement pertinente, elle se manifeste dans les paraboles de la miséricorde, comme celle de l'enfant prodigue, qui, en fait, concrétisent tout l'enseignement de l'Ancien Testament sur le Dieu « tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité » (Ex 34,6). C'est ce à quoi les psaumes font référence à plusieurs reprises : le Seigneur est « Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, plein d'amour et de vérité ! » (Ps 86,15) ; « Le Seigneur est tendresse et pitié, lent à la colère et plein d'amour » (Ps 103,8) ; « Le Seigneur est justice et pitié, notre Dieu est tendresse » (Ps 115,5) ; « Le Seigneur est tendresse et pitié, lent à la colère et plein d'amour » (Ps 145,8).
Dans la Passion de Jésus, toute la crasse du monde entre en contact avec l'immensément Pur, avec le Fils de Dieu[15]. S'il est habituel que ce qui est impur infecte et contamine par contact ce qui est pur, ici se produit l’inverse : là où le monde, avec toute son injustice et ses cruautés contaminantes, entre en contact avec l'immensément Pur, dans ce contact, la souillure du monde est effectivement absorbée, annulée, transformée par l'amour infini.
La réalité du mal, de l'injustice qui gâche le monde et souille l'image de Dieu, est une réalité qui existe et par notre faute. On ne peut pas simplement l'ignorer, il faut l'éliminer. Maintenant, ce n'est pas comme si un Dieu cruel exigeait quelque chose d'infini. C'est tout le contraire : Dieu lui-même se pose en lieu de réconciliation et, en son Fils, prend sur lui la souffrance. Dieu lui-même apporte sa pureté infinie dans le monde comme un don. Dieu lui-même « boit le calice » de tout ce qui est terrible, et rétablit ainsi le droit par la grandeur de son amour qui, à travers la souffrance, transforme les ténèbres.
Dans la Passion, Jésus crie de toutes ses forces vers le Père. En quelque sorte, « toutes les détresses de l’humanité de tous les temps, esclave du péché et de la mort, toutes les demandes et les intercessions de l’histoire du salut sont recueillies dans ce Cri du Verbe incarné. Voici que le Père les accueille et, au-delà de toute espérance, les exauce en ressuscitant son Fils »[16]. Cette souffrance concentre la misère, le péché et la mort de l'humanité, tout le mal de l'histoire. Et elle le surmonte, le rachète, le sauve.
La Croix est le dernier mot de l'amour du Christ pour nous. Mais ce n'est pas le dernier mot du Dieu de l'Alliance. Ce dernier mot sera prononcé à l'aube du dimanche : « Il est ressuscité »[17]. Dieu ressuscite son Fils Jésus-Christ, et dans le Christ il nous fait le don de la vie chrétienne pour toujours.
Bibliographie
- Catéchisme de l'Église catholique, nos 374-421
- St Jean Paul II, Je crois en Dieu le Père. Catéchèse sur le Credo (I).
- Pape François, Misericordiae Vultus, 11 avril 2015 :
- Marcel Clément, Le péché originel selon Jean-Paul II, Laurier, 1988.
[1] Concile Vatican II, Gaudium et spes, no 10.
[2] Saint Jean Paul II, Evangelium vitae, no 21.
[3] Cf. Saint Jean-Paul II, Redemptoris missio, no 44.
[4] Saint Jean Paul II, Memoria e identidad, La esfera de los libros, Madrid 2005, p. 73.
[5] Ces expressions apparaissent à plusieurs reprises chez saint Jean-Paul II, Dives in Misericordia.
[6] Sainte Faustine, Journal de la Miséricorde Divine en mon âme, nos 47, 309, 327, 949.
[7] Cf. François, Misericordiae Vultus, no 2.
[8] B. Pascal, Pensées, no 556 (éd. Brunschvicg) et no 449 (éd. Lafuma).
[9] C'est la raison principale pour laquelle l'Église a toujours lu l'histoire de la chute en termes de monogénisme (l'origine de la race humaine à partir d'un seul couple). L'hypothèse opposée, le polygénisme, a semblé s'imposer comme un fait scientifique (et même exégétique) pendant quelques années, mais aujourd'hui la descendance biologique à partir d'un seul couple (monophylétisme) est considérée comme plus plausible au niveau scientifique. Du point de vue de la foi, le polygénisme est problématique, car on ne voit pas comment il peut être concilié avec la Révélation sur le péché originel (cf. Pie XII, Humani Generis, DH 3897), bien qu'il s'agisse d'une question qui peut encore être étudiée et réfléchie.
[10]En ce sens, une distinction a traditionnellement été faite entre le péché originel originant (le péché personnel commis par nos premiers parents) et le péché originel originé (l'état de péché dans lequel nous sommes nés en tant que leurs descendants).
[11] Cf. Saint Jean Paul II, Audience générale, 24-IX-1986, no 1.
[12] Saint Josémaria, Sillon,127 ; cf. Rm 8,28.
[13] Saint Josémaria, Quand le Christ passe, 74.
[14] Cf. Benoît XVI, Homélie, 8 décembre 2005.
[15] Ce commentaire sur la pureté du Christ et la souillure du péché se trouve dans Benoît XVI, Jésus de Nazareth, vol. 2, Encuentro, Madrid 2011, pp. 269-270.
[16] Catéchisme de l'Église catholique, no 2606.
[17] Cf. saint Jean-Paul II, Dives in Misericordia, no 7.