La fratrie de Jésus (2)

À qui se rapportent les expressions « frères de Jésus » ? Voici la suite de la réponse donnée par l'abbé Pégourier : ce sont probablement ses cousins ou parents proches, et assurément ses disciples.

"Recommandation aux apôtres", James Tissot, entre 1886 et 1894, Brooklyn Museum (États-Unis)

Dans l’article précédent, nous avons vu comment Jésus ne pouvait avoir de frères charnels, ni de demi-frères issus d’un mariage antérieur de son père légal, saint Joseph. Alors, à qui se rapportent les expressions « frères de Jésus », « ses frères », qui reviennent une vingtaine de fois dans le Nouveau Testament ? Ce sont probablement ses cousins ou parents proches, et assurément ses disciples.

1. La conception orientale de la famille, celle d’une fratrie élargie, se reflète dans les langues sémitiques de l’Antiquité où sont dits « frères » les cousins, les neveux, les enfants d’une même famille, d’un même clan, d’un même village, ceux qui ont grandi ensemble…, et non pas nécessairement les fils de mêmes parents. La Bible émane d’un milieu oriental. Elle donne plusieurs exemples de cette assimilation dans l’Ancien Testament :

- lors d’une dispute entre leurs pâtres respectifs, Abram demande à Lot qu’il n’y ait pas de discorde entre eux car ils sont frères [1], alors que Lot est son neveu ; Laban est appelé frère de Jacob, alors qu’il est le frère de sa mère [2].

- l’année sabbatique – tous les sept ans ‒, prévoyait la remise des dettes. Le Deutéronome demande à ce sujet [3]: N’exploite pas ton prochain ni ton frère…, mais tu pourras exploiter l’étranger (qui n’appartient pas à ton peuple).

- dans le livre des Chroniques, on lit qu’Éléazar mourut sans avoir de fils, mais des filles qu’épousèrent les fils de Qish leurs frères [4] : Éléazar et Qish étaient frères de sang. Les fils de celui-ci sont cousins et non frères des filles d’Éléazar. Cette confusion entre divers degrés de parenté est due à la pauvreté de l’hébreu et de l’araméen pour les qualifier [5].

2. Le Nouveau Testament revêt la même ambiguïté au sujet des degrés de parenté :

- rapportant la scène du Golgotha, Jean écrit que près de la croix, se tenaient sa mère, et la sœur de sa mère, Marie, femme de Cléophas [6] , mère elle-même de Jude et de Simon. Jacques et Joseph sont vraisemblablement les fils de l’autre Marie que Matthieu nomme dans les mêmes circonstances [7]. Ces jeunes gens sont donc des cousins de Jésus [8]. D’ailleurs, dans son épître, Jacques se dit serviteur du Seigneur Jésus, et non son frère ; de même Jude dans la sienne [9]. Quant à Simon, il était selon Hégésippe [10], le fils d’un oncle du Seigneur, de Cléophas frère de saint Joseph. Après le martyre de Jacques ‒ « le Juste » ‒, il fut nommé évêque à sa suite parce qu’il était « un second cousin du Seigneur ».

- les incertitudes et approximations que nous avons relevées sont dues au manque de précision de l’araméen [11] pour exprimer la diversité des liens de parenté, et au fait que c’est dans cette langue que s’est fixée la tradition orale, avant d’être écrite en grec dans l’Évangile. Ainsi le terme grec « frère » ‒ adelphos ‒ a été utilisé par les Septante, lors de la traduction de l’original hébreu de l’Ancien Testament, pour exprimer un lien de parenté plus large ; par la suite, il fut conservé pour la rédaction du Nouveau. Une étude statistique sur le grec néotestamentaire remarque que le sens biologique du mot « frère » n’est pas le plus usité : il ne l’est que 41 fois, alors qu’il signifie :

* 42 fois, les membres d’une même famille ou communauté,

* 22 fois les « collaborateurs proches », dans les épîtres de Pierre et de Paul,

* 213 fois les « adeptes d’une même religion ».

3. N’en restons pas à des considérations techniques qui risquent de faire oublier la perspective du Salut : les vrais frères de Jésus ne peuplent-ils pas le monde entier ? Ce sont les disciples : Qui est ma mère et qui sont mes frères [12] demande-t-il ? Voici ma mère et mes frères, ajoute-t-il en embrassant d’un geste large ses disciples répartis autour de lui [13]. Ce faisant, il explique que les liens du sang n’ont pas la préséance dans le Royaume des cieux, et que toute personne qui fait la volonté de son Père, est comme un membre de sa famille. Ses disciples sont des frères car il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu [14]; leur union au Seigneur les rend fils de Dieu par la grâce, et frères de Jésus-Christ : sanctificateur et sanctifiés forment un seul tout [15].

4. Le fait que « les frères du Seigneur » ne soient au sens strict que ses cousins ou parents fait ressortir la virginité perpétuelle de Marie et sa fécondité :

- Jésus n’est pas de semence humaine et, « s’il naît d’un père qui est Dieu, assurément, il ne naît pas de l’homme ; s’il ne naît pas de l’homme (du côté de son père), reste qu’il naît de l’homme du côté de sa mère, il est clair dès lors qu’il naît d’une vierge [16] ».

- puisque Dieu, et Dieu seul, est à son origine, la virginité de sa mère signifie qu’elle est tout pour lui. Cette valorisation de la virginité de Marie n’est pas une exaltation de la virginité pour elle-même : « Elle est honorée, non parce qu’elle est virginité, mais parce qu’elle est vouée à Dieu (…) La maternité virginale n’aurait servi de rien à Marie si elle n’avait, avec plus de joie, enfanté le Christ dans son cœur » [17]. Autrement dit, la consécration à Dieu, qu’elle fit de sa personne et qu’elle manifesta à l’Archange de l’Annonciation, signifie quelque chose de ce moment où Dieu sera tout en tous, et l’anticipe. On ne prendra plus ni femme ni mari.

La Sainte Vierge embrasse le visage de Jésus avant son ensevelissement - James Tissot- entre 1886 et 1894, Brooklyn Museum (États-Unis)

- « Par un enfantement admirable, elle donna le jour au Christ (…), déjà revêtu en son sein virginal de la dignité de Chef de l’Église (…). Elle le présenta sur le Golgotha au Père Éternel (…) comme une nouvelle Ève, pour tous les fils d’Adam qui portent la souillure du péché originel. Ainsi, celle qui corporellement était la mère de notre Chef, devint spirituellement la mère de tous ses membres, par un nouveau titre de souffrance et de gloire»[18].

Abbé Patrick Pégourier


[1] Gn 13, 8.

[2] Gn 29, 15 et 29, 10.

[3] 15, 2-3.

[4] 1 Chr 23, 22.

[5] Depuis l’exil, l’hébreu, en tant que langue, s’était éteint au profit de l’araméen. À la synagogue le jour du sabbat, la lecture des textes sacrés continuait à se faire en hébreu – langue liturgique ‒, mais le préposé en donnait ensuite une traduction en araméen.

[6] 19, 25. Cléophas, semble-t-il, est le frère de saint Joseph.

[7] Sœur de Cléophas et de saint Joseph : cf. Mt 27, 61 et 28, 1.

[8] La sœur de sa mère s’appelle aussi Marie. Or, dans une même famille, on n’attribuait pas le même nom à deux sœurs. La femme de Cléophas est donc vraisemblablement la belle-sœur par alliance de Marie, Mère de Jésus. Aussi est-elle considérée comme sa sœur, selon la coutume orientale.

« Jacques et Joseph, Simon et Jude: les frères de Jésus, oui, car ils sont non seulement ses proches parents comme le terme araméen sous-jacent permet de l'entendre, mais encore ses compagnons de jeu et de disputes, ils ont partagé sa chambre, ses jouets, sa Bible, ses expériences religieuses, et sûrement bien d'autres choses encore. Chandernagor livre d'eux un portrait fin et subtil. Nul besoin pour cela qu'ils aient été les fils naturels de Joseph et Marie. L'auteur semble trop dépendant du modèle de la famille nucléaire pour évaluer les rafistolages juridiques qui construisent une famille dans le judaïsme ancien. Qu'elle aille voir l'incroyable virtuosité légale dont use le très juif Matthieu pour composer une généalogie de Jésus dans laquelle il y a sûrement bien peu d'ancêtres biologiques (Mt 1, 2-18) ». Renaud Silly, o.p., Tribune / Vie de Jude frère de Jésus, Françoise Chandernagor, Albin Michel 2015/ Figaro Vox Culture.

[9] Jc 1, 1 et Jd 1.

[10] Auteur chrétien qui écrivit vers 150-200 des Mémoires dont Eusèbe de Césarée rapporte plusieurs extraits (Histoire ecclésiastique, III, 11-12 et 19-20).

[11] Il n’a pas de mot propre pour dire « cousin germain », mais il en a un pour dire « oncle » et « tante », de sorte que pour parler des cousins et cousines, on pouvait toujours dire : les fils ou les filles de mon oncle ou de ma tante.

[12] Mt 12, 48-50.

[13] Cf. aussi Lc 8, 21. Le rapprochement entre « frères » et « disciples » est également significatif dans Jn 20, 17-18 et Mt 28, 10.

[14] Jn 1, 12. « Telle est la force qui transforme intérieurement l’homme, comme principe d’une vie nouvelle qui ne disparaît ni ne passe, mais dure pour la vie éternelle » Saint Jean-Paul II, enc. Redempor hominis, n° 18.

[15] Cf. He 2, 11-13.

[16] Tertullien, Contre Marcion, IV, 10, 6-7.

[17] Saint Augustin, La Sainte virginité, VIII 8 et III 3.

[18] Épilogue de l’enc. De Pie XII, Mystici Corporis, 1943.