Nous célébrons cette année le centenaire de la naissance de Cornelio Fabro, (Flumignano, Udine, 24 août 1911- Rome, 4 mai 1995). Religieux de l’ordre des stigmatins, grand philosophe, professeur universitaire, son souvenir est pour moi lié à sa relation avec saint Josémaria Escriva de Balaguer, alors qu’ils ne se sont jamais rencontrés.
Le père Cornelio Fabro avouait fréquemment que ne pas avoir personnellement connu saint Josémaria l’attristait vraiment. Or, il l’a toujours connu et profondément admiré à travers ses écrits. Son amitié avec mgr Alvaro del Portillo, premier successeur de saint Josémaria et avec d’autres membres de la prélature de l’Opus Dei, tout particulièrement avec le philosophe Carlos Cardona, a beaucoup contribué aussi à cette connaissance.
L’admiration et la vénération de Cornelio Fabro pour saint Josémaria ont été, dans un certain sens, intuitives face son message dont il percevait la fraîcheur de l’Évangile: sine glossa, comme je le lui ai entendu dire plus d’une fois. Cette admiration ne fit que croître, d’un point de vue intellectuel aussi, grâce à une réflexion attentive qui ne restait pas en surface mais qui allait toujours au cœur des questions.
Je pense que c’est aussi à cause de cela que Cornelio Fabro, déjà dès les premières années 70, nous encouragea à mettre en route ce projet de saint Josémaria qui devint plus tard l’université pontificale de la Sainte-Croix.
Je ne peux pas ne pas évoquer avec une gratitude sincère, son vœu de léguer à notre université son immense bibliothèque : immense non seulement quantitativement parlant (quelques 30.000 volumes) mais surtout qualitativement. Et comment pourrais-je oublier les réunions et les séminaires qu’il a tenus avec les étudiants et les professeurs de la Sainte-Croix ?
Avec sa rigueur habituelle, dans plusieurs de ses écrits Cornelio Fabro commente certains éléments centraux des enseignements de saint Josémaria. Je vais seulement faire une brève référence à deux de ces textes, qui ont pour moi une valeur particulière. Tout d’abord, l’article intitulé La primauté existentielle de la liberté, où il élargit et développe un texte, Un maître de liberté chrétienne, qu’il avait publié en 1977 dans l’Osservatore Romano.
Le père Fabro qui, on le sait, travailla et écrivit beaucoup sur le thème de la liberté, perçoit et explique très bien l’originale profondeur avec laquelle saint Josémaria nous plonge dans la connaissance de ce grand don de Dieu qu’est la liberté, aussi bien dans l’ordre de la nature qu’à plus forte raison dans celui de la grâce: la liberté des enfants de Dieu pour laquelle le Christ nous a libérés. Voici ce que C.Fabro écrit à ce propos : « N’est vraiment et complètement libre que le chrétien qui est totalement docile aux impulsions de la grâce […] Ce message évangélique a un éclat spécial dans les enseignements du fondateur de l’Opus Dei. C’est un paradoxe, le plus profond paradoxe de l’existence car dans le Christianisme les vérités les plus élevées apparaissent toujours sous forme de paradoxe. Aussi, la véritable, c’est-à-dire la « réelle » liberté de l’homme blessé par le péché et affaibli en son esprit, réside-t-elle en la vraie, c’est-à-dire en la « réelle » obéissance à Dieu à travers le renoncement de soi et à l’esprit de ce monde, à travers la souffrance de la vie présente, à travers la nostalgie de la vie éternelle ».
Ceci dit, il ne s’agit pas seulement d’une doctrine. En effet, Cornelio Fabro, le note aussi : « En parfaite consonance avec le Concile Vatican II, le fondateur de l’Opus Dei propose précisément, comme un premier bien à respecter et à stimuler dans l’investissement chrétien, la liberté personnelle ; de sorte que la primauté de la liberté est non seulement reconnue dans la doctrine, mais vécue en pratique, aussi vis-à-vis des autres ». Or « la primauté existentielle de la liberté chrétienne que mgr Escriva de Balaguer prône si énergiquement ne laisse pas l’homme livré à ses propres forces puisqu’elle est inséparable de l’idée qu’on ne parvient au Christ que par la Croix et sous la conduite et l’aide de Sainte Marie, Mère de Dieu et notre Mère ».
Je tiens aussi à évoquer l’autre texte du père Fabro : «La trempe d’un Père de l’Église ». Il s’agit d’une vaste analyse des sujets centraux des enseignements du fondateur de l’Opus Dei, à partir des œuvres qui étaient déjà publiées en 1992. C’est une étude très détaillée qui permet à Cornelio Fabro de conclure que saint Josémaria « unit l’émotion mystique à l’orthodoxie doctrinale la plus solide et arrive ainsi à introduire le lecteur, doucement et fermement, dans la voie de la contemplation la plus passionnée et de l’apostolat le plus incisif. Il ne me semble pas excessif d’affirmer que, de nos jours, ces œuvres sont une source inépuisable d’inspiration pour l’aube nouvelle de l’Église de Dieu dans sa présence au monde ».
La sécularisation diffuse qui sévit de nos jours est, certes, un obstacle à la présence salvifique de l’Église dans le monde. Dans le contexte de la réflexion sur la pensée du fondateur de l’Opus Dei, le père Fabro écrit qu’« avec Escriva l’Église répond au défi de la sécularisation de la façon la plus radicale et la plus efficace : ne retranchant pas le chrétien derrière une barricade défensive ni ne l’encourageant pas non plus naïvement à embrasser une culture qui n’est faite que pour l’emprisonner, mais en affirmant que l’Incarnation du Verbe est le fondement éternellement actuel et opérant de la transformation en Christ de l’homme et, à travers le travail de l’homme, de toute la création ».
L’acuité de son esprit spéculatif lui permit de saisir les aspects centraux du message spirituel de saint Josémaria. Le père Fabro expliquait lui-même qu’il avait déployé son activité dans trois directions essentielles. Tout d’abord dans l’interprétation et l’approfondissement de la pensée de Saint Thomas d’Aquin qui le porta vers ce que Fabro appelait le thomisme essentiel, centré sur la redécouverte de l’être en tant qu’acte et la notion correspondante de participation. Une deuxième direction fut l’étude de la philosophie moderne et contemporaine qui le conduisit à déceler avec rigueur l’appartenance essentielle de l’athéisme à la philosophie de l’immanence. La troisième est une défense de l’opposition de Kierkegaard à Hegel, avec l’affirmation kierkegaardienne de la liberté en tant qu’indépendance de la personne vis-à-vis de son engagement dans l’élection de l’Absolu, c’est-à-dire de Dieu.
Ces trois directions sont convergentes et ne peuvent pas être prises pour un simple refus de la pensée moderne compte tenu d’une nouvelle proposition de la philosophie thomiste. Dans l’itinéraire intellectuel de Cornelio Fabro, il y a une grande volonté d’assumer et de mettre en valeur tout ce qu’il y a de positif dans la pensée moderne à la lumière de la philosophie réaliste et chrétienne.
On perçoit là aussi une profonde syntonie avec l’attitude intellectuelle de saint Josémaria qui écrivit, par exemple : « C’est pour toi qui tiens à te forger un esprit catholique, universel, que j’en relève quelques caractéristiques : —de vastes horizons et un approfondissement énergique de ce qui vit en permanence dans l’orthodoxie catholique ; — un souci droit et sain, jamais frivole, de rénover les doctrines typiques de la pensée traditionnelle, soit dans la philosophie, soit dans l’interprétation de l’histoire… ; — une attention vigilante aux orientations de la science et de la pensée contemporaines ; — et une attitude positive et ouverte devant la transformation actuelle des structures sociales et des formes de vie ».(Sillon, 428)
Le fait que C.Fabro, philosophe, ait été aussi théologien —non seulement parce qu’il y était tenu par sa préparation au sacerdoce et pour la suite de ses études et de ses publications, mais aussi et surtout parce qu’il comprit toujours que son dévouement à la philosophie était inséparable de la vie chrétienne et sacerdotale, en tant que service à la Vérité qu’est Jésus-Christ — explique aussi la profondeur avec laquelle il perçut les éléments centraux des enseignements de saint Josémaria.
Quelques jours après le 50ème anniversaire de son ordination sacerdotale, dans une lettre datée du 25 avril 1985, le père Fabro me disait : « La divine Providence et la continuelle protection de la Mère de Dieu m’ont toujours assisté, spécialement dans les périodes les plus risquées et dans la souffrance. Je vois tout cela comme un signe de la divine miséricorde : cupio dissolvi et esse cum Christo. J’attends avec confiance, avec une joie sereine, dirais-je, la venue de « Celui qui doit venir ». 50 ans d’aspiration sans relâche au service de la vérité, avec le regard rivé sur ma misère mais aussi avec une gratitude infinie pour ce but si élevé qui me permet de me plonger dans mon néant tout en m’élevant vers le haut avec une espérance qui ne déçoit pas ».
L'Osservatore Romano, 25 juin 2011