- Éprouver sa propre faiblesse.
« VERS toi j’ai les yeux levés, vers toi qui es au ciel (Ps 122, 1). Ces paroles du psalmiste nous rappellent une vérité essentielle : nous avons besoin de lever les yeux vers Dieu. Nous avons fait l’expérience que les regards horizontaux, purement terrestres, ne suffisent pas à rendre compte de ce que nous sommes, de nos aspirations les plus profondes, du sens de la vie. Au contraire, les regards verticaux, tournés vers Dieu, nous rappellent que notre origine et notre destin sont divins et pas seulement terrestres. Notre désir de transcendance, notre désir de Dieu, répond à une réalité profonde que rien de créé ne peut satisfaire.
Cependant, il n’est pas toujours facile de reconnaître ce besoin de lever les yeux vers le Seigneur. Il nous est parfois difficile de garder les yeux et les bras levés pour la lutte et la prière, comme Moïse cherchant l’intercession de Dieu dans le désert, alors que les Israélites tentaient de vaincre les Amalécites (cf. Ex 17, 11-13). « Nous sommes souvent tentés de nous laisser emporter par l’attrait de réalités qui ne sont pas mauvaises en soi, mais qui peuvent prendre la place de Dieu et obscurcir notre vision : plaisir, honneur, richesse, pouvoir… Lorsque nous orientons notre cœur exclusivement vers celles-ci, et que nous essayons ainsi d’étancher notre soif de Dieu, nous savons que tôt ou tard nous serons frustrés, car nous sommes vraiment faits pour quelque chose de plus précieux. Deux voies se présentent alors à nous : soit nous poursuivons avec plus d’insistance ces désirs terrestres, ce qui nous laissera à nouveau insatisfaits, car en tant que biens finis, ils ne peuvent offrir qu’un bien-être limité ; soit nous plaçons l’amour du Seigneur au centre de notre vie, comme le seul bien éternel et vraiment nécessaire, et à partir duquel tout prend sa vraie mesure » [1].
L’Ancien Testament nous montre qu’à de nombreuses reprises, le peuple d’Israël a oublié Dieu et a adopté un regard horizontal. C’est pourquoi le Seigneur a suscité de nombreux prophètes pour rappeler aux Israélites leur vocation originelle. L’un d’entre eux fut Ézéchiel, à qui le Seigneur dit : « Je t’envoie vers les fils d’Israël, vers une nation rebelle qui s’est révoltée contre moi. Jusqu’à ce jour, eux et leurs pères se sont soulevés contre moi. Les fils ont le visage dur, et le cœur obstiné ; c’est à eux que je t’envoie. Tu leur diras : “Ainsi parle le Seigneur Dieu…” Alors, qu’ils écoutent ou qu’ils n’écoutent pas –— c’est une engeance de rebelles ! — ils sauront qu’il y a un prophète au milieu d’eux » (Ez 2, 3-5). Les chrétiens, par leur témoignage, peuvent nous rappeler que l’homme est appelé à plus que se reposer, manger, boire et s’amuser (cf. Lc 12, 19). Nous regardons vers le haut en réponse à un appel divin qui nous rendra heureux sur la terre et au ciel.
« DÉSIRER, c’est entretenir le feu qui brûle en nous et nous pousse à regarder au-delà de l’immédiat, au-delà du visible. C’est accueillir la vie comme un mystère qui nous dépasse, comme une fissure toujours ouverte qui nous invite à regarder au-delà, parce que la vie n’est pas “tout ici”, elle est aussi “au-delà” » [2]. Il y a en nous un feu né d’une solitude originelle qui nous pousse à chercher Dieu, seul capable d’éteindre ce feu, de guérir nos blessures et d’étancher notre soif de compagnie. Comme saint Paul, nous percevons nous aussi nos limites et nous essayons de demander avec insistance que soit éloigné de nous l’aiguillon de notre chair, celui qui nous empêche d’être remplis d’orgueil par sa présence (cf. 2 Co 12, 7-8).
En même temps, lorsque nous prions pour comprendre nos blessures à partir des plaies ouvertes de Jésus sur la croix, nous nous souvenons de la réponse pleine d’espoir du Seigneur à saint Paul : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Co 12, 9). Nous reconnaissons ainsi que les faiblesses personnelles n’ont pas le dernier mot : elles sont là pour accueillir la grâce divine, pour nous rappeler que nous sommes forts dans le Seigneur, avec une force qui n’est pas la nôtre. Les erreurs du passé ont tendance à nous enfermer dans l’horizontalité, à croire que notre vie ne pourra jamais décoller. La grâce, au contraire, nous projette dans l’avenir, nous élève, nous fait voir qu’avec l’aide divine, nous sommes plus que notre histoire.
C’est pourquoi reconnaître ses propres blessures et les abandonner entre les mains de Dieu conduit à la joie. Je me glorifierai d’autant plus volontiers de mes infirmités, écrit saint Paul, que la force du Christ habitera en moi. « C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure » (2 Co 12, 9-10). Toucher sa faiblesse, loin d’être une chose humiliante contre laquelle on se révolte, peut devenir une source de joie parce qu’elle aide à percevoir l’action de la grâce divine dans notre vie. Et cela nous pousse à lutter avec espérance, sachant que nous ne comptons pas seulement sur nos propres forces. « Quand je me sens capable de toutes les horreurs et de toutes les erreurs commises par les personnes les plus ignobles, je comprends que je ne suis peut-être pas fidèle… Mais cette incertitude est une des bontés de l’Amour de Dieu, qui me pousse à être, comme un enfant, accroché aux bras de mon Père, luttant chaque jour un peu plus pour ne pas m’éloigner de lui. Je suis alors sûr que Dieu ne me lâchera pas de sa main » [3].
« DIEU exalte comme il humilie. Si l’âme se laisse conduire, si elle obéit, si elle accepte la purification avec force d’âme, si elle vit dans la foi, elle verra d’une lumière insoupçonnée, devant laquelle elle pensera plus tard avec étonnement qu’elle était aveugle de naissance » [4]. Si l’âme agit ainsi, avec foi et un sens surnaturel face à des choses qui l’humilient d’abord, elle aura la lumière et verra. Elle ne sera pas comme les habitants de Nazareth, scandalisés par la prédication de Jésus-Christ et qui n’ont pas reconnu en lui le Messie, alors qu’ils l’avaient sous les yeux. « D’où cela lui vient-il ? Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, et ces grands miracles qui se réalisent par ses mains ? » (Mc 6, 2).
Parfois, nous pensons que Dieu et les autres nous aiment uniquement parce qu’ils connaissent la bonne version de nous-mêmes. Nous pensons alors que s’ils découvraient nos défauts ou nos insécurités, leur jugement changerait du tout au tout. Alors peut-être camouflons-nous tout ce qui pourrait nous humilier, avec les tensions internes que cela implique, et comptons-nous sur notre propre capacité à résoudre nos problèmes. Une telle approche, en plus d’être épuisante à long terme, nous empêche d’accueillir l’aide que le Seigneur et les personnes qui nous sont chères peuvent nous apporter. En même temps, elle peut refléter une certaine difficulté à comprendre les faiblesses des autres. « Le Malin nous fait regarder notre fragilité avec un jugement négatif, alors que l’Esprit la met en lumière avec tendresse. La tendresse est la meilleure façon de toucher ce qui est fragile en nous. Les accusations et les jugements que nous portons sur les autres sont souvent le signe de notre incapacité à accepter nos propres faiblesses » [5].
Lorsque nous vivons notre relation avec Dieu et avec les autres sans masque, nous pouvons montrer que l’amour divin ne connaît pas de conditions. « Tu ne dois point t’effrayer si l’on découvre tes défauts, les tiens et les miens, prêchait saint Josémaria ; j’ai envie de les rendre publics, en racontant ma lutte personnelle, mon désir de rectifier tel ou tel point du combat que je mène pour être loyal envers le Seigneur. L’effort que nous fournissons pour bannir et vaincre ces misères sera déjà une façon de baliser les sentiers divins’ [6]. La Vierge Marie, en bonne mère, sait bien comment nous sommes. Elle peut nous aider à regarder nos erreurs et celles des autres avec tendresse et compréhension.
[1]. Pape François, Homélie, 6 janvier 2022.
[2] Ibid.
[3]. Saint Josémaria, Chemin de Croix, XIVe station, n° 5.
[4]. Saint Josémaria, Lettre 2, n° 17.
[5]. Pape François, Patris corde, n° 2.
[6]. Saint Josémaria, Amis de Dieu, n° 163.