Pour une culture du dialogue (3)

3e et dernier volet de notre article sur le dialogue. Les idées développées par J. Burggraf peuvent être utiles à chacun d'entre nous : dans les relations entre mari et femme, entre parents et enfants, entre collègues de travail...

Caracteristiques du dialogue

Le dialogue n’est pas une conversation tout court, c’est une rencontre entre deux ou plusieurs personnes dans un climat d’amitié. Il s’agit d’un entretien fait avec un esprit ouvert, compréhensif et bienveillant, où chacun se montre tel qu’il est et accepte l’autre tel qu’il est. Chacun s’enrichit ainsi de la part de vérité de l’autre et apprend à l’intégrer harmonieusement dans son aperçu personnel du monde.

Un climat d’amitié

Souvent nous perdons notre naturel et nous nous raidissons face aux autres. Notre culture nous encourage à être “forts” et à nous “bagarrer” dans la forêt vierge de la vie. La vulnérabilité est dangereuse et donc interdite. Nous avons tendance à masquer subtilement nos ombres et nos peurs, nos besoins et nos faiblesses. D’aucuns arrivent ainsi à être quelque peu reconnus socialement, mais ils en paient le prix : ils rejettent leur côté humain et renoncent à une vie de liberté.

Si quelqu’un se mure dans son bunker, il n’est plus en contact avec lui-même ni en mesure d’établir un contact avec qui que ce soit. Pour ce faire, il faut se « désarmer », accepter que l’on est vulnérable, reconnaître ses propres blocages, ses fissures et ses défaillances.

Qui trouve son identité est quelqu’un de fort. Il n’a plus besoin d’agresser l’autre pour lui montrer sa supériorité. Il est serein, paisible, généreux. Et plus ses convictions personnelles sont fermes, plus il est souple et accueillant pour l’autre. Il est comme un arbre aux racines profondes qui prend sous son ombre celui qui le cherche, qui l’appuie et le soulage.

Dès que l’on commence à dialoguer, chacun voit ce que l’autre a de bon, selon le dicton populaire : « Si tu veux que les autres soient bons, traite-les comme s’ils l’étaient ». Là où règne l’amour, point n’est besoin de se recroqueviller par peur d’être blessé. Il est donc très important d’être avenant, affectueux si l’on veut entrer en contact avec les autres. Aimer n’est pas simplement faire quelque chose pour l’autre, mais avoir confiance en la vie de l’autre. C’est comprendre l’autre avec ses réactions plus ou moins bien placées, ses peurs et ses attentes. C’est lui faire découvrir qu’il est unique, digne de notre attention, l’aider à accepter sa valeur personnelle, sa beauté personnelle, la lumière cachée en lui, le sens de son existence. C’est montrer à l’autre que l’on a la joie d’être près de lui.

Si quelqu’un se sent aimé pour ce qu’il est, sans qu’il ait besoin de montrer ses compétences ou se faire l’intéressant, il est rassuré en présence de l’autre, les masques tombent avec les barrières qu’il avait dressées. Il ne faut plus montrer ou cacher quoi que ce soit. Il ne faut plus se protéger. Dès que quelqu’un a la liberté d’être lui-même, il devient aimable. Il y a en lui une vie nouvelle qui lui accorde une saine autonomie.

Connaître l’autre

Pour pouvoir aimer, il faut connaître. Nous avons souvent des préconçus sur les traditions et les habitudes des étrangers, nous jugeons injustement leurs projets et leurs intentions. Il nous arrive, parfois, d’ignorer totalement les raisons qui les animent. De ce fait, nous pouvons inconsciemment ou par manque de connaissances, les blesser ou les attrister. Il se pourrait, par exemple, que voir qu’ils s’abstiennent de manger tel ou tel aliment, s’ils sont Juifs ou Musulmans, nous dérange, sans que nous considérions la raison religieuse qui les porte à ce faire.

Il faut prendre en compte l’état d’esprit des autres, savoir ce qu’ils veulent, ce qu’ils rejettent. Aussi faut-il se pencher sur leur histoire, leur culture, leur religion, leur vie spirituelle, voire sur la psychologie de leur peuple. Connaissons-nous ce que les autres cultures ont de précieux ?

Pour comprendre l’autre, il nous faut bien plus qu’une connaissance livresque. Il faut de l’empathie pour dépasser les théories, aussi pertinentes qu’elles soient : une maman connaît normalement mieux son fils qu’un groupe de pédagogues.

La connaissance par sympathie se produit grâce aux liens directs, à la collaboration, à la vie partagée. En Allemagne, durant des siècles, les chrétiens catholiques et les évangélistes vivaient dans des zones différentes, fréquentaient des écoles différentes, il y avait très peu de mariages mixtes et on évitait généralement les rencontres personnelles. Chacun se faisait une idée de l’autre de plus en plus fausse et de moins en moins accordée avec un minimum de justice. Or, pendant la seconde guerre mondiale, ces ‘frères séparés’ se sont trouvés ensemble dans les camps de concentration du « troisième Reich », à lutter pour la même cause et prêts à mourir ensemble pour leur foi en Jésus-Christ. C’est alors que l’œcuménisme est né en Allemagne[i].

Catholiques et évangélistes ont découvert tout ce qu’ils avaient en commun, ils ont commencé à s’apprécier mutuellement et, à cause des grands déplacements de population qui ont suivi cette horrible guerre, des expatriations et des transferts forcés, ils se sont mis au travail ensemble. La rencontre existentielle entre eux leur avait révélé combien leurs schémas mentaux étaient faussés.

Le respect de l’autre

Le fait d’être différents est une grande richesse et doit en principe être la source d’un apprentissage continuel. On ne peut pas nier les différences mais on n’a pas besoin de les niveler. Tout homme est original, il a tout le droit de l’être. Dans ce sens, la mesure du degré de culture et d’intelligence de l’être humain est sa capacité à reconnaître les différences. Dans ce contexte, il est bon de penser au proverbe chinois qui dit que « le début de la sagesse est dans le fait de pardonner à notre prochain d’être différent ». Ce n’est pas l’harmonie uniforme mais la saine tension entre les différents pôles qui rend la vie intéressante, qui lui donne sa profondeur, sa couleur et son relief.

De nos jours il y a une prise de conscience plus forte qu’auparavant du droit de tout homme à être lui-même le protagoniste de sa vie. Il jouit d’une profonde liberté pour choisir sa destinée, au cœur de son intimité. Cet espace intime ne saurait être détruit, sous aucun prétexte. Si jamais la personne réalise un mal objectif mais qu’elle le fait “librement” guidée par sa lumière intérieure, ce choix est meilleur que celui qu’elle aurait fait contrainte et forcée[ii].

C’est cette attitude profondément respectueuse qu’adopta le dernier roi polonais de la dynastie des Jajhelloni. Lorsqu’en Occident on se livrait aux procès de l’inquisition et on brûlait les hérétiques, ce roi montra sa tolérance en assurant à ses citoyens “Je ne suis pas le roi de vos consciences”[iii].

Par ailleurs, il faut considérer que le respect des autres est bien plus qu’une simple tolérance. Alors que la tolérance ne permet que la marge (nécessaire) pour la bonne entente entre les hommes, le respect concerne le rapport entre eux et l’importance de la vie de quelqu’un pour la vie des autres. Le fait que « la vérité ne puisse être connue que par la force de la vérité elle-même », n’entraîne pas seulement la disqualification de tout acte contraire à la liberté et l’appréciation des choix d’autrui. Cela implique aussi la responsabilité de toutes les personnes dans la recherche du sens complet de l’existence, chacune dans la mesure de ses possibilités individuelles.

En ce qui concerne les autres, le premier devoir consiste à respecter leur choix de vie. Il n’y a aucun reproche à faire aux autres, on ne saurait juger les intentions ni la droiture d’esprit de qui que ce soit. On n’a pas le droit de coller des étiquettes sur les autres, de classer les gens.

Ce n’est que lorsque l’on s’efforce de comprendre l’autre que l’on peut créer un climat de confiance. Ce n’est que lorsqu’on est ouvert à ceux qui pensent différemment, qui parlent d’autres langues, qui croient, qui pensent et qui agissent différemment que l’on peut travailler à un rapprochement mutuel. Le vocabulaire est le reflet, et non pas le moindre, de la délicatesse. Il faut éliminer certains mots, des jugements et des actes qui ne prennent pas en considération, en toute justice et vérité, la condition des autres et qui pourraient autrement rendre plus difficiles les rapports avec eux.

Saint Thomas d’Aquin, c’est bien connu, avait un respect extraordinaire pour ses adversaires. Et lorsque ce grand philosophe du Moyen-Âge était tout à fait en désaccord avec quelqu’un, il exposait l’idée contraire à la sienne à l’aide des termes les plus favorables, les plus clairs et les plus objectifs possibles, en tâchant de ne pas déformer l’argument pour faire prévaloir sa propre position. Il lui arrivait de montrer une impartialité telle à l’heure de formuler les positions des autres qu’il faisait en sorte qu’elles paraissent raisonnables et possibles. Et souvent il exposait les théories avec plus de conviction que ses détracteurs eux-mêmes[iv].

Faire connaître son identité personnelle

Celui qui est pour cette démarche de dialogue essaie de montrer tout ce qu’il pense, clairement, paisiblement, en s’adaptant aux circonstances de chacun. Il ne cherche pas de compromis au rabais parce qu’il sait qu’il n’y a rien de plus étranger à la paix que le relativisme ou l’indifférence face à la vérité. En revanche, il tient à faire partager aux autres les solutions qu’il a trouvées.

De même, pour que n’importe quelle relation humaine gagne en sincérité, il faut faire connaître son identité personnelle. L’autre veut savoir qui je suis, je tiens aussi à savoir qui il est. Si l’on devient ami de quelqu’un d’une autre race, d’un autre pays, d’un autre parti politique ou d’une autre religion, ce qu’il pense et ce qu’il croit nous intéresse vraiment.

En réprimant les différences et en se taisant habituellement, dans une neutralité tacitement établie, on peut jouir sans doute d’une harmonie apparente pendant un certain temps. Au fond, on ne fait qu’évoluer dans la confusion. On ne s’accepte pas tel que l’on est réellement et les rapports deviennent de plus en plus superficiels et décevants et finissent pas casser, tôt ou tard. En revanche, lorsque chacun suit fidèlement ses propres convictions même si l’impression d’avoir peu de choses en commun et d’être loin les uns des autres peut se dégager, c’est alors qu’intérieurement, on a plus de points communs que lorsque l’on s’entend sur des accords superficiels et que l’on met de côté la question de la vérité.

Chacun guidé par sa lumière intérieure personnelle, nous nous trouvons tous unis au plus profond de notre être. Nous avons la même attitude fondamentale, à savoir, notre fidélité à notre conscience personnelle. Il y a entre nous une unité qui n’est pas totalement visible, mais qui est extrêmement réelle. Elle est aussi réelle que l’amitié qui nous unit.

S’enrichir mutuellement

Le dialogue consiste à donner et à recevoir et cela signifie que les deux parties s’écoutent attentivement, avec l’idée d’apprendre car « il y a une des facettes de la vérité qui s’exprime dans tout commentaire sérieux d’un opposant»[v].

Il faut faire la part entre ce qui est essentiel, ce sur quoi on ne saurait céder sans perdre son identité, et ce qui est accidentel et qui admet beaucoup d’avis différents. Avoir une seule position sur ce qui est accidentel est le fait des idéologies. John Henry Newman disait à ce propos : « Il y a toujours eu des positions différentes (dans la vie intellectuelle et spirituelle) et il y en aura toujours. Si elles venaient à disparaître, ce serait parce que toute vie spirituelle et intellectuelle aurait cessé »[vi]. Et Kierkegaard affirme que l’on devient bourgeois dès qu’on absolutise les choses relatives[vii].

La connaissance des avis des autres est enrichissante. Elle permet de corriger des attitudes personnelles qui ont pu excessivement se raidir. Saint Augustin précise dans ce sens « que personne de nous ne dise qu’il a déjà trouvé la vérité. Cherchons-la comme si elle nous était inconnue à tous les deux. Nous pourrons alors la chercher avec une grande diligence et beaucoup de charité. Pour cela il faut que personne n’ait l’arrogance de croire qu’il a déjà trouvé la vérité »[viii].

Ceci dit, au bout du dialogue, il n’y aura ni vainqueur ni vaincu. Dans le meilleur des cas, il y en aura deux convaincus par la vérité.

Note finale

Le dialogue nous demande de cherche notre identité personnelle et de dépasser les animosités et les polémiques. Il est un chemin vers la maturité et la paix. Il n’est pas toujours facile, mais il nous aide à ouvrir des issues, au lieu de fermer des frontières, à voir les bonnes choses chez les autres, au lieu de leur reprocher d’être différents. Il y aura toujours des malentendus et nous serons souvent déçus mais tant qu’il y aura des hommes, c’est grâce au dialogue que nous pourrons toujours nous approcher de l’autre. Aussi est-il très important d’éduquer l’art de le pratiquer.

[i]W. KASPER, Ein Herr, ein Glaube, eine Taufe, en "Stimmen der Zeit" (2002/2), p.75.

[ii] Cf. R. BUTTIGLIONE: Zur Philosophie von Karol Wojtyla, en Johannes Paul II., Zeuge des Evangeliums, ed. por St. HORN y A. RIEBEL, Würzburg 1999, pp.36 y39.

[iii] JEAN-PAUL II, Entrez dans l’espérance, Ed. Pocket 2003.

[iv] Cf. J.PIEPER, Guide to Thomas Aquinas, Notre Dame/Indiana 1987, p.77.

[v] Ibid., pp. 83s.

[vi] J. H. NEWMAN, cit. por J. L. MARTÍN DESCALZO, Razones para el amor, Madrid 1991, p.47.

[vii] S. KIERKEGAARD, cit. en P. HAHNE, Schluss mit lustig. Das Ende der Spassgesellschaft, cit., p.73.

[viii] SAINT AGUSTÍN, Contra epistolam quam vocant fundamenti, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum 25, 195.