MORTIFICATION ET PENITENCE

1. La place de la mortification dans la vie spirituelle. 2. La nécessité et les raisons de la mortification. 3. Mortification, amour et prière. 4. Formes et manifestations de la mortification. 5. Mortification et rédemption.

1. La place de la mortification dans la vie spirituelle.
2. La nécessité et les raisons de la mortification.

3. Mortification, amour et prière.

4. Formes et manifestations de la mortification.

5. Mortification et rédemption.

    Toute la vie du chrétien s'oriente et se développe dans un contexte d'union avec Dieu dans le Christ Jésus, de telle manière que l'on puisse arriver à dire avec saint Paul : « avec le Christ, je suis crucifié. Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 19-20). De ce point de vue, la mortification est une pratique ascétique qui pousse le chrétien à abandonner, corriger, renoncer à tout ce qui, dans sa manière d'être, dans sa façon d'agir, peut être un obstacle à cette union avec Dieu, pour grandir dans l'amour de Dieu et du prochain. La mortification facilite l'action de la grâce chez le chrétien, rendant possible une véritable union spirituelle avec le Christ, corps et âme.

    L'union au Christ – la sainteté – consiste à s'unir à sa croix et à vivre sa résurrection avec Lui. C’est en cela que la mortification est nécessaire. « Le chemin de la perfection passe par la Croix. Il n’y a pas de sainteté sans renoncement et sans combat spirituel (cf. 2 Tm 4). Le progrès spirituel implique l’ascèse et la mortification qui conduisent graduellement à vivre dans la paix et la joie des béatitudes » (CEC, n. 2015). Ainsi, saint Josémaria est venu affirmer avec des mots clairs : « Sans mortification, il n'y a pas de bonheur sur terre », et « un jour sans mortification est un jour perdu » (S 983, S 988).

    Afin de bien comprendre le sens de la mortification dans les écrits et les enseignements de saint Josémaria, nous devons garder à l'esprit trois caractéristiques déterminantes de son message : a) l'appel universel à la sainteté ; En d'autres termes, tous les hommes sont appelés à la pleine union avec le Christ ; b) cette union peut croître et se développer dans toute situation de vie dans laquelle se trouvent les hommes, y compris dans les conditions propres à la vie ordinaire ; c) cette union est un développement – en comptant sur la correspondance du chrétien – de la grâce reçue au baptême : la grâce d'être enfants de Dieu dans le Christ Jésus. En ce qui concerne la mortification, ces caractéristiques peuvent être résumées en disant que tous les chrétiens doivent vivre la mortification dans les conditions normales et quotidiennes de leur existence ; et qu’ils doivent le faire avec l'esprit d'enfants de Dieu le Père et avec la conscience de collaborer avec le Fils de Dieu fait homme, à la rédemption du monde.

    1. La place de la mortification dans la vie spirituelle

    Pour procéder de manière ordonnée à l'exposition du présent thème, il peut être utile de commencer par une clarification terminologique, reliant trois mots entre eux : mortification, pénitence et expiation.

    Le mot mortification fait référence – comme nous l'avons dit – à l'action de se vaincre sur un point, de se priver, d'abandonner quelque chose. Ou comme le dit le Trésor de la langue française, c’est s'infliger une souffrance corporelle ou morale dans un souci de pénitence ou d'élévation spirituelle. De ce point de vue, la mortification renvoie au fait que l'homme grandit et se développe en gouvernant ses instincts et sa vie affective selon la raison, de sorte que la vie s'oriente vers un idéal qui vaut la peine d'être vécu. Comme le rappelle saint Josémaria : « aucun idéal ne devient réalité sans sacrifice » (C 175). Nous sommes là devant une expérience humaine fondamentale qui, dans le langage chrétien, revêt une connotation nouvelle, puisqu’elle est vécue en relation avec la mort du Christ.

    Le mot pénitence est d'origine biblique. Il fait partie de l'annonce par laquelle le Christ a commencé sa prédication : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1, 15). La pénitence (metanoia) présuppose une reconnaissance du péché qui entraîne un changement dans le cœur, et par conséquent dans la vie. Elle se traduit dans les œuvres de pénitence, en vivant et en agissant avec une gratitude humble et sincère devant le pardon divin.

    Le terme expiation nous place au cœur même du message chrétien. Il nous place face à la réalité du Fils éternel de Dieu le Père, qui devient homme pour prendre sur Lui la douleur et la mort, et ainsi expier les péchés de toute l'humanité et ouvrir aux hommes les portes du ciel. Il nous place également, conformément à l'expiation et à la réconciliation réalisées par le Christ, face à l'invitation adressée au chrétien à se joindre au Christ et à participer à sa Croix rédemptrice.

    Les trois mots sont présents dans les écrits de saint Josémaria, dans lesquels ils apparaissent fréquemment, passant même facilement de l'un à l'autre. « D’abord, prière ; ensuite, expiation ; en troisième lieu, et loin en “ troisième lieu ”, action » (C 82). La vie du chrétien, appelé à porter le message de l'Évangile dans ses œuvres, doit être fondée sur le Christ, en union avec Lui par la prière et la participation à sa vie : ce n'est qu'ainsi qu'il y aura, entre vie et action, une véritable efficacité. Par conséquent, la prière – rencontre personnelle et vivante avec Dieu – occupe la première place, suivie de l'expiation, qui se manifeste par la mortification et la pénitence.

    Mortification et pénitence sont, chez saint Josémaria, les deux faces indissociables d'une même pièce : elles ont un sens pleinement chrétien lorsqu'elles sont unies dans le cœur et dans la volonté de celui qui les vit. La mortification est toute action menée activement ou subie passivement, par laquelle l'homme, par amour pour le Christ, offre, pour la rédemption du monde, la douleur ou la contrariété. Lorsqu’il vit la mortification avec un sens pénitentiel, le chrétien passe du désir de rejoindre la Croix du Christ à la réalité de cette union. Il ne s'agit pas seulement d'endurer ou de souffrir, mais de s’unir aux efforts rédempteurs du Christ, de faire de sa propre vie, avec tous les événements qui la composent, un acte de don de soi. La mortification – généralement simple, sans rien de visible – est comme le signe que l'on vit face à Dieu. Pour cette raison, conclut saint Josémaria, « notre mortification doit être continuelle, comme le battement de notre cœur : c’est ainsi que nous gagnerons la maîtrise de nous-mêmes, et que nous vivrons envers les autres la charité de Jésus-Christ » (F 518).

    2. Nécessité et motifs de mortification

    Développons brièvement cet enseignement, avec des mots de saint Paul, en évoquant les raisons qui rendent nécessaire la mortification.

    a) Être gouverné par l'Esprit et vivre selon l’Esprit : « Ainsi donc, frères, nous avons une dette, mais elle n’est pas envers la chair pour devoir vivre selon la chair. Car si vous vivez selon la chair, vous allez mourir ; mais si, par l’Esprit, vous tuez les agissements de l’homme pécheur, vous vivrez. En effet, tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » (Rm 8, 12-14).

    b) Vivre avec le Christ et dans le Christ : « Toujours nous portons, dans notre corps, la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus, elle aussi, soit manifestée dans notre corps. En effet, nous, les vivants, nous sommes continuellement livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus, elle aussi, soit manifestée dans notre condition charnelle vouée à la mort » (2 Co 4, 10-11).

    c) Déraciner les tendances désordonnées que le péché a fait croître dans l’esprit : « Faites donc mourir en vous ce qui n’appartient qu’à la terre : débauche, impureté, passion, désir mauvais, et cette soif de posséder, qui est une idolâtrie » (Col 3, 5).

    d) Contribuer par sa propre vie à l'accomplissement dans l'histoire de la mission du Christ : « ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Église » (Col 1, 24).

    « Le Christ – écrit saint Josémaria – ressuscite en nous, si nous participons à sa Croix et à sa Mort. Nous devons aimer la Croix, le dévouement, la mortification (...). C'est de cette façon, non pas malgré notre misère, mais en quelque sorte à travers elle, à travers notre vie d'hommes faits de chair et de boue, que se manifeste le Christ. C'est dans nos efforts pour devenir meilleurs, pour vivre un amour qui aspire à être pur, pour dominer l'égoïsme, pour nous donner pleinement aux autres et faire de notre existence un service constant » (QCP 114).

    « Il vous suffit de jeter un regard autour de vous, commente-t-il dans une autre homélie. Voyez le nombre de sacrifices que les hommes et les femmes s’imposent, bon gré mal gré, pour soigner leurs corps, pour préserver leur santé, pour gagner l’estime d’autrui... Et nous, ne serions-nous pas capables de nous émouvoir de l’immense amour de Dieu si mal payé de retour par l’humanité, en mortifiant ce qui doit être mortifié, afin que notre intelligence et notre cœur vivent davantage attentifs au Seigneur ? » (AD 135). « Mais alors, un chrétien doit-il toujours se mortifier ? Oui, mais par amour. (…) Peut-être ne nous étions-nous pas rendu compte que nous pouvons unir nos petits renoncements à son sacrifice réparateur : pour nos péchés, pour les péchés des hommes de toutes les époques, pour l’action perverse de Lucifer qui continue d’opposer à Dieu son non serviam ! (…) La pénitence, véritable réparation, nous lance sur le chemin du don de soi, de la charité. Don de soi pour réparer, et charité pour aider les autres, comme le Christ nous a aidés » (AD 139-140).

    3. Mortification, amour, prière

    Dans les écrits et dans la prédication de saint Josémaria, nous trouvons de nombreux textes dans lesquels il est fait référence à la mortification, mettant en évidence les fruits qui en dérivent : le renforcement du caractère, le développement de l'affabilité et de l'esprit de service, la capacité à maîtriser les réactions instinctives, et, par conséquent, la disponibilité pour l'écoute et le dialogue, etc. Constamment, il souligne un point central : son lien avec l'amour. « Esprit de mortification : il ne jaillit pas tant comme une manifestation de l'Amour que comme une de ses conséquences » (S 981). C'est l'amour de Dieu qui pousse le chrétien à être mortifié, à montrer à travers des œuvres – parfois grandes, ordinairement petites – qu'il vit non pas attaché à lui-même ou à sa propre satisfaction, mais à Dieu et, par Dieu et en Dieu, à ceux qui l'entourent.

    « Le véritable amour suppose que l’on sorte de soi-même et que l’on se donne » (F 28). Pour s'aimer et se savoir aimé, il faut paradoxalement sortir de soi, s'oublier et s'ouvrir à l'autre. Cet oubli de soi-même peut parfois coûter, demander des efforts, mais c'est un effort – un sacrifice, si nous voulons parler ainsi – qui n'attriste pas, mais élève et remplit de joie l'esprit, puisque « l’amour authentique entraîne la joie : une joie dont les racines sont en forme de Croix » (F 28), de cette Croix qui forme une seule chose avec le don de soi et donc avec la joie d'un amour partagé. Oublier cette réalité, agir ou penser d'une autre manière, la séparer de l'amour pour l'unir à d'autres attitudes ou à d'autres approches, serait le signe d'avoir perdu – ou de ne pas avoir compris – le sens chrétien de la mortification, et par conséquent de le défigurer et le dénaturer : « Si tu perds le sens surnaturel de ta vie, ta charité sera philanthropie ; ta pureté, décence ; ta mortification, stupidité ; ta discipline, fouet ; et toutes tes œuvres stériles » (C 280).

    Le lien intime entre mortification et amour se prolonge dans l'enseignement de saint Josémaria sur l'affirmation d'un lien tout aussi étroit entre mortification et prière. Pedro Rodríguez le souligne dans ses commentaires de Chemin : « Ainsi, Josémaria Escrivá, de la manière la plus radicale, considère le binôme « prière-mortification » et ses implications mutuelles comme une réalité unitaire inévitable, qui doit également être abordée dès le début du chemin » (CECH, p. 370).

    En fait, cette réalité unitaire va dans deux directions. D'une part – et c'est le plus évident – parce que sans mortification, sans effort pour maîtriser la variété des mouvements que l'esprit humain peut expérimenter, la prière est impossible. « Si tu ne te mortifies pas, tu ne seras jamais une âme de prière » (C 172). Être une âme de prière est le moyen pour le chrétien de développer la richesse déposée dans son âme par la foi, et pour y parvenir, la sérénité de l'âme et donc la mortification sont essentielles.

    Mais il y a plus. Saint Josémaria l'exprime avec une phrase remarquablement expressive : la mortification « est la prière des sens » (QCP 9). La prière et la mortification doivent toujours aller de pair. Non seulement parce que la mortification rend la prière possible, mais parce qu'elle est elle-même une prière, une réalité offerte à Dieu avec une attitude d'amour. Dans l'expérience de la mortification, l'homme rejette tout ce qui est désordre et péché en lui, il s'unit au don de soi du Christ et ouvre son cœur à l'amour de Dieu son Père. L'âme se trouve non seulement plus libre pour se diriger vers son Seigneur, mais aujourd'hui et maintenant, dans la mortification elle-même, elle s'adresse à Lui.

    Il ne faut pas perdre de vue que l’expression « prière des sens » ne réduit en aucun cas la prière à la chair et aux sens corporels. Comme nous aurons l'occasion de le réaffirmer en parlant de mortification intérieure et extérieure, elle englobe toutes les facultés de l'homme. Mais plus encore, la mortification commence et prend son origine dans le noyau central de la personnalité : dans le moi le plus intime, où trouvent leur place la véritable union et l'identification avec les désirs salvifiques du Seigneur.

    4. Formes et manifestations de la mortification

    Si la mortification est « la prière des sens », et que la prière « élève le cœur vers Dieu », nous pouvons conclure que la mortification sera tout ce qui permettra au chrétien de diriger tout son être vers Dieu, corps et âme. La mortification apparaît ainsi comme une dimension qui accompagne tout le cheminement spirituel et qui, d'une manière ou d'une autre, doit être présente à chaque instant de la vie.

    Il est courant dans la littérature ascétique de faire la distinction entre mortification intérieure et extérieure ou avec une autre terminologie, mortification spirituelle et corporelle, et mortification active et passive. La mortification externe fait référence aux sens externes ; la mortification intérieure, aux sens intérieurs et aux facultés supérieures de l'homme. À son tour, la mortificationactive est celle qui est directement recherchée ; et la passive, celle que l'on endure et accepte sans l'avoir cherchée auparavant.

    Afin de guérir – avec la grâce de Dieu – la blessure profonde que le péché originel a laissée en nous, blessure que les péchés personnels ont rendue encore plus profonde, il faut, en fait, une authentique mortification, à la fois intérieure et extérieure, spirituelle tout autant que corporelle, afin qu'il y ait ordre et harmonie dans toutes les facultés et dans tous les sens internes et externes, et que l'âme ne cherche qu'à plaire seulement et toujours au Seigneur. Mortification intérieure et extérieure peuvent aller de pair ; de plus, et même pour vivre une vie vraiment mortifiée, il faut que l'une soit accompagnée de l'autre. Ici, l'unité du corps et de l'âme s'exprime dans la profondeur du « je » de la personne. « Mortification intérieure. — Je ne crois pas à ta mortification intérieure, si je vois que tu méprises, que tu ne pratiques pas la mortification des sens » (C 181).

    Dans ses écrits, saint Josémaria ne fait pas seulement référence aux différents types de mortification, mais il y fait des suggestions concrètes, généralement orientées dans la perspective de la sanctification de la vie ordinaire.

    Commençons par une citation de Chemin, se référant précisément à la mortification intérieure, et plus précisément à la mortification intérieure qui contribue à rendre la vie agréable aux autres : « Ce bon mot, cette blague qui n’est pas sortie de ta bouche ; le sourire aimable pour qui t’agace ; ce silence devant l’accusation injuste ; une conversation bienveillante avec les “ raseurs ” et les importuns ; le fait de passer, chaque jour, sur les détails ennuyeux et impertinents de ton entourage… Tout cela, avec persévérance : voilà de la bonne mortification intérieure » (C 173). Et dans l'une de ses homélies : « La mortification est le sel de notre vie. Et la meilleure des mortifications est celle qui, s'appuyant sur des petits détails tout au long de la journée, s'attaque à la concupiscence de la chair, à la concupiscence des yeux et à l'orgueil. Mortifications qui ne mortifient pas les autres, mais qui nous rendent plus délicats, plus compréhensifs, plus ouverts à tous. Tu ne seras pas mortifié si tu es susceptible, si tu n'écoutes que ton égoïsme, si tu t'imposes aux autres, si tu ne sais pas te priver du superflu et parfois même du nécessaire, si tu t'attristes quand les choses ne vont pas comme tu l'avais prévu ; en revanche, tu es mortifié si tu sais te faire tout à tous, pour les gagner tous (1 Co 9, 22) » (QCP 9).

    Parmi les mortifications intérieures, le fondateur de l'Opus Dei a accordé une grande importance à la purification de la mémoire, la libérant de tout souvenir qui ne conduirait pas l'homme à Dieu : « Effaçons donc de notre souvenir les offenses que l’on nous a faites, les humiliations dont nous avons souffert, aussi injustes, inciviles et grossières qu’elles aient été, parce qu’il n’est pas digne d’un fils de Dieu de tenir un registre pour présenter ses doléances. Nous ne pouvons oublier l’exemple du Christ » (AD 309). De cette façon, notre mémoire gardera à l'esprit presque continuellement les dons reçus et les biens éternels. « Souvenez-vous des merveilles qu'il a faites, de ses prodiges, des jugements qu'il prononça » (Ps 105 [Vg 104], 5).

    Un bon exemple de mortifications passives, avec leur fondement théologique, nous est offert dans ce texte : « N’oubliez pas qu’être avec Jésus c’est certainement rencontrer sa Croix. Lorsque nous nous abandonnons entre les mains de Dieu, il permet souvent que nous goûtions la douleur, la solitude, la contradiction, la calomnie, la diffamation, la moquerie au dedans de nous-mêmes et à l’extérieur, parce qu’il veut nous rendre conformes à son image et à sa ressemblance, et qu’il tolère aussi que l’on nous traite de fous et que l’on nous prenne pour des sots » (AD301).

    En ce qui concerne la distinction entre mortifications ordinaires et extraordinaires, saint Josémaria souligne la nécessité de trouver la mortification dans les situations les plus normales et courantes de la vie, en surmontant la tendance, typique de la littérature ascétique, à mettre l'accent sur des spectacles frappants : « Le sens chrétien a été tellement défiguré dans tant de consciences que, quand on parle de mortification et de pénitence, on ne pense qu’aux longs jeûnes et aux cilices dont il est question dans les admirables récits de quelques biographies de saints » (AD 135). Il n’exclut ni les « jeûnes » que l'Église recommande notamment à l'Avent et au Carême, ni les « cilices et disciplines » par lesquels le chrétien aspire à s'unir à la souffrance corporelle du Christ dans sa Passion. Mais il souligne la valeur décisive d'une mortification et d'un esprit de pénitence vécus dans la normalité la plus ordinaire : « Pratiquer de grandes mortifications certains jours, pour les abandonner d’autres jours, ce n’est pas vivre l’esprit de pénitence. — L’esprit de pénitence suppose de savoir se vaincre tous les jours, en offrant des choses — grandes et petites — par amour et sans spectacle » (F 784). « Que la pénitence a peu de prix, sans une constante mortification ! » (C 223).

    Et encore : « Parmi les ingrédients de tes repas, mets celui, “très savoureux”, de la mortification » (F 783). Revenant à l'horizon de l'amour et du service, il écrit : « Voici les fruits savoureux de l’âme qui se mortifie : compréhension et indulgence pour les misères d’autrui, intransigeance pour les siennes propres » (C 198). « Demande au Seigneur de t’aider à te compliquer la vie par amour pour Lui ; à mettre en tout, avec naturel, le parfum purificateur de la mortification ; à te dépenser à son service, sans ostentation, en silence, tout comme se consume la veilleuse qui brille près du Tabernacle. (...) La pénitence, c’est l’accomplissement exact de l’horaire que tu t’es fixé, même si ton corps oppose de la résistance ou si ton esprit prétend s’évader dans des rêveries chimériques. La pénitence, c’est se lever à l’heure. Et aussi ne pas remettre à plus tard, sans motif valable, une tâche qui t’est plus difficile ou coûteuse que d’autres » (AD 138).

    De ce qui précède, on peut déduire la nécessité d'une mortification continue, en appliquant congrua congruis referendo, ce qui se dit de la prière. Cela pour de nombreuses raisons : parce que l'amour se réalise dans le don de soi, parce que les racines du péché et la tendance à l'égoïsme sont toujours présentes ; parce que les occasions de s'oublier soi-même et de servir les autres offrent toujours la possibilité d'une nouvelle victoire sur le chemin de l'amour du Christ et pour le Christ. Si nous sommes conscients que toute mortification ouvre l'esprit pour permettre l'action de la grâce, qui favorise notre sanctification, alors on comprend bien qu'elle doive être continue, comme doit l'être le désir de l'homme de chercher le Christ, de connaître le Christ, d'aimer le Christ, et par le Christ et avec le Christ, les autres. « D’ordinaire, parmi les sacrifices que le Seigneur nous demande, les plus ardus sont minuscules, mais aussi continuels et efficaces que les battements du cœur » (AD 134). D'un cœur qui a appris à aimer à l'école du Christ, pouvons-nous ajouter.

    5. Mortification et rédemption

    La mortification introduit le chrétien dans le courant rédempteur de la vie du Christ. Elle élargit le cœur et nous prépare à aimer. « Aimer, c'est avoir le cœur grand, ressentir les préoccupations de ceux qui nous entourent, savoir pardonner et comprendre : se sacrifier, avec Jésus-Christ, pour toutes les âmes. Si nous aimons avec le cœur du Christ, nous apprendrons à servir et nous défendrons la vérité avec clarté et amour. Pour aimer de la sorte, il faut que chacun de nous extirpe de sa vie personnelle tout ce qui gêne la vie du Christ en lui : le goût du confort, la tentation de l'égoïsme, la tendance à briller. Ce n'est qu'en reproduisant en nous cette vie du Christ que nous pourrons la transmettre aux autres ; ce n'est qu'en faisant l'expérience de la mort du grain de blé que nous pourrons travailler dans les entrailles de la terre, la transformer de l'intérieur, la rendre féconde » (QCP 158).

    Dans cette perspective, la mortification transcende, comme nous l'avons déjà souligné, l'ascétique, et nous place devant l'horizon de l'œuvre rédemptrice, devant l'appel à une identification toujours plus profonde avec le Christ jusqu'à ce que nous découvrions la Croix et la Rédemption dans les situations les plus normales et les plus courantes. De cette manière, elle prépare l'âme à vivre, également dans l'existence ordinaire, la joie qui découle de la résurrection.


    Thèmes connexes : Force ; Lutte ascétique ; Péché ; Pénitence (Vertu et sacrement de) ; Tempérance.

    Bibliographie : AD 127-140 ; C 172-207 ; ECP 1-11 ; F 475-587, F 750-854 ; Manuel BELDA Guiados por el Espíritu de Dios. Curso de Teología Espiritual, Madrid, Palabra, 2006, pp. 295-298 ; José Luis ILLANES Tratado de Teología Espiritual, Pamplona, EUNSA, 2007, pp. 507-511 ; C. MOREL, "Mortification", dans DSp, X, pp. 1791-1799.

    Ernesto Julia