MORALE CHRÉTIENNE

1. Dynamisme et dimensions fondamentales de la vie morale chrétienne. 2. La logique de l'Incarnation : vertus surnaturelles et vertus humaines. 3. La morale sociale et politique. La doctrine sociale de l'Église.

1. Dynamisme et dimensions fondamentales de la vie morale chrétienne.
2. La logique de l'Incarnation : vertus surnaturelles et vertus humaines.

3. La morale sociale et politique. La doctrine sociale de l'Église.

Dans les écrits de saint Josémaria, nous trouvons d'abondantes références aux concepts généralement utilisés dans la réflexion morale sur la vie chrétienne (liberté, loi morale, vertu, conscience, etc.). Ces références ne sont cependant pas le trait le plus caractéristique de son enseignement qui s'attache plutôt à souligner l'appel à la sainteté qui, parce qu'il est enraciné dans le Baptême, s’impose à tous les chrétiens de la même manière, quels que soient leur condition et leur état. « Tu as l’obligation de te sanctifier. – Toi aussi. Qui pense que c’est une tâche exclusivement réservée aux prêtres et aux religieux ? Le Seigneur a dit à tous, sans exception : “Soyez parfaits, comme mon Père céleste est parfait.” » (C 291). La vie morale du chrétien est conçue comme une totalité dynamique unifiée par la finalité qui détermine la direction de son mouvement, et qui peut se résumer en trois brèves devises : Deo omnis gloria ! Regnare Christum volumus ! et Omnes cum Petro ad Iesum per Mariam ! Saint Josémaria a l’intuition que la vie morale des baptisés – prêtres, religieux et laïcs – consiste pour tous, bien que selon des modalités concrètes en partie différentes, à s'identifier au Christ pour la gloire du Père et à coopérer avec l'Esprit Saint à l'édification et à la croissance de l'Église. Les dimensions théocentrique, christologique et ecclésiale, et de façon subordonnée également mariologique, caractérisent fondamentalement la morale chrétienne.

1. Dynamisme et dimensions fondamentales de la vie morale chrétienne

Les enseignements de saint Josémaria sur des aspects particuliers de la vie morale font partie de la vision de base qui vient d'être brièvement esquissée. Son intérêt n'est pas directement orienté vers l'élaboration de solutions à des problèmes concrets d'éthique normative, et il n'est pas non plus captivé par les dilemmes de la casuistique. Son intention est de faire prendre conscience à ses lecteurs que la liberté, bien plus que la capacité de résoudre des conflits, est le pouvoir de choisir la vie ( Cf. AD 24), de « rendre ou refuser au Seigneur la gloire qui lui revient (...) Veux-tu te demander – avec moi qui fais aussi mon examen – si tu maintiens immuable et ferme ton choix de Vie ? Si, en entendant la voix très aimable de Dieu, qui t’incite à la sainteté, tu réponds librement : “oui” ? » (AD 24). En utilisant la terminologie scientifique de la théologie morale actuelle, ce que saint Josémaria ne faisait pas en raison du contexte dans lequel il vivait, nous pouvons dire que nous avons affaire à une réflexion morale élaborée du point de vue de la première personne, c'est-à-dire un enseignement qui cherche à aider à résoudre, à la lumière de la Révélation chrétienne, la question fondamentale du type de personne que doit être le baptisé et du type de vie qu'il doit mener.

L'approfondissement théologique et spirituel de l'appel universel à la sainteté offre des éléments d'un intérêt notable pour tous les baptisés. Mais il ne faut pas oublier que l'activité pastorale de saint Josémaria s'adressait principalement, même si ce n’était pas exclusif, aux fidèles laïcs et aux prêtres séculiers, qui sont appelés à « chercher la sainteté au milieu du monde, dans la vie courante » (Entretiens 62). Il est vrai que, en vertu de leur participation à la mission rédemptrice du Christ, tous les membres de l'Église partagent sa dimension séculière (cf. Cristifideles Laici, 15) dans la mesure où ils se sentent tous responsables du monde ; mais cette dimension acquiert chez les fidèles laïcs une modalité particulière qui leur est propre, parce que le monde est le moyen et la sphère dans et par laquelle ils sont appelés à rendre gloire à Dieu le Père (cf. ibidem). La "sécularisation", loin d'être une connotation purement sociologique, acquiert un contenu théologique positif, qui "modalise" profondément les enseignements moraux de saint Josémaria, tant du point de vue des thèmes traités que de l'aspect pédagogique. En réalité, le sociologique et le théologique sont profondément imbriqués. La laïcité serait affectée négativement, soit par tout ce qui implique une prise de distance avec les réalités séculières (familiales, professionnelles, sociales, culturelles, politiques, etc.), soit "parce ce qui implique une incohérence entre la foi et la conduite, le renoncement à manifester avec simplicité et naturel – et, finalement, avec courage – ses convictions fondamentales, bien que cela conduise certainement à manifester ces convictions non pas de l'extérieur de l'environnement, de la réalité séculaire dans laquelle on vit, mais de l'intérieur, en démontrant par les œuvres que la grâce ne détruit pas l'humain, mais l'élève » (Illanes, 2002, p. 568).

Du point de vue thématique, la référence à l'appel à la sainteté ou à l'identification au Christ pour la gloire du Père, dynamisme qui constitue l'épine dorsale de la vie morale chrétienne, se projette immédiatement sur les exigences spécifiques de la sanctification de la vie familiale et de l'activité professionnelle, sociale, culturelle et politique, en déclinant des principes pour la juste régulation de ces activités. Dans ce contexte, la compréhension des vertus théologales et morales qui constituent la règle fondamentale pour la sanctification des activités séculières, et qui doivent être intériorisées au moyen d'une formation morale spécifique, prend un ton particulier (cf. par exemple S 318, S 319; F 450, F 709, F 712, F 840, F 841, F 892). On peut dire que l'activité principale de saint Josémaria, et de l'Opus Dei, consiste principalement à « donner à ses membres, et aux personnes qui le désirent, les moyens spirituels nécessaires pour vivre dans le monde en bons chrétiens. Il leur fait connaître la doctrine du Christ, les enseignements de l'Église ; il leur insuffle une mentalité qui les amène à bien travailler par amour de Dieu et au service de tous les hommes » (Entretiens 27).

La recherche de la sainteté dans et à travers les occupations ordinaires implique également une pédagogie morale particulière. De l'objectif final poursuivi émerge une manière concrète d'ordonner les différentes activités et de les harmoniser les unes avec les autres. Le concept d’unité de vie, très caractéristique des enseignements de saint Josémaria, exprime très bien cette réalité. Théoriquement, en partant de la finalité ultime et du contenu des vertus théologales et morales, on peut passer à l’intelligence de leurs conséquences opératives concrètes : la manière d’harmoniser la vie de piété, les exigences de la vie familiale et celles du travail professionnel, la rectitude avec laquelle les activités culturelles et sociales doivent être menées, etc. L'expérience pratique montre cependant qu'il faut en même temps procéder par un chemin ascendant, c'est-à-dire que c'est seulement par l’apprentissage et en usant de moyens concrets pour bien faire les choses et concilier les différentes activités que la sanctification au milieu du monde devient une réalité dans notre propre vie, – et même que nous comprenons cela pleinement. En d'autres termes, il n'est pas difficile de comprendre théoriquement que le fait d'ordonner toute son existence à la gloire du Père dans le Christ implique un mode de vie concret ; mais dans la pratique, c'est seulement dans la mesure où les nombreuses manifestations concrètes de ce mode de vie sont incorporées à son propre mode de vie que l'on parvient à tout ordonner à la gloire de Dieu.

En effet, celui qui se fixe cette résolution pour soi-même « sait et "vit" ceci : il doit atteindre la sainteté dans son état personnel, dans l'exercice de son travail, manuel ou intellectuel. J'ai dit sait et "vit", parce qu'il ne s'agit pas d'accepter un simple postulat théorique, mais de le réaliser, jour après jour, dans la vie ordinaire » (Entretiens 62). Des concepts très fréquents dans les écrits de saint Josémaria – comme "plan de vie", "présence de Dieu", "mortification", "petites choses", "contemplatifs au milieu du monde", etc. – répondent à cette pédagogie morale et spirituelle qui constitue un itinéraire formatif et moral non seulement compatible avec les occupations normales des fidèles laïcs, mais qui se construit sur elles et se nourrit d'elles. « Là où sont vos frères les hommes, mes enfants, là où sont vos aspirations, votre travail, vos amours, là se trouve le lieu de votre rencontre quotidienne avec le Christ. C'est au milieu des choses les plus matérielles de la terre que nous devons nous sanctifier, en servant Dieu et tous les hommes (...) Dieu vous appelle à Le servir dans et à partir des tâches civiles, matérielles, séculières de la vie humaine : c'est dans un laboratoire, dans la salle d'opération d'un hôpital, à la caserne, dans une chaire d'université, à l'usine, à l'atelier, aux champs, dans le foyer familial et au sein de l'immense panorama du travail, c'est là que Dieu nous attend chaque jour. Sachez-le bien : il y a quelque chose de saint, de divin, qui se cache dans les situations les plus ordinaires et c'est à chacun d'entre vous qu'il appartient de le découvrir (...). Il s'agit d'un mouvement ascendant que le Saint-Esprit, partout présent en nos cœurs, entend provoquer dans le monde : à partir de la terre, jusqu'à la gloire du Seigneur. Et pour qu'il fût clair que même ce qui semble le plus prosaïque était inclus dans ce mouvement, saint Paul écrivait également : soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu (1 Co 10, 31) » (Entretiens 113-115).

2. La logique de l'Incarnation : vertus surnaturelles et vertus humaines

La manière dont saint Josémaria comprend le dynamisme fondamental de la vie morale du chrétien traduit une forte intensité christologique : on peut voir dans ses écrits la présence constante et unifiante d’une « compréhension singulièrement riche et cohérente du mystère du Christ, Dieu parfait et homme parfait », qui permet de trouver dans « l'Incarnation du Verbe le fondement perpétuellement actuel et opératoire de la transformation chrétienne de l'homme et, par le travail humain, de toutes les réalités créées » (Faber, 1992, p. 115). La coexistence harmonieuse des plénitudes divine et humaine dans le Christ devient le paradigme de l'harmonie du surnaturel et de l'humain dans l'existence et les activités du chrétien. « Si nous cherchons la profondeur théologique, c'est-à-dire si nous ne nous limitons pas à un classement fonctionnel mais raisonnons avec rigueur, nous ne pourrons pas dire qu'il y ait des réalités – bonnes, nobles, voire indifférentes – exclusivement profanes, dès lors que le Verbe de Dieu a fixé sa demeure parmi les enfants des hommes, dès lors qu'Il a eu faim et soif, qu'Il a travaillé de ses mains, qu'Il a connu l'amitié et l'obéissance, qu'Il a éprouvé la douleur et subi la mort » (QCP 112).

Loin de toute opposition, saint Josémaria rejette la mentalité de ceux qui s'obstinent « à ne pas voir dans le chrétien un homme entier et complet » (AD 74), oubliant que « les vertus humaines sont le fondement des vertus surnaturelles » (ibidem) ; de ceux qui « voient dans le christianisme un ensemble de pratiques ou d'actes de piété, sans percevoir leur relation avec les situations de la vie courante et avec l'urgence que nous devons mettre à répondre aux besoins des autres et à tenter de remédier aux injustices » (QCP 98), et aussi de ceux qui « tendent à s'imaginer que, pour pouvoir être humains, il leur faut mettre en sourdine certains aspects centraux du dogme chrétien ; et ils agissent comme si la vie de prière, la fréquentation continuelle de Dieu, constituaient une fuite devant leurs propres responsabilités et un abandon du monde. Ils oublient que c'est précisément Jésus qui nous a fait connaître jusqu'à quel point il faut vivre l'amour et l'esprit de service » (ibidem). En réalité, ni les exigences de l'Évangile n'étouffent les qualités et les valeurs humaines, ni la vie en contact étroit avec les activités humaines les plus variées ne met en danger la pureté de la foi (cf. AD 74).

Il propose au contraire une vision de la vie morale chrétienne dans laquelle la foi et la charité sont assumées comme des critères suprêmes de comportement personnel, professionnel et social, avec clarté et sans crainte de trahir les obligations professionnelles et civiles (cf. S 301), parce que ces vertus théologales se traduisent également par un engagement sincère à cultiver les vertus humaines ; « le chrétien se rend compte que les vertus théologales – la foi, l’espérance, la charité – et toutes les autres vertus que la grâce de Dieu amène avec elle, le poussent à ne jamais négliger ces bonnes qualités qu’il partage avec tant d’hommes » (AD 91 ; cf. AD 73-93). Chez le chrétien cohérent, le divin et l'humain s'aident réciproquement : « Les vertus humaines, j’insiste, sont le fondement des vertus surnaturelles ; celles-ci donnent toujours un nouvel élan pour se conduire avec honnêteté (...) Si le chrétien lutte pour acquérir ces vertus [humaines], son âme se dispose à recevoir efficacement la grâce de l’Esprit Saint et les qualités humaines se renforcent sous les motions que le Paraclet envoie dans son âme » (AD 91-92). C'est pourquoi saint Josémaria a accordé une grande attention aux vertus humaines et à leur relation avec les vertus surnaturelles (cf. les articles du présent dictionnaire consacrés à chacune des vertus).

La conviction que le Christ représente aussi la plénitude de ce qui est humain a bien d'autres conséquences dans les enseignements de saint Josémaria : la vision harmonieuse du rapport entre la raison et la foi, entre la foi et la science, la conscience de la haute valeur que possèdent les réalités créées, et plus concrètement, la liberté personnelle, principal don naturel accordé par Dieu à l'homme (cf. AD 23-38), et la reconnaissance volontaire de l'autonomie et de la cohérence propres aux réalités terrestres, ce qui implique l'impératif de connaître et de respecter leur dynamique intrinsèque, reflet de la sagesse du Créateur, et donc l'exigence d'une compétence technique et professionnelle, présupposé nécessaire de tout projet apostolique de sanctification du monde de l'intérieur : « Lorsque, comme il en a le devoir, le chrétien travaille, il ne doit ni évincer ni faire fi des exigences propres à la nature. Si par bénir les activités humaines on entend les réduire à néant ou en diminuer l'efficacité, alors je me refuse à utiliser ces mots » (QCP 184).

La vision de saint Josémaria de la vie morale du chrétien se caractérise également par l'importance accordée à la créativité et à la spontanéité personnelles. Dans ses enseignements, les références aux commandements de la loi de Dieu et aux préceptes négatifs qu'ils contiennent ne manquent pas, mais il les présente sans vision conflictuelle du rapport entre la loi morale et la liberté. Et sa vision de la vie morale est loin de se réduire à ce qu'il ne faut pas faire. Il voit plutôt la tâche fondamentale du chrétien comme la nécessité pour chaque personne de planifier un style de vie concret qui la conduise à rechercher efficacement l'union avec le Christ à travers l'accomplissement de ses devoirs familiaux, professionnels et sociaux, en faisant fructifier les talents reçus et les possibilités offertes par le contexte de vie. Et cette approche préside à l'activité de formation délivrée par l'Opus Dei. Saint Josémaria a écrit : « Nous attachons une importance première et fondamentale à la spontanéité apostolique de la personne, à sa libre initiative et à sa responsabilité, guidées par l'action de l'Esprit ; et non pas aux structures d'organisation, aux mandats, aux tactiques et aux plans imposés du sommet » (Entretiens 19). Et dans des cas beaucoup plus précis, chacun reçoit « l'assistance spirituelle que réclame [la] vie de piété, et une formation spirituelle adéquate, doctrinale, religieuse et humaine. Après quoi, débrouillez-vous ! Autrement dit : chrétiens, sanctifiez tous les chemins que parcourent les hommes, et qu'ils gardent le parfum du passage de Dieu (...) Chacun, avec spontanéité apostolique, œuvrant en toute liberté personnelle et se formant une conscience autonome face aux décisions concrètes qu'il doit prendre, essaie d'atteindre la perfection chrétienne et de témoigner chrétiennement dans son propre milieu, en sanctifiant son travail professionnel, intellectuel ou manuel » (ibidem).

Cette approche présuppose un respect délicat de la conscience morale et des décisions que chacun mûrit au plus intime de soi, tout en soulignant l'obligation de se former, tant aux questions éthiques générales qu'à celles qui concernent plus directement sa propre profession et sa situation sociale. Cette formation doit être continue, car il ne suffit pas d'apprendre quelques règles une fois pour toutes. L'éventail des problèmes à affronter est vaste, et presque tous sont susceptibles d'évoluer rapidement, car la liberté et l'histoire qui se construit avec elle sont réelles. « Dieu, en nous créant, a pris le risque et l'aventure de notre liberté. Il voulait une histoire qui soit une histoire vraie, faite de choix réels, et non une fiction ou un jeu. Chacun doit faire l'expérience de son autonomie personnelle, avec tout ce que cela implique de hasard, de tâtonnement et, parfois, d'incertitude » (Josémaria Escrivá de Balaguer, "Les richesses de la foi", in ABC, 2-XI-1969). L'incertitude liée à la contingence qui tend à caractériser les affaires humaines est un défi à la responsabilité morale, défi qui doit être relevé par l'étude sereine, l'écoute attentive, le dialogue cordial et la rectitude de celui qui est prêt à changer d'avis lorsque la vérité et la justice l'exigent.

3. La moralité sociale et politique. La doctrine sociale de l'Église

Sa profonde compréhension du principe de l'Incarnation, auquel nous avons déjà fait allusion, a généré chez saint Josémaria cette conviction : « la tache apostolique que le Christ a confiée à tous ses disciples a donc des répercussions sociales concrètes. Comment penser que, pour être chrétien, il faille tourner le dos au monde, et désespérer de la nature humaine ? (...) Le chrétien doit être toujours disposée à sanctifier la société de l'intérieur » (QCP 125). C'est pourquoi on trouve dans ses écrits d'abondantes réflexions visant à la formation de la conscience dans le domaine de l'éthique sociale et politique.

Mais en même temps, il a déclaré et écrit avec insistance, plus d'une fois : « Je ne parle jamais de politique » (Entretiens 48). Il voulait ainsi préciser sa maxime de ne pas proposer ou suggérer « la solution concrète d'un problème donné à côté d'autres solutions légitimes et possibles, ainsi s'opposant à ceux qui soutiennent le contraire » (Entretiens 76). Il se refusait à intervenir dans le jeu des opinions qui détermine habituellement l'affiliation des citoyens aux divers partis politiques, syndicats, mouvements culturels, etc., dans le but de contribuer noblement à la formation politique de la société. Il n'a jamais permis que ses paroles ou son activité soient interprétées dans un sens politique. Plusieurs raisons importantes expliquent cette ligne de conduite : le caractère exclusivement sacerdotal et spirituel qu'il a voulu donner à toute son activité (cf. Entretiens 48; QCP 79) ; sa conscience très vive de la mission surnaturelle de l'Église qui l'empêchait de concevoir le christianisme comme « un mouvement politico-religieux, quand bien même ce serait fait avec l'excellente intention de répandre l'esprit du Christ dans toutes les activités humaines » – « Ce serait une folie », ajoutait-il – (voir QCP 183) ; le respect de la liberté légitime des fidèles de choisir, parmi les options politiques compatibles avec le dogme et la morale de l'Église, celle qu'ils considèrent en conscience comme la meilleure pour leur propre pays et, surtout, l'assurance que la foi chrétienne transcende toutes les synthèses politico-culturelles concrètes, et donc l'impossibilité d'identifier la foi à une culture politique humaine sans graves dommages pour les âmes et pour l'Église.

Cela n'enlève évidemment rien au fait que saint Josémaria défendait le droit et le devoir de la hiérarchie de l'Église de prononcer des jugements moraux sur des questions temporelles lorsque la foi ou la morale chrétienne l'exige (cf. Entretiens 11). En outre, il a constamment enseigné que les fidèles ont l'obligation morale d'accepter de tels jugements doctrinaux (cf. Entretiens 29), et il a incorporé dans ses enseignements oraux et écrits les contenus fondamentaux du Magistère pontifical et épiscopal en matière sociale. Une partie de l'effort de formation de la conscience des fidèles qui caractérise l'Opus Dei consiste à mettre la doctrine sociale de l'Église à la disposition de tous ses fidèles ou de ceux qui s'approchent de son apostolat.

D'autre part, saint Josémaria était clairement conscient que les activités sociales et politiques ne sont pas de simples énonciations de principes pérennes, mais des réalisations concrètes de biens humains dans un contexte historique, géographique et culturel donné, marqué par une contingence au moins partiellement insurmontable. Pour cette raison, il a déclaré que « personne ne peut prétendre imposer, dans les questions temporelles, des dogmes qui, de fait, n'existent point. Devant n'importe quel problème concret, la solution consiste à bien l'étudier et ensuite à agir en conscience, avec une liberté personnelle et avec une responsabilité elle aussi personnelle » (Entretiens 77). Cela ne signifie pas que tout soit contingent, car il n'hésite pas à proclamer avec force les principes dogmatiques et moraux universellement valables. Les deux aspects du problème, la nécessité et la contingence, doivent être défendus simultanément : « N'oublie pas que, dans les affaires humaines, les autres aussi peuvent avoir raison: ils voient la même affaire que toi, mais d'un point de vue différent, sous une autre lumière, une autre ombre, un autre contour. – Ce n'est qu'en matière de foi et de morale qu'il existe un critère indiscutable : celui de notre Mère l'Église » (S 275).

La conscience des limites des projets humains a influé sur sa conception du principe de liberté qui doit être uni aux principes de responsabilité, de participation et de solidarité. Pour saint Josémaria, aimer la liberté implique nécessairement d'aimer « le pluralisme que la liberté implique » (Entretiens 98). Le pluralisme n'est pas synonyme de conflit ou de tension : « Le fait que quelqu'un pense autrement que moi – surtout lorsqu'il s'agit de choses qui font l'objet de la liberté d'opinion – ne justifie en aucune façon une attitude d'inimitié personnelle, ni même de froideur ou d'indifférence. Ma foi chrétienne me dit que la charité, il faut l'exercer envers tous, et aussi bien envers ceux qui n'ont pas la grâce de croire en Jésus-Christ » (ibidem).

Au principe de la liberté s'ajoute celui de la responsabilité, qui conduit le citoyen chrétien à affronter avec sérieux et engagement les problèmes qui se posent, et à se préoccuper d'acquérir une formation solide afin que son activité puisse effectivement constituer une contribution positive au bon ordre de la vie sociale. En ce sens, il a souligné la nécessité de fournir à chacun une telle formation. « À ce propos, je vais vous dire quel est mon grand désir ; je voudrais que le catéchisme de la doctrine chrétienne pour les enfants enseigne clairement quels sont ces points fermes sur lesquels on ne peut pas céder quand on agit d'une manière ou d'une autre dans la vie publique ; et en même temps qu'il affirme le devoir d'agir, de ne pas s'abstenir, de prêter sa collaboration pour servir le bien commun avec loyauté et avec liberté personnelle. C'est un de mes grands désirs car je vois que de cette façon les catholiques apprendraient ces vérités dès l’enfance et sauraient ensuite les pratiquer en tant qu’adultes » (Lettre 9 janvier 1932, no 45 : cf. Rodríguez Luño, 1997, p. 173). Ce souhait est devenu une réalité aujourd'hui, puisque le Catéchisme de l'Église Catholique et d'autres catéchismes nationaux accordent une attention particulière aux questions sociales et politiques. Le problème est capital, car il dépend de la bonne formation des laïcs que leur présence dans la vie publique aboutisse à un ordonnancement chrétien du monde, et non à la "mondanisation" des chrétiens. Lorsque nous parlons ici de formation, nous ne voulons pas dire la communication de solutions concrètes préfabriquées et irréformables, fermées au dialogue constructif. La formation consiste plutôt à promouvoir une sensibilité aux exigences du bien commun et à stimuler une façon de penser qui, à la lumière de la foi, permet de progresser dans la compréhension de la réalité et dans le changement social. Le fondateur de l'Opus Dei voyait dans cette formation une source et un motif de solidarité, c'est-à-dire de participation conjointe à l'entreprise collective de la recherche de la vérité.

Le lien entre le principe de liberté et celui de participation est sans doute l'une des idées les plus présentes dans les réflexions de saint Josémaria sur les questions sociales et politiques. « En tant que chrétien, ton devoir est d’agir, de ne pas t’abstenir, d'apporter ta collaboration au service loyal du bien commun, en faisant usage de ta liberté personnelle » (F 714). Travailler pour le bien commun demande engagement et sacrifice car la passivité, la paresse, le "laisser faire", sont des tentations toujours présentes auxquelles il ne faut pas céder. « Nous autres, enfants de Dieu, nous sommes des citoyens comme les autres, et à ce titre nous devons participer “sans respect humain” à toutes les entreprises et à tous les organismes honnêtes gérés par des hommes, afin que le Christ y soit présent. Notre Seigneur nous demandera des comptes rigoureux si, par négligence ou par facilité, chacun d’entre nous ne s’efforce pas d’intervenir librement dans les œuvres et dans les décisions humaines, dont dépendent le présent et l’avenir de la société » (F 715; cf. F 717-718). Une partie très importante de la participation à la vie sociale et politique est constituée par le travail de promotion sociale, la lutte contre l'injustice, la corruption, la violence et l'inégalité dans la distribution des biens économiques et culturels. « On comprend fort bien l'impatience, l'angoisse, les désirs inquiets de ceux dont l'âme naturellement chrétienne ne peut se résigner à l'injustice personnelle et sociale dont le cœur humain est capable. Tant de siècles de coexistence entre les hommes et tant de haine encore, tant de destruction, tant de fanatisme, accumulés dans le regard de ceux qui ne veulent point voir et dans le cœur de ceux qui ne veulent point aimer. Les biens de la terre répartis entre quelques-uns : les biens de la culture enfermés dans les cénacles. Et au-dehors la faim de pain et de savoir, et les vies humaines, pourtant saintes, puisque venant de Dieu, traitées comme de simples choses, comme des éléments d'un calcul statistique » (QCP 111).

En parlant de participation, saint Josémaria ne se référait pas seulement à ceux, toujours peu nombreux, qui se consacrent professionnellement à la politique, ni à l'opportunité de s'y consacrer, ce qui ne serait pas bon pour ceux qui n'ont pas les aptitudes nécessaires ; il pensait au citoyen qui remplit ses devoirs civiques et exerce ses droits, et dans les deux cas est cohérent avec sa conception du monde, de l'homme et du bien commun politique, s'associant librement avec ceux, chrétiens ou non, qui partagent ces idées et sont disposés à les réaliser. Une partie de la bonne conception du bien commun est la sensibilité à la valeur représentée par l'État. À cet égard, il rappelait l'obligation d'être exemplaire dans le respect des lois civiles justes. Il voulait éviter une situation dans laquelle un engagement généreux dans des activités non lucratives, du bénévolat, etc., pourrait conduire certains à se sentir dispensés de respecter le cadre juridique dans lequel l'État réglemente ces activités. En revanche, il estimait souhaitable de veiller à ce que ce cadre juridique soit de plus en plus équitable, au moins dans le sens où il reconnaît l'intérêt social et public – au sens juridique le plus rigoureux du terme – des initiatives promotionnelles qui naissent au sein de la société.

De ce point de vue, il soulignait l'importance de la liberté d'enseignement. « La liberté d'enseignement n'est qu'un aspect de la liberté en général. Je considère que la liberté personnelle est nécessaire à tous les hommes pour tout ce qui est moralement licite. Liberté d'enseignement donc, à tous les niveaux et pour toutes les personnes. Ce qui revient à dire que toute personne ou association reconnues capables de fonder des centres d'enseignement doivent pouvoir le faire à conditions égales et sans entraves inutiles. La fonction de l'État varie selon la situation sociale : elle est différente en Allemagne ou en Angleterre, au Japon ou aux États-Unis, pour parler de pays dont les structures quant à l'éducation sont fort diverses. L'État a des fonctions évidentes de promotion, de contrôle et de surveillance. Et cela exige des chances égales entre l'initiative privée et celle de l'État : surveiller ne signifie pas élever des obstacles ni empêcher ou limiter l'exercice de la liberté » (Entretiens 79). Et descendant dans des détails plus concrets, concernant l'enseignement universitaire, il ajoutait : « Voici quelques manifestations possibles de la réalisation effective de cette autonomie : liberté dans le choix des professeurs et des administrateurs ; liberté dans l'établissement des programmes d'étude ; possibilité de constituer un patrimoine propre et de l'administrer ; en un mot, toutes les conditions requises pour que l'Université puisse jouir d'une vie propre. Et lorsqu'elle aura sa propre vie, elle saura se donner au bien de la société tout entière » (ibidem). L'État ne doit pas supprimer l'existence et la libre activité des authentiques "sujets sociaux" tels que la famille et les différents types d'associations. Cette exigence est indissociable d'une conception correcte du bien commun politique, et a un impact immédiat et significatif sur la qualité éthique de la coexistence.

On a déjà dit que saint Josémaria considérait que la pluralité des options sociales et politiques, c'est-à-dire le fait que d'autres citoyens proposent une solution à un problème donné qui diffère de la sienne, ne doit pas être considérée négativement : le pluralisme est une réalité, inévitable, et doit être chéri comme la liberté humaine dans laquelle il trouve son origine. Le pluralisme peut également se produire dans l'ordre des croyances religieuses : dans un même État, dans une même ville, au sein d'une même famille, des personnes qui ont des croyances religieuses ou morales différentes de celles qu'en conscience nous considérons comme vraies et objectivement contraignantes vivent souvent ensemble et collaborent. Cette coexistence peut créer et crée effectivement des tensions et des problèmes de toutes sortes. La doctrine de l'Église Catholique sur le droit à la liberté religieuse, sur la coopération au mal ou sur le comportement face à des lois injustes, par exemple, constitue un critère d'action dans certaines des situations qui peuvent se présenter.

Les problèmes historiquement liés aux différences religieuses et morales, ainsi que certains facteurs idéologiques, ont donné naissance à la mentalité, très répandue dans certains milieux, selon laquelle les convictions, et plus particulièrement l'affirmation de la possibilité d'atteindre la vérité sur l'individu et les communautés humaines, finissent par se traduire par des relations injustes de domination ou de violence. Plusieurs attitudes peuvent découler de cette idée. À l'extrême, certains nient la possibilité d'une vérité absolue et se contentent du nihilisme. D'autres, sans en arriver là, considèrent qu'une certaine dose d'agnosticisme ou de relativisme est un bien, ou du moins un moindre mal, nécessaire à la coexistence démocratique, et pensent donc qu'il vaut mieux ne pas parler de vérités ultimes dans la sphère publique, allant parfois jusqu'à exiger, comme condition à toute forme de dialogue, la volonté de l'interlocuteur de renoncer ou, du moins, de mettre entre parenthèses les convictions qui constituent sa propre identité. Si quelqu'un n'était pas disposé à le faire, il serait accusé d'être un mauvais citoyen, un ennemi de la coexistence. Dans ce contexte, il y a ceux qui se ferment au dialogue, parce qu'ils ne veulent pas donner certaines explications, par peur ou parce qu'ils se sentent soumis à un chantage moral, et ils s'enferment dans leurs propres jugements de manière fondamentaliste. Il y a aussi ceux qui considèrent le dialogue comme une bonne chose et en concluent que, dans cette situation, il vaut la peine de céder, c'est-à-dire de renoncer, au moins extérieurement et tactiquement, à sa propre identité ; une attitude qui implique une certaine duplicité, avec peu de loyauté tant envers ses propres convictions qu'envers ses interlocuteurs.

C'est un problème auquel saint Josémaria a montré, dès le début de son activité, une sensibilité très délicate. Deux enseignements du Nouveau Testament sont à la base de ses réflexions : l'avertissement de notre Seigneur selon lequel il n'y a pas de véritable dilemme entre ce qui est dû à Dieu et ce qui est dû à César (cf. AD 165) et l'enseignement de saint Paul selon lequel la vérité doit être exposée avec charité, sans blesser (cf. F 559). À plusieurs reprises, il a exprimé sa conviction qu'il « n’existe pas d’opposition entre le service de Dieu et le service des hommes ; entre l’exercice de nos devoirs et de nos droits civiques et celui de nos devoirs et de nos droits religieux ; entre l’effort pour construire et perfectionner la cité temporelle et la certitude que nous traversons ce monde comme sur un chemin qui nous conduit à la patrie céleste » (AD 165). Cette conviction repose sur le fait qu'il est toujours possible d'harmoniser, d'une part, le droit de maintenir sa propre identité intellectuelle et spirituelle et, d'autre part, le devoir de parler noblement ou même de collaborer avec ceux qui ont des idées différentes. Il pensait que la collaboration avec des personnes de croyances différentes pouvait être, dans de nombreux cas, une occasion de diffuser la vérité et de dissiper les préjugés et les malentendus, ou une occasion d'approfondir sa foi. Il a toujours maintenu une ligne de conduite évangélique qui excluait toute forme d'intolérance et de violence. Il a distingué avec une extrême clarté la relation intime de la conscience personnelle avec la vérité et la relation entre les personnes. Le premier de ces rapports doit être régi par le pouvoir normatif de la vérité, car il n'est jamais honorable de ne pas être cohérent avec ce que sa conscience juge vrai ; le second doit l’être par la justice et par les exigences inaliénables de la dignité de la personne. C'est pourquoi, en pensant à la première de ces deux relations, il parle de sainte intransigeance, terme qu'il utilise pour désigner la cohérence et la sincérité, qui s'oppose à la vilenie, c'est-à-dire à l'attitude de ceux qui, étant convaincus que deux plus deux font quatre, disent qu'ils font trois et demi par faiblesse ou par commodité. Mais il ajoutait toujours, en pensant à la seconde relation, que l'intransigeance à l'égard d'une affirmation doctrinale n'est pas sainte si elle n'est pas unie à un compromis bienveillant avec la personne qui a une position différente de la nôtre (cf. C 397). C'est pourquoi il a pu déclarer que, « lorsque quelqu'un essaiera de maltraiter ceux qui sont dans l'erreur, soyez sûrs que je ressentirai l'impulsion intérieure de me mettre aux côtés de ceux-ci pour subir par amour de Dieu le sort qu'ils subiront » (Lettre 31 mai 1954, no19 : cf. Rodríguez Luño, 1997, p. 180).

En bref, saint Josémaria encourageait un dialogue ouvert, loyal et sincère. Il y voyait un moyen de cohésion sociale et une occasion de compréhension et d'apostolat. Il faisait remarquer que le bien commun de la société, et surtout d'une société complexe comme celle d'aujourd'hui, exige qu'un ensemble d'instances et de points de vue différents soient correctement reliés, et qu'ils ne soient pas fermés sur eux-mêmes ou agissent de manière purement autoréférentielle. Il voyait surtout que la condescendance dont Dieu a fait preuve en voulant que sa Parole éternelle devienne aussi une parole humaine faisait du dialogue humain un critère de conduite obligatoire pour la conscience chrétienne.

Thèmes connexes : Conscience ; Devoirs d’état ; Famille, sanctification de la ; Formation : Considérations générales ; Liberté dans les questions temporelles ; Moyens de communication sociale ; Politique ; Société ; Travail, sanctification du ; et en général, thèmes au sujet des vertus théologiques et morales.

Bibliographie :Antonio Aranda “El bullir de la sangre de Cristo”. Estudio sobre el cristocentrismo del Beato Josemaría Escrivá, Madrid, Rialp, 2000, pp. 203-254; Cornelio Fabro, “La tempra di un padre della Chiesa”, en Cornelio Fabro - Salvatore Garofalo - Maria Adelaide Raschini Santi nel mondo. Studi sugli scritti del beato Josemaría Escrivá, Milano, Ares, 1992, pp. 22-155; José Luis Illanes, “La secularidad como actitud existencial” Anuario Filosófico, 35 (2002), pp. 553-579; José Miguel Pero-Sanz - Jean-Marie Aubert - Tomás Gutiérrez Calzada Acción Social del cristiano. El Beato Josemaría Escrivá y la Doctrina Social de la Iglesia, Madrid, Palabra, 1996; Álvaro del Portillo, “A conclusione del Convegno”, en Manuel Belda - José Escudero - José Luis Illanes - Paul O’Callaghan (eds.) Santità e mondo. Atti del Convegno teologico di studio sugli insegnamenti del beato Josemaría Escrivá, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 1994, pp. 219-232; Ángel Rodríguez Luño, “La formación de la conciencia en materia social y política según las enseñanzas del beato Josemaría Escrivá” Romana. Boletín de la Prelatura de la Santa Cruz y Opus Dei, 24 (1997), pp. 162-181.

Ángel Rodríguez Luño