MONDE

1. L’amour du monde créé 2. Le monde, le péché et la rédemption. 3. Le monde, la grâce, la sanctification et la conscience du sens.

1. L’amour du monde créé
2. Le monde, le péché et la rédemption.

3. Le monde, la grâce, la sanctification et la conscience du sens.


Dans son homélie Aimer le monde passionnément prononcée le 8 octobre 1967 à Pampelune sur le campus de l'Université de Navarre, saint Josémaria, se référant au message qu'il diffusait depuis le 2 octobre 1928, affirmait avec force : « Je n'ai cessé de l'enseigner en utilisant des paroles de la Sainte Écriture : le monde n'est pas mauvais, puisqu'il est sorti des mains de Dieu, puisqu'il est sa création, puisque Yahvé l'a contemplé et a vu qu'il était bon (Cf. Gn 1, 7 et s.). C'est nous, les hommes, qui le rendons laid et mauvais, par nos péchés et nos infidélités. N'en doutez pas, mes enfants : toute forme d'évasion hors des honnêtes réalités quotidiennes est pour vous, hommes et femmes de ce monde, à l'opposé de la volonté de Dieu » (Entretiens 114).

Ce passage trouve ses racines dans l'Écriture, en remontant au récit de la Genèse où il est dit que Dieu, après avoir créé le monde, « vit tout ce qu’il avait fait ; et voici : cela était très bon » (Gn 1, 31). De manière schématique, l'enseignement qu'il contient peut se structurer ainsi : 1) le monde est bon ; 2) il est bon parce qu'il a été créé ; 3) rien de mauvais ne peut venir des mains de Dieu ; 4) tout ce qui est mauvais et déformé vient des péchés et des infidélités des hommes ; 5) cette déformation et ce mal ne peuvent justifier de s’évader de ce monde ; 6) en outre, tout n'est pas mauvais, car il existe de nombreuses réalités et activités quotidiennes bonnes et honnêtes.

1. L'amour du monde créé

La relation de l'homme au monde est restée théologiquement obscure dans les cultures étrangères à la révélation judéo-chrétienne. Le monde, soumis à la loi de l'ananké, celle d’un destin aveugle, a été abandonné à lui-même par des dieux incapables de vaincre la force du destin. La religion, en vénérant une divinité lointaine et anonyme, était reléguée au rang de rituel grâce auquel la société pouvait vivre dans un ordre qui lui apportait une paix relative. L'homme n'avait d'autre choix que de pleurer son destin tragique et de "s'amuser" au sens pascalien du terme, c'est-à-dire d'échapper à la dureté de sa condition en chassant, en faisant la guerre ou en créant des œuvres d'art qui, en chanson, exorcisaient son malaise.

Pour sa part, le peuple de la Bible vénérait un Dieu qui s’adressait à lui personnellement par l'intermédiaire des prophètes et qui, finalement, avec l'Incarnation du Verbe, se rendait présent et portait la révélation divine à sa plénitude. Non seulement Dieu se révélait bienveillant et attentif à l'homme, mais il allait jusqu'à donner son Fils unique par amour : le « Verbe s'est fait chair » (Jn 1,14) et Il a assumé toute notre condition, jusqu'à mourir. Telle est la réalité inédite et révolutionnaire racontée par l'Évangile. Le monde, que les païens croyaient dominé par des forces impersonnelles ou abandonné par des dieux habitant l'empyrée, est visité par son Créateur ! Rien de ce qui est humain, hormis le péché, n'est étranger à Dieu fait homme dans le Christ. Le monde est devenu un lieu de rencontre entre l'homme et Dieu.

Le contexte matériel de l'homélie de 1967 contribue à souligner ce sens théologique de la relation de l'homme au monde, à la lumière de la création divine. Lorsqu'il l'a prononcée, saint Josémaria célébrait la Messe dans une église singulière avec « un campus universitaire pour nef et la bibliothèque universitaire pour retable ». Dans cette Messe, comme dans toutes, il célébrait « l'acte le plus sacré et le plus transcendant » que les personnes peuvent accomplir dans cette vie : l'union avec Dieu par la communion au Corps et au Sang du Christ. Et cela se passait en plein air, dans le monde, au milieu des bâtiments et des lieux où les gens travaillaient.

Après avoir dit, toujours dans cette homélie, que « communier au Corps et au Sang du Seigneur équivaut, d'une certaine manière, à nous délier de nos attaches avec la terre et avec le temps pour nous trouver déjà en présence de Dieu dans le ciel, où le Christ lui-même séchera les larmes de nos yeux et où il n'y aura plus ni mort ni sanglots, ni gémissements de fatigue, parce que le vieux monde aura pris fin (Cf. Ap 21, 4) » (Entretiens 113), saint Josémaria poursuit en affirmant que « cette vérité si réconfortante et si profonde, cette signification eschatologique de l'Eucharistie, comme l'appellent d'ordinaire les théologiens, pourrait être mal comprise : elle l'a été chaque fois que l'on a voulu présenter l'existence chrétienne comme une réalité uniquement spirituelle – ou plus exactement, spiritualiste –, réservée aux personnes pures, extraordinaires, qui ne se mêlent pas aux choses méprisables de ce monde ou qui, tout au plus, les tolèrent comme quelque chose de juxtaposé par nécessité à l'esprit, aussi longtemps que nous vivons ici-bas » (ibidem).

Ces lignes véhiculent un message aux racines théologiques, message précis et dense. Ils évoquent un double écueil à éviter : 1) penser que la vie spirituelle ne peut se développer qu'en dehors du monde qui est rejeté comme mauvais ou du moins comme nuisible ou impropre au développement de la spiritualité ; 2) décider de vivre dans le monde, en renonçant à toute vie spirituelle et en se contentant de l'immédiat. Dans les deux cas, on y voit une séparation radicale sans union possible entre le monde, l'homme et Dieu. Ces deux attitudes opposées se dépassent si nous considérons le monde comme créé et donc bon et aimé par son Créateur.

Cela évite un double malentendu : a) considérer l'homme comme un être jeté dans un monde fermé sur lui-même et donc dépourvu de sens ; b) comprendre le monde exclusivement sur la base de la chute, du péché, sans considérer qu'il a été créé par Dieu, qui est infiniment bon et qui a doté la création d'une bonté qui peut être endommagée, mais pas détruite. Par conséquent, le chrétien désire « ordonner toutes choses selon l'esprit de Jésus, placer le Christ au sein même de toutes choses. Si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum, quand J'aurai été élevé de la terre, J’attirerai tout à moi. Le Christ, par son Incarnation, par sa vie de travail à Nazareth, par sa prédication et ses miracles dans les terres de Judée et de Galilée, par sa mort sur la Croix, par sa Résurrection, est le centre de la création, l'Aîné et le Seigneur de toute créature » (QCP 105).

2. Le monde, le péché et la rédemption

En effet, le péché est une réalité et les paroles de saint Jean restent irrévocables : « N’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui. Tout ce qu’il y a dans le monde – la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, l’arrogance de la richesse –, tout cela ne vient pas du Père, mais du monde. Or, le monde passe, et sa convoitise avec lui. Mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure pour toujours » (1 Jn 2, 15-17). Ce monde, commente saint Augustin, est le monde de ceux qui ne connaissent pas le Christ ni le chrétien ; plus radicalement, le monde qui « ne nous a pas connus, parce qu'il n'a pas connu Dieu. Notre Seigneur Jésus Christ lui-même s'y est montré, c'était Dieu incarné et caché sous les dehors de l'infirmité humaine. Pourquoi ne l'a-t-on pas connu ? Parce qu'il blâmait tous les vices des hommes » (Commentaire de la 1ère Lettre de Saint Jean, IV, 4)[1].

C'est une grave erreur d'essayer de comprendre le monde à partir du péché ; mais c'est aussi une grave erreur d'essayer de comprendre le monde sans tenir compte de la réalité du péché et de ses implications ; ou sans se tourner vers le Christ et son œuvre rédemptrice. En bref, dans une perspective chrétienne, le monde doit être compris en prenant en compte la création, le péché et la grâce, puisque ces trois réalités constituent la trame de l'histoire qui se déroule sous la providence aimante de Dieu depuis le tout début de la création.

Reproduisons à ce propos un texte de saint Josémaria, parallèle par certains aspects au passage de l'homélie de 1967 citée plus haut : « Le Christ Notre Seigneur n'a jamais cessé de semer pour le salut des hommes, pour celui de la création tout entière, pour celui de notre monde qui est bon parce qu'il est né bon des mains de Dieu. C'est l'offense d'Adam, c'est le péché d'orgueil de l'homme qui a brisé l'harmonie divine de la création. Mais une fois venue la plénitude des temps, Dieu le Père a envoyé son Fils unique qui, par l'œuvre du Saint-Esprit, a pris chair en Marie toujours Vierge pour rétablir la paix afin que, rachetant l'homme du péché, adoptionem filiorum reciperemus (Ga 4, 5), nous soyons constitués en enfants de Dieu, capables de participer à l'intimité divine : pour qu'il soit ainsi donné à cet homme nouveau, à ce nouveau rameau des enfants de Dieu (cf. Rm 6,4-5), de délivrer l'univers entier du désordre en rétablissant toutes choses dans le Christ (cf. Ep 1, 9-10), Lui qui les a réconciliées avec Dieu (cf. Col 1, 20). Nous autres chrétiens, nous avons été appelés pour cette tâche. Pour obtenir que le royaume du Christ devienne une réalité (…). Voilà notre tâche apostolique, voilà le zèle qui doit dévorer notre âme. Demandons aujourd'hui à notre Roi de nous faire collaborer humblement et avec ferveur au désir divin d'unir ce qui est brisé, de sauver ce qui est perdu, de rétablir l'ordre là ou l'homme l'a détruit, de guider vers son but celui qui sort du droit chemin et de rétablir la concorde dans la création tout entière » (QCP 183).

Dans l'Écriture Sainte, le mot "monde" et des mots analogues sont utilisés dans différents sens. Parfois, ils désignent l'univers, la totalité de ce qui existe ; plus précisément, la totalité de ce que Dieu a créé, puisque Dieu transcende le monde. À d'autres moments, ils désignent le milieu dans lequel vit l'homme, ou directement la société humaine. D'autres fois, dès le début de la littérature apocalyptique, ils parlent du monde dans la perspective de la dialectique entre le péché et la rédemption. C'est ainsi qu'ils parlent de "ce monde" ou du "monde présent" pour désigner la société et l'histoire humaines marquées par le péché et donc destinées à disparaître lorsque le Messie viendra et que le "monde futur" sera établi. Avec le Christ, les choses et la façon de parler changent, car avec Lui, Parole de Dieu faite homme, le monde futur et définitif a commencé. La distinction n'est donc pas entre deux étapes qui se succèdent, mais – et les écrits de saint Paul et de saint Jean sont très clairs en ce sens – entre deux réalités qui coexistent ou entre deux niveaux ou dimensions de la réalité, car le monde du péché, bien que vaincu sur la Croix, n'a pas disparu et continue à harceler le chrétien, et le monde futur, bien que présent, ne s'est pas encore manifesté dans toute sa plénitude. La situation du chrétien – et celle de l'homme en général – est donc une situation de tension et de lutte, puisque, participant en quelque sorte au monde futur ou définitif, il doit affronter les attaques et les difficultés découlant de la persistance du mal et du péché. D'où la demande du Christ à Dieu le Père à propos de ses disciples : « Je ne demande pas que tu les retires du monde, mais que tu les délivres du mal » (Jn 17,15).

La tradition théologique a beaucoup réfléchi à cette doctrine néotestamentaire. Parfois, elle l'a fait dans une perspective de théologie ecclésiologique et historique, en considérant la distinction et la relation entre l'Église et le monde. Les formulations auxquelles on est arrivé ont été nombreuses et variées, mais nous pouvons nous limiter à deux exemples particulièrement importants : dans l'Antiquité, Saint Augustin dans son De civitate Dei, et, à l'époque contemporaine et au niveau du Magistère, la Constitution Pastorale. Gaudium et spes du Concile Vatican II.

Dans le domaine de la théologie spirituelle aussi, on a maintenu la manière de parler biblique, même si, en ce qui concerne l'utilisation du terme "monde", on l'emploie dans un sens négatif, en laissant la tension eschatologique à l'arrière-plan et en utilisant le mot "monde" pour désigner directement et formellement la société humaine dans la mesure où le péché y est présent ; et plus encore dans la mesure où, à un degré ou à un autre, cette société est, dans ses institutions et ses modes de pensée, imprégnée de péché et incite au péché. Le monde, ainsi compris, sera considéré comme l'un des "trois ennemis de l'âme", c'est-à-dire comme l'une des principales sources – avec la chair et le diable – de tentation et d'incitation au péché.

Saint Josémaria se fait expressément l'écho de cette terminologie à certains moments, comme dans le point suivant de Chemin : « Le monde, le démon et la chair sont des aventuriers ; spéculant sur la faiblesse du sauvage qui est en toi, ils veulent qu’en échange de la verroterie d’un plaisir – qui ne vaut rien – tu leur remettes l’or fin, les perles, les brillants et les rubis trempés dans le sang vivant et rédempteur de ton Dieu, qui sont le prix et le trésor de ton éternité » (C 708). Et il le présuppose en d'autres endroits où il utilise le mot "monde" pour désigner des milieux où prévalent des attitudes et des comportements immoraux ou au moins superficiels et frivoles (cf. par exemple C 185, C 482, C 633).

Ce n'est cependant pas l'usage prédominant du mot "monde" dans les textes de saint Josémaria. Il est surtout important de souligner que l'arrière-plan spirituel de ses références à cet usage, que ce soit dans ses écrits ou dans sa prédication, n'est pas constitué par des sentiments de repli ou de pusillanimité, mais, au contraire, par des sentiments de responsabilité et d'apostolat ; autrement dit, par le désir de sainteté, par la décision de s'efforcer, sur la base de la victoire sur le péché obtenue par le Christ, de se sanctifier soi-même, et pas n'importe comment, mais précisément en sanctifiant le monde. En d'autres termes, il s'agit de rester dans le monde, dans la vie ordinaire des hommes, en affrontant la tentation ou le danger de la frivolité (« soyez hommes et femmes de ce monde, mais ne soyez pas mondains » en C 939), et en témoignant par sa propre vie que, même au milieu du monde – au beau milieu de la rue, comme aimait à le dire saint Josémaria – on peut, bien que non sans défauts et chutes, chercher et atteindre la sainteté, avec la grâce de Dieu. « “ Le milieu ambiant a tellement d’influence ! ” m’as-tu dit. — Il m’a fallu te répondre : sans doute. C’est pourquoi votre formation doit être telle que vous portiez en vous avec naturel votre propre “ambiance”, afin de donner ensuite “votre ton” à la vie en société. — Alors, si tu as bien saisi cet esprit, je suis certain que tu me diras, stupéfait comme les premiers disciples devant les prémices des miracles qu’ils opéraient au nom du Christ : “ Nous avons tellement d’influence sur le milieu ambiant ! ” » (C 376).

3.Le monde, la grâce, la sanctification et la conscience du sens

La création est bonne. Les infidélités et les péchés des hommes la déforment, mais ils ne peuvent jamais rendre absolument pervers ce qui, ayant été créé par Dieu, est bon par nature. L'Incarnation du Verbe – la grâce du Christ qui est une nouvelle création – peut rendre toute sa bonté à ce qui a été endommagé, même profondément, par le mal. La grâce est intrinsèquement bonne ; elle peut être perdue, mais elle ne se corrompt pas et peut vaincre la corruption.

Saint Josémaria parlait de l'Eucharistie comme de « l'acte le plus sacré et le plus transcendant que nous, les hommes, puissions par l'effet de la grâce de Dieu accomplir dans cette vie » (Entretiens 113). Et à tout moment, il soulignait la transcendance infinie de Dieu : « Considère ce qu’il y a de plus beau et de plus grand sur terre…, ce qui plaît à l’intelligence et aux autres facultés…, et ce qui est plaisir de la chair et des sens…Considère aussi le monde, les autres mondes qui scintillent dans la nuit : l’univers entier. — Eh bien ! tout cela, même joint à l’assouvissement de toutes les folies du cœur…, tout cela ne vaut rien, n’est rien et moins que rien, à côté de mon Dieu – ton Dieu ! – trésor infini, perle très précieuse, Dieu humilié, Dieu esclave, qui s’anéantit sous la forme de serviteur dans la crèche où il voulut naître, dans l’atelier de Joseph, dans la Passion et dans sa mort ignominieuse… et dans la folie d’Amour de la sainte Eucharistie » (C 432). Des mots qui, passant du plan spirituel au plan métaphysique, peuvent nous amener à évoquer une phrase bien connue de saint Thomas d'Aquin : « le bien de la grâce, même d'un seul sujet, est plus grand que le bien naturel de toute la création » (S.Th., 1-2, q. 113, a. 9, ad 2).

Avec la grâce, qui nous est communiquée par les sacrements, et de manière particulière par l'Eucharistie, une « nouveauté divine » est introduite dans l'homme, avec laquelle nous recevons « une nouvelle source d'énergie, une racine puissante, greffée sur le Seigneur » (QCP 155). Le fondement de l'existence chrétienne se trouve dans l'Incarnation du Verbe, dans le fait que Dieu s'est rendu présent dans le monde en assumant une nature humaine. Jésus-Christ, comme nous le raconte saint Jean, a dit aux Juifs : « Vous êtes de ce monde, moi je ne suis pas de ce monde » (Jn 8,23). Il affirme qu'il n'est pas de ce monde, et Il l'affirme en étant dans ce monde. Il est dans le monde sans être du monde, non seulement parce qu'en Lui il n'y a rien qui aie quelque chose à voir avec le péché, mais parce qu'il est Dieu : en s'incarnant Dieu ne se métamorphose pas, mais continue à être Dieu, Dieu parfait, étant en même temps homme parfait, perfectus Deus, perfectus homo, selon l'expression du symbole Quicumque souvent cité par saint Josémaria (cf. par exemple QCP 13).

Cela signifie que Dieu ne se confond pas avec le monde, mais en même temps, que nous pouvons trouver Dieu dans le monde. Dieu, qui s'est rendu présent dans le monde, ne s'est pas retiré du monde. Le Christ a vaincu le péché et la mort et, ressuscité et assis à la droite du Père, Il vient à notre rencontre, agissant dans l'Église et dans l'âme. Il nous envoie l'Esprit Saint et nous communique la grâce, nous appelant à communiquer avec Lui à tout moment, aujourd'hui, maintenant, alors que nous sommes dans le monde, un monde qui n'est plus un rideau sombre et opaque qui nous empêche d'atteindre Dieu, mais le contexte et la matière de notre rencontre avec Lui.

La théologie catholique enseigne que la nature conserve, bien qu'obscurcie, sa bonté native et que le don de la grâce, totalement gratuit mais réellement communiqué, nous fait entrer dans la vie de Dieu. Elle le fait à la fois contre ceux qui prétendent que la nature est si complètement corrompue par le péché que la grâce ne peut la guérir, et contre ceux qui soutiennent que la nature est si parfaite, pure et complète qu'elle n'a pas besoin d'être perfectionnée par Dieu ; elle le fait aussi tant vis-à-vis de ceux qui postulent la prédominance absolue du péché et de la chute, que de ceux qui vivent dans la superficialité et la dispersion, ou de ceux qui connaissent l'angoisse de l'homme sans Dieu, ou qui vivent le drame de la séparation de sa cause créatrice, de la solitude causée par l'épaisseur d'un monde dans laquelle il est emprisonné.

En pleine continuité avec la tradition catholique, et en l'approfondissant grâce aux lumières que Dieu lui a communiquées à partir du 2 octobre 1928, le fondateur de l'Opus Dei a prêché que, sans préjudice de la référence à Dieu, un amour passionné pour le monde est possible, puisque, dans le Christ et avec le Christ, le monde n'est plus une cause de séparation et peut devenir le domaine et la matière de la rencontre avec Dieu. « Il y a quelque chose de saint, de divin, qui se cache dans les situations les plus ordinaires et c'est à chacun d'entre vous qu'il appartient de le découvrir » (Entretiens 114). Ce quelque chose de divin, c'est Dieu lui-même qui attend à chaque moment – à chaque instant, dans chaque activité – une réponse que la grâce permet de découvrir et de réaliser.

Quel est le lieu de l'existence chrétienne, demande le fondateur de l'Opus Dei dans la même homélie. Il répond alors : « Là où sont vos frères les hommes, mes enfants, là où sont vos aspirations, votre travail, vos amours, là se trouve le lieu de votre rencontre quotidienne avec le Christ. C'est au milieu des choses les plus matérielles de la terre que nous devons nous sanctifier, en servant Dieu et tous les hommes » (Entretiens 113). Et un peu plus loin : « Il n'y a pas d'autre chemin, mes enfants : ou nous savons trouver le Seigneur dans notre vie ordinaire, ou nous ne le trouverons jamais. Voilà pourquoi je puis vous dire que notre époque a besoin qu'on restitue, à la matière et aux situations qui semblent les plus banales, leur sens noble et originel, qu'on les mette au service du Royaume de Dieu, qu'on les spiritualise, en en faisant le moyen et l'occasion de notre rencontre continuelle avec Jésus-Christ » (Entretiens 114).

Ce dépassement des approches qui, postulant une hétérogénéité absolue entre Dieu et le monde, décrètent impossible l'union de la créature avec son Créateur et Rédempteur, se manifeste chez saint Josémaria de multiples façons. Par exemple, dans son affirmation que Marthe et Marie, l'action et la contemplation, peuvent être harmonisées en vertu du lien qui unit l'homme à Dieu dans le Christ, le Fils de Dieu fait homme pour que nous devenions enfants de Dieu. La réalité de la filiation divine du chrétien réconcilie la Marthe active avec la Marie contemplative, la terre avec le ciel. Et elle le fait en vertu d'une spiritualité incarnée dans le quotidien. Ni être enfermé dans le monde, confiné à la subjectivité, ni être hors du monde, séparé des événements, mais être dans le monde tout en étant en Dieu, agir dans le monde et se savoir aimé de Dieu et en rapport avec Lui. Nous devons garder à l'esprit,écrit saint Josémaria, l'importance sanctifiante et sanctificatrice du travail et sentir le besoin de comprendre tout le monde pour servir tout le monde, en nous sachant enfants de notre Père qui est aux cieux », jusqu'à unir « d'une manière qui finit par être connaturelle, la vie contemplative à la vie active » (Lettre 24-III-1930 no 10 : in AGP, série A.3, 91-1-3 ; cf. aussi AD 67, AD 149, AD 238, AD 296, AD 308-309, AD 316).

Divinisé par la grâce, ouvrant complètement sa liberté à l'amour qui vient de Dieu, l'homme sanctifie le monde, de sorte que dans son cœur le ciel et la terre sont unis, et la vie, toute la vie, finit par être sous le signe d'une unité qui vient de Dieu. C'est pourquoi saint Josémaria proclame : « il ne peut y avoir de double vie, nous ne pouvons être pareils aux schizophrènes si nous voulons être chrétiens ; il n'y a qu'une seule vie, faite de chair et d'esprit et c'est cette vie-là qui doit être – corps et âme – sainte et pleine de Dieu : ce Dieu invisible, nous le découvrons dans les choses les plus visibles et les plus matérielles » (Entretiens 114).

Une partie de la pensée moderne a considéré le monde soit comme un repli sur soi et un enfermement dans un tout à l'image d'un espace clos, soit comme une ouverture infinie sur la ligne d'un temps sans fin. Dans les deux cas, l'homme, soumis au "destin", ou libre de "projeter" une existence qui se referme sur elle-même, se retrouve seul, abandonné à ses propres forces. Exister dans le monde se réduit alors à agir, à travailler et à satisfaire les besoins liés à l'existence. La vie a pour limite le monde qui nous entoure avec tout ce qu'il contient : des réalités les plus communes, ustensiles, aliments, etc., aux grands espaces et aux gouffres abyssaux, tout est inclus dans le non-sens. On vit pour vivre, on mange pour continuer à vivre, sans but, sans intériorité, sans pourquoi. Tout renvoie au simple fait d'exister, ou à un désir d'exister qui, en dernière analyse, s'identifie à la nécessité.

Le contraste entre la vision selon laquelle l'homme a été "jeté" dans un monde dénué de sens et la conception chrétienne du monde comme une réalité créée par un Dieu à la fois tout puissant et aimant, Créateur et Père, est grand. Pour le chrétien, le monde n'est pas l'horizon insurmontable d'une existence humaine fermée à la transcendance, mais un chemin qui, en vertu de la grâce du Christ, peut conduire à l'union avec Dieu.

À la lumière de la foi chrétienne, de la vérité exaltante et consolante de la filiation divine, l'homme se comprend comme une créature appelée à se sanctifier dans le monde, en sanctifiant le monde. Le marteau renvoie, d'une part, au clou, mais d'autre part, au manche, et le manche à la main, qui à son tour renvoie à l'intelligence et à la volonté. Et à Dieu, à condition que, dans la recherche de la perfection de sa tâche, on cherche la gloire, l'amour et le service divins. « Je vous assure, mes enfants, que lorsqu'un chrétien accomplit avec amour les actions quotidiennes les moins transcendantes, ce qu'il fait déborde de transcendance divine. Voilà pourquoi je vous ai dit, répété et ressassé inlassablement, que la vocation chrétienne consiste à convertir en alexandrins la prose de chaque jour. Sur la ligne de l'horizon, mes enfants, le ciel et le terre semblent se rejoindre. Mais non, là où ils s'unissent, en réalité, c'est dans vos cœurs, lorsque vous vivez saintement la vie ordinaire... » (Entretiens 116).


Thèmes connexes : Contemplatifs au milieu du monde ; Lutte ascétique ; Prière ; Péché ; Présence de Dieu ; Unité de vie.

Bibliographie : Entretiens 113-123; Gonzalo Aranda Pérez, “Gen 1-3 en las homilías del Beato Josemaría Escrivá de Balaguer”, ScrTh, 24 (1992), pp. 895-919; Jean-Luc Chabot, “Responsabilidad frente al mundo y libertad”, en Manuel Belda Plans - José Escudero - José Luis Illanes Maestre - Paul O’Callaghan (eds.) Santidad y mundo. Actas del simposio teológico de estudio en torno a las enseñanzas del beato Josemaría Escrivá (Roma, 12-14 de octubre de 1993), Pamplona, EUNSA, 1996, pp. 249-275; José Luis Illanes Maestre Cristianismo, historia, mundo Pamplona, EUNSA, 1973 Id. La santificación del trabajo. El trabajo en la historia de la espiritualidad, Madrid, Palabra, 200110 rev. y act. Id. Tratado de Teología Espiritual, Pamplona, EUNSA, 2007; Álvaro del Portillo Le laïc dans l’Église et dans le monde, Alençon, Corbière et Jugain, 1966; Elisabeth Reinhardt, “La legittima autonomia delle realtà temporali” Romana. Bollettino della Prelatura della Santa Croce e Opus Dei, 15 (1992), pp. 323-335; Pedro Rodríguez, “La santificación del mundo en el mensaje fundacional del Beato Josemaría Escrivá”, en José Luis Illanes et al. El cristiano en el mundo. En el Centenario del nacimiento del Beato Josemaría Escrivá (1902-2002). XXIII Simposio Internacional de Teología de la Universidad de Navarra, Pamplona, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Navarra, 2003, pp. 47-65.

[1] NdT traduction française de saint Augustin empruntée au site web de l’abbaye Notre Dame de Tamié

Hervé Pasqua