Un métier contre la violence

Un projet novateur pour sortir les jeunes des quartiers populaires de la spirale de la violence.

Ces jeunes gens, je les recherchais pour les arrêter ; aujourd'hui ils sont là devant moi, mais je ne peux plus les arrêter ! 

Ces paroles sont celles d'un commandant de police. Il ne les disait pas avec le regret de l'impuissance, mais avec la surprise du dénouement inattendu d'un problème, qui l'avait longtemps tourmenté.

Mon intérêt pour les questions liées à la violence urbaine remonte à l'époque de mes recherches doctorales en Belgique, au tournant du siècle. Ma thèse de doctorat a porté sur les interactions entre les policiers et les enfants de la rue, communément appelés schegués à Kinshasa. J'ai eu la chance de me former et de nouer de solides liens d'amitié avec des professeurs, qui m'ont transmis leur conviction que la force de la loi n'est pas la seule réponse à certains problèmes complexes comme la violence des jeunes. 

Pour ma part, je percevais dans cette vision des choses une plus grande humanité et une plus grande conformité avec la charité chrétienne. Je me demandais, notamment comment concilier l'humain avec le statut de criminel ou de délinquant. Du reste, mes maîtres de l'université, même s'ils étaient eux-mêmes non croyants ou non pratiquants, connaissaient ma foi et la respectaient. 

Plus tard, quand je suis revenu au Congo et une fois devenu Directeur de l'Ecole de criminologie de l'Université de Kinshasa, j'ai continué à animer un groupe de jeunes chercheurs dans le même état d'esprit et selon cette vision.

Faire de la lutte contre la violence un métier du criminologue, c'est ce à quoi je me consacre avec des collègues au sein de la nouvelle École de criminologie à l'Université de Kinshasa. 

La conversation que j'ai rapportée plus haut a eu lieu en 2020. Kinshasa, comme le reste du monde était plongé dans la crise sanitaire dû au SARS Covid-19. À cette époque, avec certains partenaires, nous avions un projet ayant pour cible des bandes de jeunes, communément appelés " kuluna ", tristement célèbres, à cause des actes d'extorsion et de violence perpétrés dans les quartiers périphériques de la ville. 

En réalité, ces bandes de jeunes sont nés comme des groupes d'autodéfense des quartiers contre les jeunes venus d'ailleurs pour perpétrer des vols dans leurs quartiers et contre lesquels il fallait se défendre, faute d'une présence policière efficace, avant de se convertir elles-mêmes, souvent pour des raisons de survie, en véritables gangs, semant la terreur au sein des quartiers, surtout à l'égard des inconnus.

Pour notre part, considérant la vulnérabilité économique de ces jeunes, nous cherchions à promouvoir leur accès aux droits économiques et sociaux en mettant en œuvre une approche empathique de proximité, pour leur sortie de la violence par leur réinsertion socio-professionnelle moyennant l'apprentissage d'un métier. 

Il est superflu de préciser qu'ils étaient peu nombreux ceux qui croyaient en nos chances de réussite. Le commandant de police, dont j'ai parlé plus haut, n'était évidemment pas parmi les plus convaincus ni les plus enthousiastes à cette idée. Beaucoup la jugeaient carrément folle.

Il nous a fallu commencer par approcher ces jeunes kuluna, établir un contact avec eux, sans les stigmatiser d'emblée ni les réduire à leurs méfaits. C'était à la fois difficile et facile. Psychologiquement, il y avait, de deux côtés, une barrière imposante. Or, dans la pratique, les concernés ont vite compris que nous n'étions pas des flics déguisés, et que les intentions de nos équipes de chercheurs, composées des jeunes et majoritairement des filles, étaient à la fois pacifiques et positives.

De notre côté, nous n'avons pas tardé à confirmer ce que nous pressentions, à savoir au-delà de la psychologie de la violence qui l'entoure, ce phénomène tient effectivement au fait que certains jeunes en ont fait leur métier, ou plutôt leur gagne-pain, si bien qu'ils sont en quelque sorte piégés eux-mêmes dans l'engrainage, ne sachant plus comment s'en sortir. 

Notre approche avait pour originalité précisément de tenter d'offrir un métier alternatif aux jeunes kuluna, comme une opportunité pour se tirer d'affaire. Il s'agissait de contribuer à combattre l'exclusion sociale, qui est génératrice de violence, en permettant aux jeunes de se valoriser à leurs propres yeux et de se rendre utiles à leur communauté.

Nous étions encore en pleine pandémie du corona virus. Une fois en contact avec une première bande grâce aux personnes ressources, nous nous sommes d'abord intéressés à connaître leurs besoins les plus pressants. C'est alors qu'ils ont parlé de la nécessité de disposer de masques de protection et des dispositifs de lavage des mains, car, étant dans la rue, ils étaient souvent pris à partie par la police, du fait de ne pas disposer de masque, mais surtout ils avaient eux aussi un vrai souci de se protéger contre la maladie. 

Nous avons donc décidé de répondre à ces besoins. Seulement, face à la possible méfiance à l'égard des masques fournis par les pouvoirs publics mais aussi à la nécessité de s'assurer de leur participation, nous leur avons demandé de confectionner eux-mêmes ces masques de protection individuelle et mêmes les dispositifs de lavage des mains. Comme ils en étaient incapables, nous leur avons demandé de nous présenter un tailleur de leur quartier qui pouvait confectionner ces masques.

Connaissez-vous un tailleur et un ferrailleur à qui nous pouvons passer commande ? leur avons-nous demandé. Très vite, ils nous ont présenté deux hommes de métier de leur quartier. Nous nous sommes engagés à leur acheter leurs produits et même de renforcer leur capacité de production, à condition qu'ils s'engagent l'un et l'autre à initier ces jeunes kuluna à ces métiers.

Avec cela, notre projet est entré dans sa phase décisive. Pour ce qui est des masques de protection, par exemple, ils en ont confectionné, à la main, jusqu'à environ 10.000, avant de les distribuer dans leur quartier, gratuitement ! Les gens n'en revenaient pas de voir ceux qui, jusqu'ici avaient semé la violence, devenir des bienfaiteurs au sein de leur communauté, à cette époque de crise sanitaire où les instances étatiques n'offraient rien à la population.

Plus tard, nous avons pu reproduire la même chose dans d'autres quartiers de la ville, auprès d'autres bandes de jeunes, avec des résultats fort encourageants : de dizaines de jeunes sont sortis de cette spirale de la précarité et de la violence, en se recyclant professionnellement, qui dans un chantier, qui dans la couture, voire dans un service de la présidence de la République ! Aujourd'hui encore, il n'est pas rare que je reçoive des messages d'un ex-kuluna, qui veut simplement me saluer et prendre des nouvelles ou en signe de reconnaissance ! 

Une fois finie la pandémie et avec elle la nécessité des masques de protection, puisqu'il avait déjà le métier, les jeunes d'un quartier, qui avaient appris la couture, ont pu confectionner, notamment, des uniformes pour les élèves. Je vais conclure ce récit avec le commentaire que l'un d'eux faisait, non sans fierté : 

Nous n'avons pas eu la chance d'aller à l'école, c'est vrai, et on nous dédaigne pour cela. Pourtant, nous confectionnons des uniformes pour que leurs enfants aillent à l'école !