Saint Joseph, « ombre du Père »

L'abbé Patrick Pégourier nous livre une réflexion sur saint Joseph, à quelques jours de sa fête, le 19 mars.

La sainte Famille, par Murillo

Que savons-nous de Joseph par les Écritures, que nous dit la Bible à son sujet ? Presque rien : pas plus de douze mentions,  seuls quelques mots : beaucoup moins en tout cas qu’on en écrira sur chacun de nous après notre mort. Par rapport à son éminence et à sa mission, il y a là une disproportion que n’expliquent pas uniquement son profil psychologique et son dévouement pour Jésus et Marie. La raison est à chercher en amont : elle est théologique. La tradition spirituelle l’exprime d’un mot : Joseph est sur terre l’« Ombre » de Dieu le Père voilé sous sa personne [1] ; et sa pédagogie l’illustre par une métaphore : la sainte eucharistie réside dans un ciboire que recouvre un voile. Dans le mystère du Verbe incarné, l’hostie consacrée, c’est Jésus ; le ciboire, c’est Marie ;  et le voile, Joseph : comme le ciboire n’est que pour l’hostie, le voile aussi n’est que pour l’hostie et le ciboire ; de même, Marie n’existe que pour Jésus ; et Joseph que pour Jésus et Marie. Le voile du ciboire a deux fonctions : il est pour le Saint Sacrement, et il l’enveloppe. Rapportons-les  au saint patriarche pour l’envisager comme éducateur et protecteur du Seigneur.

Le meilleur des pères

C’est lui qui gouverne la Sainte Famille : il est investi de la puissance paternelle [2]. Autrement dit, grâce à lui, la Paternité descend, du ciel sur la terre : il incarne l’autorité du Père éternel auprès de Jésus et de Marie.  En quoi consiste cette autorité ? Selon l’étymologie, à « faire croître », à partager sa propre richesse avec ceux que l’on cherche à faire grandir par sa propre disponibilité à leur égard. Aussi n’est-elle authentique que lorsqu’elle est conséquence de l’amour. Dans la vie de la Trinité du ciel, le Père est le Principe, et il livre son intimité dans le Christ, son Fils. De même, au sein de la « trinité de la terre »[3], Joseph est le chef, et il ne vit que pour Jésus et Marie, pour servir leur propre vocation. Il les chérit tant qu’il les « porte » en lui-même. D’ailleurs, les évangiles,  dans leur sobriété à son sujet, ne mentionnent pas de titres personnels, mais uniquement des références à autrui : ancêtre du Christ, époux de Marie, père de Jésus.

La sainte Famille, par Murillo

Un verset chez Luc résume son rôle d’éducateur : l’Enfant progressait ensagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes [4]: « trente ans » à Nazareth, trente années auprès du Christ, d’une présence active pour lui faire acquérir, au plan humain, les connaissances, l’expérience du travail et de la vie nécessaires à sa mission de Rédempteur. Éducation soignée dont on remarque les fruits ici et là dans les évangiles :

- de ces années de vie cachée auprès de son père, à l’« ombre » de Joseph, Jésus sort rayonnant, au point que les premiers disciples quittent Jean-Baptiste, « le plus grand des prophètes »[5], pour le suivre, sans avoir vu le moindre signe ;

- de retour dans sa patrie quelque temps après le début de sa vie publique, il provoque l’étonnement de ses auditeurs dans la synagogue : Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée [6]? Allez à Joseph et faites tout ce qu’il vous dira [7] ! Ce conseil d’un pharaon éclairé traverse toute l’Histoire du Salut : il s’applique non seulement à l’intendant providentiel de l’Égypte ancienne, mais aussi à l’époux de Marie, que Dieu a choisi pour nourrir sa famille. Il est maître de vie intérieure : quand nous nous approchons de lui, il nous fait pénétrer dans l’intimité mystique du Verbe. Lui qui non seulement a pu voir et écouter Dieu, mais encore le prendre dans ses bras, l’embrasser, l’habiller, veiller sur lui [8], il nous inculque la sagesse amoureuse qui cherche dans « les petites vertus du foyer »[9] l’occasion constante de créer une ambiance de famille, chaleureuse, généreuse et positive, transposition de celle de Nazareth.

Hautement bienveillant

La protection de Dieu le Père dans l’ancienne Alliance est figurée notamment par la nuée qui accompagne les Hébreux lors du passage de la « mer Rouge » [10] et par la suite, pendant leur traversée du désert [11]. Dans le nouveau Testament, elle enveloppe le mystère de l’Incarnation : La puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre [12], indique l’Archange à la Vierge lors de l’Annonciation. Cette « ombre » n’est autre que la nuée féconde où notre salut s’enfante : obscurité de la nuit étoilée où, ignoré de la plupart,  un Sauveur nous est né ; gloire majestueuse du  Transfiguré qui, sur la montagne, les prit sous son ombre [13], ténèbres qui couvrent toute la terre[14]au moment où, au Golgotha, notre sort s’est dénoué. Cette « ombre », c'est Joseph − le tableau d’Antoni Guerra l’illustre superbement[15]− : en lui se cache le Père, qui accueille l’Enfant-Dieu, le cache à son tour, l’entoure de tendresse, le protège [16], l’aide à grandir : Il est un voile pour le couvrir : et, sous ce voile mystérieux, on nous cache la virginité de Marie, et la grandeur du Sauveur des âmes[17]. Á l’image du saint patriarche − père protecteur, nourricier, éducateur, infiniment disponible et respectueux −, les pères de la terre ne sont pleinement pères que lorsqu’ils consentent à s’effacer généreusement pour n’être que l’ombre du Père céleste.

Saint Joseph et la Trinité, par Antoni Guerra

Père virginal de Jésus

Nuée, ombre, voile, tous ces qualificatifs conviennent à Joseph. Plus encore, il est le vice-Père de Jésus qui regarde en lui son Père éternel comme son Père. Dieu, en effet, lui a transmis ses droits. Il lui a confié la mission d’être ici-bas d’une certaine manière son vicaire. Il se devait en même temps de mettre en lui quelque chose de l’amour infini qu’il lui porte [18]. De cette vie du Père qui circule « plus librement » en Joseph qu’en chacun de nous, résultent deux effets :

- une intimité que nous n’imaginons pas entre Jésus et son père. On pourrait parler d’ « imbrication ». Aussi Jésus cherchait-il spontanément auprès de lui l’appui et le réconfort. Ceci explique qu’à toute extrémité sur la croix, il pousse ce cri qui fait connaître sa solitude et son affliction : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné [19]. Dans les dernières années de sa vie, pour rejoindre de plus près le Seigneur, saint Josémaria cherchait à jouer auprès de lui le rôle du saint patriarche : il se plaçait au Golgotha et se figurait ce que Joseph lui aurait dit s’il avait été là au moment où le Christ donnait sa vie pour nous [20];

- une fécondité à même de nourrir la vie intérieure de qui lui voue une tendre dévotion. Monsieur Olier l’exprime d’un trait : Il est établi pour communiquer intérieurement la vie suréminente qu’il reçoit du Père et qui découle ensuite par Jésus-Christ sur nous (…) Parce qu’en Dieu le Père, saint Joseph est source de tout bien et de toute miséricorde, on dit de ce saint qu’on ne lui demande rien qu’on ne l’obtienne [21].

Prions-le donc avec la plus ferme confiance : « Aimable Saint Joseph, toi dont le crédit est si puissant auprès de Dieu que l'on a pu dire Au Ciel Saint Joseph commande plutôt qu'il ne supplie, tendre père, prie pour nous Jésus, prie pour nous Marie. Sois notre avocat auprès de ce divin Fils dont tu as été ici-bas le père nourricier si attentif, si aimant, et le protecteur fidèle. Sois notre avocat auprès de Marie, dont tu as été l'époux si aimant et si tendrement aimé. Ajoute à toutes tes gloires celle de gagner la cause difficile que nous te confions » [22].

NOTES

[1] Cf. Monsieur Olier, La journée chrétienne [1655], Roger et Chernoviz, 1906 in fine. Dans la même ligne de pensée que saint François de Sales, il a perçu le lien mystérieux qui existe entre Joseph et le Père éternel : le seul saint Joseph est destiné à le représenter, tandis qu’il faut une infinité de créatures, une multitude de saints pour représenter Jésus-Christ (…) Le Père s’étant choisi ce saint pour en faire sur la terre son image, il lui donne avec lui une ressemblance de sa nature invisible et cachée. [2] L’expression de celle-ci est soulignée par deux actes de Joseph qui l’établissent comme père légal de Jésus, et rattachent celui-ci à David, malgré sa conception virginale : Il prit chez lui Marie son épouse ; et, plus précisément, il donna son nom à l’enfant (Mt 1, 24-25). Luc souligne davantage encore l’autorité paternelle lors de la communication du nom, en mettant celle-ci en relation avec la circoncision (2, 22) : acte par lequel le père de famille introduisait son jeune fils, huit jours après sa naissance, dans l’Alliance d’Israël ; rite indispensable car, pour les Juifs, ne pas être circoncis, c’était faire nombre avec les enfants de la destruction, et non de l’Élection.

[3] Dans la littérature spirituelle, la Sainte Famille, constituée de deux époux vierges et d’un Fils, le Verbe de Dieu, est souvent comparée à une petite Trinité : de la terre. Jean Gerson (chancelier de l’université de Paris, XVe siècle) parlait de cette admirable Trinité de Jésus, Marie et Joseph. Ils étaient trois, prêchait saint Léonard de Port-Maurice – franciscain italien du XVIIIe siècle −, et cependant ils n’étaient qu’un, un dans une unité si merveilleuse, unité qui de trois ne faisait qu’un, et qui cependant les laissait trois… Saint Josémaria encourageait à rechercher l’intimité avec eux, à travers une conversation d’amis, à l’occasion des normes de piété et de l’activité quotidienne, au point d’acquérir comme la seconde nature d’être toujours avec les trois.  On parvient ainsi à découvrir le sens de sa propre histoire – chemin de la trinité à la Trinité − : on apprend de la trinité de la terre à élever son regard vers la Trinité du ciel et à entrer dans la dynamique d’amour de la « famille » des trois Personnes divines.

[4]Lc 2, 52. [5] Cf. Mt 11, 11.

[6] Mc 6, 2.

[7] Gn 41, 55.

[8] Cf. Oraisons préparatoires à la sainte messe ; cf.  saint Josémaria Escriva, Quand le Christ passe, 54.

[9] Titre d’un ensemble de causeries données par Mgr Chevrot au poste Radio-Luxembourg (1949) : courtoisie, effacement, gratitude, sincérité, bonne humeur, exactitude, patience, etc.

[10]Il s’agit, plus vraisemblablement, de la mer des Roseaux, zone marécageuse entre la Méditerranée et les lacs Amers. Alors que Pharaon et son armée étaient sur le point de rattraper les Israélites, Dieu plaça entre eux une colonne de nuée, de sorte qu’aucun des deux camps ne pouvait se voir (cf. Ex 14, 19-20), ce qui permit à Moïse et aux siens de rejoindre l’autre rive : nos pères ont tous été sous la nuée, tous ont passé à travers la mer (1 Co 10, 1).

[11] Cf. Ex 16, 10-14 ; Nb 10, 34 ; Ps 77, 14 et 104, 39 ; Sg 19, 7-8.

[12] Lc 1, 35.

[13]  Mc 8, 7 ; Lc 9, 34 et Mt 17, 5 : les trois apôtres témoins de la scène sont couverts par une nuée au sein        de laquelle Jésus s’entretient avec Élie et Moïse de sa Passion prochaine à Jérusalem, en vue de notre salut.

[14]  Lc 23, 44.

[15] Peintre catalan de la fin du XVIIIe siècle : Saint Joseph et la Trinité

Saint Joseph est au centre du tableau, mais toute l’oeuvre est structurée par une diagonale qui part de l’angle supérieur gauche de la toile pour rejoindre l’angle inférieur droit. Parfaitement étagés sur cette diagonale, trois visages. En haut, un beau visage au front immense, nimbé de lumière dorée : Dieu le Père. En bas, souriant et lumineux, le visage de Jésus petit enfant. Jésus repose abandonné dans les bras de saint Joseph dont le visage vient s’intercaler exactement entre celui du Père éternel et celui du Fils Bien-Aimé. Sous la lumière qui vient du Père et qui baigne tout le corps de l’enfant, le visage de Joseph, tourné vers Jésus, demeure dans la pénombre : Joseph, ombre du Père.

 [16] De l’incompréhension, de l’hostilité et notamment de la folie meurtrière d’Hérode : cf. le « massacre des Innocents ».

[17] Bossuet, Premier panégyrique de saint Joseph, 3e point (1657).

[18] Michel Gasnier, Les silences de saint Joseph, Le Laurier 1996, chap. XXI : La tâche paternelle de Joseph.

[19] Mt 27, 46.

[20] Au Brésil, pendant un voyage en voiture, il découvrit la solution et nous la communiqua dès son retour à la maison : « J’ai trouvé ! C’est moi qui me mets à sa place, c’est moi qui tiens sa place » ! (rapporté par Mgr Alvaro del Portillo, Entretien sur le fondateur de l’Opus Dei, Le Laurier, 1993, chap. 10, p. 159).

[21] Op. cit.

[22] Saint François de Sales.