Saint Thomas, pionnier hors du commun

À l'occasion du jubilé en l'honneur de saint Thomas d'Aquin, cet article nous fait apprécier quelques traits de celui que Jean-Paul II déclara « docteur de l’humanité » et modèle d’inculturation.

À partir du 28 janvier, un long jubilé thomasien (2023 – 2025), promu par l’ordre dominicain, animera la vie de Toulouse ; la ville, depuis 1368, garde les reliques du saint docteur sous le maître-autel des Jacobins.

D’abord, on commémore le 7e centenaire de sa canonisation en Avignon ; ensuite, le 750e anniversaire de sa mort sainte au monastère cistercien de Fossanova, proche de sa ville natale ; enfin, les 800 ans de sa naissance au château de Roccasecca, l’une des sept « sérénissimes maisons » du Royaume (Sicile-Naples), siège des comtes d’Aquin.

Élève brillant d’arts libéraux à Naples, où il découvre sa vocation de frère prêcheur, et disciple de saint Albert à Cologne, il accomplit le cursus universitaire : bachelier en bible et maître en théologie. Son compatriote, le pape Alexandre IV félicite le chancelier de l’Église de Paris pour avoir accordé la licence d’enseigner au jeune Thomas, « illustre par la pureté de sa vie, et par le trésor de sa science » (Lettre, 1256). Il parcourt l’Italie ; il sera aussi apprécié par les philosophes à la Faculté d’Arts de Paris.

Thomas affirme Dieu sans écraser la créature

Chercheur, voyageur, enseignant, il révolutionne les contenus et les méthodes, tout en respectant la tradition catholique ; il prend ses distances avec certains disciples de saint Augustin, contaminés par les philosophies arabes insuffisantes. Thomas affirme Dieu sans écraser la créature : Dieu n’est pas un monopolisateur de la vérité ni du bien, mais un grand Donateur, qui est glorifié par ses œuvres ; un grand Fondateur qui soutient l’initiative des causes secondes, notamment la liberté humaine.

Passion pour la vérité et respect pour les personnes, du travail bien fait au service de l’Église du Christ et de l’homme assoiffé.

La grâce s’appuie sur la nature, pour la rehausser. Avec brio, il harmonise « l'exigence de la raison et la force de la foi » (Jean-Paul, enc. Fides et Ratio §78) : sans l’intelligence, la foi serait simplement impossible ; sans la révélation, la raison resterait myope. Il note que la simple raison ne peut pas exclure l’éternité du monde. Passion pour la vérité et respect pour les personnes, finesse dans ses analyses, puissance dans la synthèse ; du travail bien fait au service de l’Église du Christ et de l’homme assoiffé.

Il contemple l’Eucharistie comme l’apothéose de l’amour qui nous configure au Rédempteur : « la chair qui vivifie »

L’Humanité du Sauveur est l’Instrument souverain du salut « qui nous prend par la main » (Somme Théologique, 2-2, q. 82, a. 3). Il passe au peigne fin les quatre évangiles, au fil de la Tradition ; il se fait traduire une chaîne exégétique grecque, de richesse inépuisable. En exposant les mystères de la vie de Jésus et de sa Mère, en 33 questions, il salue l’âge du Christ. La composition de l’office de la Fête Dieu, à la demande du pape (1264), marque un tournant dans son approfondissement du mystère, où l’amitié du Sauveur devient conviviale ; dans les hymnes et séquences, Thomas révèle sa fibre poétique. Il contemple l’Eucharistie comme l’apothéose de l’amour qui nous configure au Rédempteur : « la chair qui vivifie » (Commentaire sur Jean 6, 6).

À la fin de sa vie, les témoins rapportent une apparition rassurante du Maître au professeur : - Tu as bien parlé de moi ; quelle récompense tu attends ? – Rien d’autre que Toi-même, Seigneur. Un Siennois immortalisa la scène sur une tempera en bois (Stefano di Giovanni, L’extase de saint Thomas, 1423, Pinacothèque Vaticane).

Sur son lit de mort il récitera une hymne eucharistique, qui nourrira dévots et artistes ; l’incipit lui donne titre : Adoro te devote. L’auteur se permet un clin d’œil à son patron ; la France le lut dans une traduction enlevée : « Au disciple incrédule / Tu fis sonder ta main ; / Et moi, d'amour je brûle : / Ouvre moi donc ton sein ! » (Abbé Demaison, éd. St-Paul, Paris, 1881).

Sa renommée de sainteté hâta sa canonisation. Les papes successifs louèrent son œuvre. Les conciles de Florence et de Trente bénéficièrent de ses apports sur les sacrements ; Pie V, dominicain lui-aussi, le proclama docteur de l’Église (décret Mirabilis Deus, 1567) et finança l’édition de ses écrits. Au siècle des Lumières, des philosophes intolérants envers la foi employaient, faute de mieux, le sarcasme acide ; le sage Benoît XIV exhortait les croyants à ne pas tomber dans ce piège, selon l’exemple du Docteur Angélique : « même quand il heurtait les opinions de ses collègues, on ne l’a jamais vu mépriser, blesser ni humilier ses adversaires ; il gardait toujours une attitude indulgente et bienveillante » (const. Sollicita ac provida, 1753 §24). La patience est plus persuasive que l’hostilité.

Le concile Vatican I exposa les liens entre foi et raison selon la Somme de Théologie. Pie XI le qualifia de « docteur commun » (enc. Le Guide des études, 1923 §11) : dans l’unique patrimoine de la foi, il rassemble les acquis de ses pairs. Le concile Vatican II proposa son legs comme référence sûre en théologie et philosophie. Paul VI reçut le premier volume de l’œuvre thomasienne informatisée (Stuttgart, 1974) ; environ 9 millions de mots qui, soumis à l'analyse linguistique computationnelle, ont donné lieu à l'Index Thomisticus, prototype de l'informatique textuelle.

Jean-Paul II le déclarera « docteur de l’humanité » et modèle d’inculturation

Les papes successifs n’ont pas tergiversé. Jean-Paul II le déclarera « docteur de l’humanité » (1980) et modèle d’inculturation ; le Catéchisme (1992) se fait un plaisir de le citer partout. Benoît XVI a souligné que Thomas « accomplit une opération d'une importance fondamentale pour l'histoire de la philosophie et de la théologie, même pour l'histoire de la culture » (Audience, 2/06/2010) ; le pape François, dans un impromptu cordial, vient d’insister : ne pas le réduire à un simple « intellectuel » sans vie (Audience, 22/09/2022). À juste titre, la toile de F. de Zurbaran le montre au centre des quatre anciens docteurs de l’Église latine (1631, Musée des Beaux-Arts, Séville).

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