Eduquer à la tempérance et à la sobriété

le Carême vient de débuter avec le mercredi des Cendres. Nous vous proposons cette réflexion sur la tempérance, tout à fait adaptée à ce temps liturgique, pour aider les parents dans leur tâche éducative.

Photo : Sean Dreilinger (Creative Commons)

Dans la tâche éducative, il est fréquent que lorsque les parents doivent refuser quelque chose à leurs enfants ceux-ci se demandent pourquoi ils ne peuvent pas suivre la mode, naviguer sur l’internet jouer sur l’ordinateur, ou encore pourquoi ils doivent manger ce qui ne leur plaît pas. La réponse qui vient spontanément à l’esprit pourrait être simplement « parce que nous ne pouvons pas nous permettre cette dépense » ou bien « parce que tu dois finir tes devoirs », ou, dans le meilleur des cas, « parce que tu finiras par devenir capricieux ».

Ce sont jusqu’à un certain point des réponses valables, tout au moins pour se tirer momentanément d’affaire, mais qui peuvent involontairement cacher la beauté de la vertu de tempérance, qui apparaîtrait ainsi aux yeux des enfants comme un simple refus de ce qui attire, alors que, comme toutes les vertus, la tempérance est essentiellement une affirmation. Elle rend la personne capable d’être maîtresse d’elle-même, elle met de l’ordre dans la sensibilité et l’affectivité, dans les goûts et les attentes, dans les tendances les plus intimes du moi : en définitive, elle nous apporte l’équilibre dans l’usage des biens matériels et nous aide à aspirer aux biens supérieurs [1]. De sorte que, en accord avec saint Thomas, la tempérance pourrait se situer à la racine même de la vie sensible et spirituelle [2]. Quand nous lisons attentivement les béatitudes, ce n’est pas un hasard si nous remarquons que, d’une manière ou d’une autre, elles ont presque toutes un lien avec cette vertu. Sans elle, l’on ne peut voir Dieu, ni être consolé, ni posséder la terre et le ciel, ni supporter l’injustice avec patience [3] : la tempérance canalise les énergies humaines pour faire tourner le moulin de toutes les vertus.

Maîtrise de soi

Le christianisme ne se limite pas à dire que le plaisir est quelque chose de « permis ». Il le considère plutôt comme positivement bon, puisque Dieu lui-même l’a placé dans la nature des choses, comme aboutissement de la satisfaction de nos tendances. Or, cela est compatible avec la conscience de l’existence du péché originel qui a introduit le désordre dans nos passions. Nous comprenons tous bien pourquoi saint Paul dit : Je commets le mal que je ne veux pas [4]. C’est comme si le mal et le péché avaient été greffés sur le cœur humain, lequel se trouve, après la chute originelle, dans la situation de devoir se défendre de lui-même. C’est là que se révèle la fonction de la tempérance qui protège et oriente l’ordre intérieur de la personne.

Un des premiers points de Chemin peut aider à trouver la place de la tempérance dans la vie des femmes et des hommes : Habitue-toi à dire non [5]. Saint Josémaria expliquait à son confesseur le sens de ce point, en indiquant qu’il est plus simple de dire oui à l’ambition, aux sens… [6]. Il commentait au cours d’une réunion de famille que lorsque nous disons oui, tout semble plus facile : mais si nous devons dire non, arrive le moment de lutter et parfois dans la lutte ce n’est pas la victoire qui arrive mais la défaite. Par conséquent, nous devons nous habituer à dire non pour vaincre dans cette lutte. Parce que de cette victoire intérieure jaillissent la paix pour notre cœur, et la paix que nous apportons à nos foyers — chacun au sien —, et la paix que nous apportons à la société et au monde entier [7].

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Dire non comporte assez souvent une victoire intérieure qui est une source de paix. C’est se refuser ce qui éloigne de Dieu — les ambitions du moi, les passions désordonnées — c’est la voie indispensable pour affirmer sa liberté, c’est une façon de se situer dans le monde et face au monde. Si quelqu’un dit oui à tous ceux qui l’entourent et à tout ce qui l’attire, il tombe dans l’anonymat, il se dépersonnalise dans une certaine mesure et ressemble à un pantin actionné par la volonté des autres. Peut-être avons-nous rencontré ce genre de personne, incapable de dire non aux impulsions de son milieu et aux volontés de son entourage. Ce sont des gens flatteurs dont le prétendu esprit de service traduit en réalité un manque de caractère, voire de l’hypocrisie ; des gens incapables de se compliquer la vie en disant non. Car, en fin de compte, celui qui dit oui a tout montre que rien ne l’intéresse en dehors de lui-même. En revanche, celui qui est conscient de garder un trésor dans son cœur [8], doit finalement lutter contre tout ce qui s’y oppose. C’est pourquoi « dire non » à certaines choses, c’est surtout s’engager à en faire d’autres, trouver sa place dans le monde, déclarer sa propre échelle de valeurs face aux autres, sa manière d’être et de se comporter. Cela suppose à tout le moins la volonté de forger son caractère, de s’engager vis-à-vis de ce que l’on estime vraiment et à le faire connaître par ses propres actions.

L’expression « être tempéré », à propos de quelqu’un ou de quelque chose, exprime une idée de solidité, de consistance : La tempérance est maîtrise de soi. Une maîtrise de soi qui s’obtient en étant conscient du fait que tout ce que nous ressentons dans notre corps et dans notre âme ne doit pas être satisfait de façon débridée. Tout ce qui peut se faire n’est pas bon à faire. Il est plus facile de se laisser entraîner par les impulsions dites naturelles ; mais ce chemin débouche sur la tristesse, l’isolement dans la misère personnelle [9]. L’homme finit par être dépendant des stimulus que le milieu éveille en lui et par chercher le bonheur dans des sensations fugaces, fausses qui, du fait qu’elles sont passagères, ne comblent jamais. L’homme intempérant n’arrive pas à trouver la paix, fait des embardées à droite et à gauche et finit par s’engager dans des recherches sans fin qui reviennent à se fuir lui-même. C’est un éternel insatisfait qui vit comme s’il ne pouvait pas se contenter de sa situation, comme s’il lui fallait chercher toujours de nouvelles sensations. Peu de vices comme l’intempérance font ressortir aussi bien la servitude créée par le péché. Comme l’Apôtre le dit, leur sens moral une fois émoussé, ils se sont livrés à la débauche [10]. L’homme intempérant semble avoir perdu le contrôle de lui-même, tout entier voué qu’il est à la recherche de sensations. En revanche, la tempérance produit la sérénité et le repos. Elle ne fait pas taire ni ne renie les désirs des passions, mais il rend vraiment l’homme maître de soi. La paix est la « tranquillité dans l’ordre » [11], elle ne peut exister que dans un cœur sûr de lui et prêt à se donner.

Tempérance et sobriété

Comment peut-on enseigner la vertu de tempérance ? Saint Josémaria a abordé assez souvent cette question, en mettant l’accent sur deux idées fondamentales : pour éduquer il faut la force d’âme et l’exemple, et promouvoir la liberté.

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Saint Josémaria commentait que les parents doivent apprendre à leurs enfants à vivre avec sobriété, à mener une vie un peu spartiate ; c’est-à-dire chrétienne. C’est difficile, mais il faut être courageux : avoir le courage d’éduquer à l’austérité ; autrement, vous n’obtiendrez rien [12]. Il en découle certainement l’importance de cette vertu. Or, il peut sembler surprenant que Saint Josémaria considère qu’une vie spartiate est synonyme de quelque chose de chrétien, ou à l’inverse, que ce qui est chrétien s’explique par ce qui est spartiate. On dirait que pour sortir du paradoxe il faudrait mettre en rapport la vie spartiate avec l’importance du courage — une partie de la force d’âme — pour éduquer à la tempérance.

Il faut préciser ici les deux sens du mot courage. En premier lieu, il faut être courageux pour assumer personnellement un style de vie spartiate, c’est-à-dire chrétien. Personne ne peut donner ce qu’il n’a pas, moins encore si l’on considère que pour enseigner la vertu de tempérance l’expérience personnelle et l’exemple sont capitaux. Précisément parce qu’il s’agit d’une vertu dont les actes visent le détachement, il est fondamental que ceux qui doivent être éduqués en voient clairement les effets. Si ceux qui s’efforcent d’être sobres rayonnent le joie et la paix de l’âme, les enfants seront stimulés à imiter leurs parents. La manière la plus simple et la plus naturelle de transmettre cette vertu est le climat familial lui-même, surtout lorsque les enfants sont encore petits. S’ils voient que leurs parents renoncent avec élégance à ce qui leur semble un caprice, ou qu’ils sacrifient leur temps de détente pour s’occuper de la famille — par exemple, pour les aider dans leurs devoirs scolaires, leur faire prendre un bain, donner à manger aux plus petits, ou jouer avec eux —, ils vont saisir le sens de ces actions et les rapprocher de l’atmosphère du foyer.

En second lieu, le courage est aussi nécessaire pour proposer la vertu de tempérance comme un style de vie bon et désirable. Certes, lorsque les parents mènent une vie sobre, il leur sera plus facile de la suggérer par des comportements concrets. Mais ils peuvent parfois hésiter en pensant qu’ils interfèrent avec la liberté légitime de leurs enfants ou qu’ils leur imposent, sans en avoir le droit, leur manière personnelle de vivre. Il se peut même qu’ils se demandent s’il est efficace d’imposer ou de commander quelque chose dont on peut penser que l’enfant n’en voudra pas ou qu’il ne pourra pas comprendre : s’ils lui refusent un caprice, son désir ne restera-il pas entier, d’autant plus que ses amis l’ont déjà satisfait ? Ne sont-ils pas en train de susciter un sentiment de « discrimination » dans ses relations sociales ? Ou, pire encore, le risque n’existe-t-il pas qu’il s’éloigne d’eux ou qu’il tombe dans le manque de sincérité ?

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Au fond, si nous sommes réalistes, nous nous rendons compte qu’aucun de ces motifs n’est suffisamment convaincant. Lorsque quelqu’un se conduit avec sobriété, il découvre que la tempérance est un bien, qu’il ne s’agit pas de charger arbitrairement les enfants d’un fardeau insupportable, mais de les préparer à la vie. C’est pourquoi Saint Josémaria explicitait qu’une vie austère est une vie chrétienne : la sobriété n’est pas simplement un modèle de conduite que l’on « choisit » et qui ne peut donc être imposé à personne, mais une vertu nécessaire pour mettre un peu d’ordre dans le chaos que le péché originel a introduit dans la nature humaine. Il s’agit d’être conscient que tout le monde doit lutter pur l’acquérir, s’il veut être maître de soi. Il faut se convaincre qu’il ne suffit pas de donner le bon exemple pour éduquer : il est tout aussi nécessaire de savoir expliquer, prévoir des situations dans lesquelles ils puissent exercer la vertu et, le cas échéant, de savoir s’opposer — en demandant au Seigneur la force pour le faire — aux caprices que réclament le climat général et les appétits de l’enfant, sans doute naturels, mais déjà influencés par une concupiscence naissante.

Liberté et tempérance

D’autre part, il s’agit d’éduquer à la fois à la tempérance et à la liberté : deux domaines que l’on peut distinguer mais sans les séparer, d’autant que la liberté « traverse » l’être tout entier de la personne et se trouve à la base de l’éducation. L’éducation se propose de rendre chacun apte à prendre librement les décisions opportunes qui vont configurer sa vie. Il n’est pas possible d’éduquer en adoptant une attitude protectrice dans laquelle les parents finissent de facto par se substituer à la volonté de l’enfant et par contrôler chacun de ses mouvements ; pas plus qu’une attitude excessivement autoritaire qui ne laisse aucun espace au développement de la personnalité et du propre jugement. Dans les deux cas, le résultat final ressemblera plutôt à un succédané de nous–mêmes ou à la caricature d’une personne sans caractère.

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La bonne attitude consiste à permettre que l’enfant prenne progressivement ses décisions conformément à son âge et qu’il apprenne à faire ses choix en lui montrant les conséquences de ses actions et en lui faisant sentir qu’il peut compter sur le soutien de ses parents et de tous ceux qui interviennent dans son éducation, pour qu’il puisse faire le bon choix ou, éventuellement, rectifier une décision erronée. Un événement de l’enfance de saint Josémaria, qu’il a raconté à plusieurs reprises, illustre bien cette idée. Je vous raconterai ce que faisait une maman, avec un fils qui était difficile à table : tu ne veux pas de ceci ? Eh bien ! n’en mange pas. Une autre personne intervenait : peut-être pourrait-on lui faire… On ne fait rien de spécial, répondait la maman, il mangera de l’autre plat ! [13] Cela continua jusqu’au jour où Saint Josémaria lança contre le mur le plat qu’il n’aimait pas … et les grands-parents laissèrent la tache sur le mur pendant plusieurs mois, pour qu’il se rappelle les conséquences de son action. Jamais, jamais ils n’ont réprimandé cette créature qui se souvient maintenant de sa mère avec une affection très grande à cause de cela. Mais jamais non plus ils ne lui ont donné autre chose, sais-tu. Jamais, jamais [14].

L’attitude des parents de saint Josémaria montre comment on peut concilier le respect de la liberté de l’enfant et la force d’âme nécessaire pour ne pas transiger sur ce qui n’est qu’un pur caprice. Logiquement, la manière d’affronter chaque situation sera différente : dans l’éducation il n’y a pas de recettes générales ; ce qui compte c’est de chercher le meilleur pour l’enfant et d’avoir des idées claires — parce qu’on les a expérimentées — sur les bonnes choses qu’il faut lui apprendre à aimer et celles qui pourraient lui être dommageables. En tout état de cause, il convient de maintenir et de promouvoir le respect de la liberté : il est préférable de se tromper certaines fois que d’imposer toujours son propre avis ; encore plus si les enfants perçoivent cela comme quelque chose de peu raisonnable, voire d’arbitraire.

L’anecdote de la vie de Saint Josémaria nous fournit, en outre, l’occasion de relever l’un des premiers domaines où il est possible d’éduquer à la vertu de tempérance : celui des repas. Tout ce qui sera fait pour susciter les bonnes manières, la modération et la sobriété aide à acquérir cette vertu. Certes, chaque âge présente des circonstances spécifiques qui font que la formation doit être impartie de diverses manières — par exemple, l’adolescence requerra davantage la discrétion dans les relations sociales tout en permettant de rationnaliser mieux les motifs qui amènent à vivre d’une façon ou d’une autre —, mais la tempérance dans les repas peut se développer, avec une relative facilité, dès l’enfance, en fournissant à l’enfant les ressources — force de volonté et maîtrise de soi — qui lui seront d’une utilité certaine lorsque le moment viendra de lutter avec tempérance pendant l’adolescence.

Ainsi, par exemple, préparer des menus variés, savoir couper court aux caprices ou aux bizarreries, encourager à terminer le plat qui ne plaît pas, à ne rien laisser dans son assiette, apprendre à utiliser les couverts ou à attendre que tout le monde soit servi avant de commencer à manger, voilà des moyens concrets de fortifier la volonté de l’enfant. En outre, au cours de l’enfance, le climat familial de sobriété que les parents essaient de vivre — courageusement sobres ! — se transmet comme par osmose, sans faire rien de particulier. Si les restes ne sont pas jetés mais sont utilisés pour compléter d’autres plats ; si les parents ne mangent pas entre les repas ou laissent les autres se resservir d’abord d’un dessert particulièrement réussi, les enfants grandissent en considérant cette manière d’agir comme allant de soi. Au moment opportun, on leur fournira les explications sur les motifs de cette attitude, de sorte qu’ils puissent les comprendre : en les mettant en rapport avec la santé, ou la générosité, l’affection envers tel frère ou telle sœur, ou comme une occasion d’offrir un petit sacrifice à Jésus… Des motifs que les enfants comprennent souvent mieux que les adultes ne le pensent.

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L’adolescence, pour sa part, offre d’autres possibilités pour éduquer à la vertu de tempérance, même si la tâche n’est pas aussi facile que pendant l’enfance. Dans le prochain éditorial nous les aborderons plus calmement ; mais rappelons-le encore une fois qu’en formant à cette vertu, il s’agit d’aider à développer la volonté envers ce qui est agréable pour que, comme le dit la prière liturgique, « au milieu des changements de ce monde, nos cœurs s’établissent fermement là où se trouvent les vraies joies » [15].

[1]. Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, n° 1809.

[2]. Cf. Saint Thomas, S. Th. II-II, q. 141, aa. 4, 6, en rapport avec S. Th. I, q. 76, a. 5.

[3]. Cf. Mt 5, 3-11.

[4]. Rm 7, 19.

[5]. Chemin, n° 5.

[6]. Saint Josémaria, autographe, dans Camino, Edición cítico-histórica, n° 5.

[7]. Saint Josémaria, notes prises lors d’une réunion, 28 octobre 1972.

[8]. Cf. Mt 6, 21.

[9]. Amis de Dieu, n° 84.

[10]. Ep 4, 19.

[11]. Saint Augustin, De civitate Dei, 19, 13.

[12]. Hogares luminosos y alegres, p. 74.

[13]. Ibid. p. 72.

[14]. Saint Josémaria, notes prises lors d’une réunion de famille, 12 juin 1974.

[15]. XXIe Dimanche du temps ordinaire, prière.