« Bouche d’or », le diable et le pape

Pour poursuivre notre Carême, nous vous proposons cet article écrit par l’abbé Pégourier qui met en regard l’enseignement de saint Jean Chrysostome et du Pape François.

Depuis un an, le pape François, dans ses homélies presque quotidiennes, nous parle avec simplicité de ce qu’il vit, pour nous faire habiter l’Évangile avec lui. À des siècles de distance, on retrouve le style vivant, imagé, de saint Jean « Chrysostome »[1], le grand prédicateur de l’Orient au IVe siècle. Lui aussi était animé de ce souci constant de cohérence entre la parole annoncée et le vécu pratiqué. Chez l’un comme chez l’autre, le but est de faire réfléchir les fidèles, et les aider à traduire en actes les exigences morales et spirituelles de la foi.

Quand on ne confesse pas Jésus-Christ, on confesse la mondanité du diable[2].
Le Carême est un temps approprié pour revêtir les armes de l’austérité et accompagner Notre-Seigneur au désert dans le combat singulier qu’il a livré contre le « prince de ce monde »[3]. Précisons quelques aspects de cette lutte qu’un chrétien doit mener, en mettant en regard l’enseignement du moine d’Antioche et celui de l’évêque de Rome.

1. Le diable n’est pas un mythe mais une personne ; c’est l’Ennemi qui attise l’hostilité du monde, contre le Christ et son Église : Par sa mort et sa résurrection, Jésus nous a libérés du pouvoir du monde, du pouvoir du prince de ce monde. Nous sommes sauvés et ce prince du monde, qui ne veut pas que nous le soyons, nous hait et fait naître la persécution, qui a commencé dès les premiers temps de Jésus et continue encore aujourd’hui [4].

Comment s’explique son aversion à notre égard ? Bien des hommes sont mauvais, certes, mais « seul le diable est appelé le Malin par excellence. Pourquoi donc ? Parce que, sans aucun tort de notre part, alors qu’il ne pouvait ni peu ni prou nous faire de reproche, dès qu’il a vu l’homme honoré, il l’a jalousé pour ses biens. Que pourrait-il donc y avoir de pire que cette méchanceté, sinon quand elle tourne à la haine et à la guerre sans motif fondé » [5]?

Ne soyons donc pas naïfs. Le ver est dans le fruit. L’Église est en danger quand la figure du démon est minimisée, occultée, réduite à la métaphore ; quand elle est absente de la prédication et que le christianisme, même au sein de la catholicité, est dégradé en une bouillie confuse, un « patchwork » de valeurs, qui évacue le salut opéré par la mort et la résurrection du Seigneur.

2. Jésus est l’unique Sauveur de tout homme et de tous les hommes[6] et pas uniquement un guérisseur. Il est vrai qu’à son époque,on pouvait confondre une épilepsie avec la possession du démon ; mais il est vrai aussi qu’il y avait le démon ! Et que lorsque l’évangile nous indique qu’il chasse les démons, on n’a pas le droit de simplifier, en disant : « ce n’étaient pas des possédés; c’étaient des malades psychiques ». Non ! La présence du démon apparaît dès la première page de la Bible, et la Bible se termine aussi par la présence du démon, et la victoire de Dieu sur le démon [7].

Autant de réalités à prendre au sérieux : le Christ est venu lutter pour notre salut ; faisons équipe avec lui : « le démon redouble surtout ses tentations à l’égard de ceux qu’il voit seuls ; c’est ainsi qu’au commencement il a tenté la femme qu’il trouvait éloignée de son mari ; et la présence de Jésus-Christ qu’il voit seul dans le désert devient également pour lui une occasion de le tenter »[8].

3. La cause profonde du mal qui ravage le monde est la négligence des hommes et leur volonté paresseuse : « As-tu vu comment tout nuit au faible, tandis que le fort de tout tire profit ? Partout, en effet, c’est le choix qui est responsable, partout c’est la décision qui est souveraine. Car le diable nous est aussi utile, pour peu que nous l’utilisions comme il faut ; il nous apporte de grands profits, et les gains que nous en retirons ne sont pas sans importance »[9] : Jean se réfère notamment à l’exemple de Job, « athlète de la fermeté », « contre lequel le diable ourdit d’innombrables stratagèmes, sans pour autant l’emporter : au contraire, il est battu et bat en retraite »[10]. « Si je vous ai dit tout cela, ce n’est pas pour affranchir le diable des accusations qui pèsent sur lui, mais pour vous libérer de votre négligence. De fait, il souhaite fortement, lui, se voir attribuer la responsabilité de nos péchés, afin que, nourris par de telles attentes, et nous livrant à toute sorte de mal, nous augmentions le châtiment qui nous menace, sans obtenir aucun pardon pour avoir rejeté sur lui la responsabilité – comme Ève, qui ne l’a pas obtenu non plus. Non, ne faisons pas cela, et connaissons-nous nous-mêmes, connaissons nos blessures ! C’est ainsi que nous pourrons appliquer les remèdes (…) : Ne tarde pas pour te tourner vers le Seigneur et ne remets pas de jour en jour, pour éviter d’être anéanti à force de tarder » [11].

Vigilance, donc,car le démon est rusé, il n’est jamais chassé pour toujours ; il ne le sera qu’au dernier jour. Effort d’examen : Est-ce que je veille sur moi, sur mon cœur, sur mes sentiments, sur mes pensées ? Est-ce que je protège le travail de la grâce ? Est-ce que je garde la présence de l’Esprit-Saint en moi ? Sois attentif, sinon viendra celui qui est plus fort que toi [12].

4. Déterminés, et Jésus à nos côtés, nous sommes en mesure de gagner car il est venu pour cela : nous libérer de l’esclavage du diable: « Dans les combats olympiques, l’arbitre se tient au milieu des deux adversaires, sans favoriser ni l’un ni autre : il attend l’issue. S’il se tient entre les deux, c’est parce que son jugement est partagé entre les deux. Dans le combat qui nous oppose au diable, le Christ ne se tient pas dans l’entre-deux, il est tout entier nôtre. Comment cela ? Vois plutôt : quand nous sommes entrés en lice, il nous a oints, tandis qu’il a enchaîné l’autre. Il nous a oints de l’huile d’allégresse ; il l’a enchaîné en des liens infrangibles pour le paralyser dans ses assauts. Moi, s’il m’arrive de trébucher, il me tend la main, me relève de ma chute et me remet sur pied. Car il est écrit : Piétinez de haut les serpents, les scorpions et toute puissance de l’ennemi »[13].

5. Trois critères pour l’emporter :

5.1. Accepter de lutter. C’est là que se joue le salut, le salut éternel : « Lorsque quelqu’un demande : `Pourquoi Dieu a-t-il permis que le diable existe´ ?, fais-lui cette réponse : `Loin que le diable nuise à ceux qui sont vigilants et attentifs, il les aide, il les fortifie ; ce n’est pas un effet de son propre choix – il est mauvais −, mais du courage de ceux qui exploitent comme il faut ce qu’il a de mauvais´ (…) Il en fait trébucher beaucoup, dit l’Écriture. Oui, mais c’est par leur faiblesse et non par sa propre force »[14].

5.2. Ne pas dialoguer : Le dialogue est nécessaire entre nous, pour la paix. Mais avec le prince de ce monde, on ne peut pas dialoguer. Jamais. Il n’y a pas de compromis possible [15]. Ève l’a appris à ses dépens à l’Éden : Pourquoi Dieu a-t-il dit : Ne mangez pas de tout arbre[16], lui demande le serpent avec une innocence feinte. « Or Dieu n’a pas dit cela, mais le contraire. Vois donc la malfaisance du diable : il a dit ce qui n’a pas été dit, pour apprendre ce qui avait été dit. Qu’a fait la femme ? Alors qu’elle aurait dû ne pas lui répondre, dans sa folie, elle a divulgué la sentence du Maître ; c’est pourquoi elle a donné au diable une forte prise (…). Lui, par de simples mots, il l’a exaltée et l’a gonflée de vains espoirs – et ainsi il l’a trompée. Et cependant, elle a jugé que le diable était plus digne de foi que Dieu, même quand par ses actes, il avait témoigné sa bienveillance ; c’est celui qui lui avait offert de simples mots – et rien d’autre – que la femme a cru »[17].

5.3. Ne pas relativiser : la stratégie du démon peut être exprimée ainsi : « Tu t’es fait chrétien, avance dans ta foi, je te laisse tranquille. Mais quand tu te seras habitué, que tu seras moins vigilant, que te sentiras sûr de toi, je reviendrai». Cet Évangile[18] commence avec le démon chassé et finit avec le démon qui revient. Saint Pierre le disait : Il est comme un lion féroce, qui va et vient à l’intérieur de nous-mêmes. Alors s’il-vous-plaît, ne faisons pas affaire avec le démon ! Il cherche à revenir dans la maison, à prendre possession de nous… Ne relativisons pas, soyons sur nos gardes ! Et toujours avec Jésus!

NB - Dans le texte ci-dessus, les citations du pape François sont en caractères gras, et celles de saint Jean Chrysostome entre guillemets.


[1] Surnom qui, en grec, signifie « Bouche d’or », et qui lui fut attribué en raison de son éloquence.

[2] 14 mars 2013.

[3]Jn 12, 31.

[4] 4 mai 2013.

[5]L’impuissance du diable, hom. I, 2, 59-66.

[6] 1 5 mars 2013.

[7]11 octobre 2013 : c’est un commentaire de Lc 11,15-26 qui comporte une allusion implicite à la guérison du jeune homme épileptique de Lc 9, 37-43.

[8]Hom. 13 sur l’évangile de saint Matthieu.

[9]L'impuissance du diable, hom. I, 4, 12-17.

[10]Hom. I, 1, 52-54.

[11]Hom I, 5, 1-13 et 32-34.Si 5, 7.

[12] 11 octobre 2013.

[13] Catéchèse baptismale III. Ps 91, 13.

[14]Hom. II, 2, 1-10 et 19-20. Is 8, 15.

[15]Angelus du 9 mars 2014.

[16]Gn 3, 1.

[17]Hom. II, 3, 109-116 et 4, 43-50.

[18]11 octobre 2013. L'évangile est celui de la parabole de la récidive de l’esprit mauvais : Mt 12, 43-45. La référence suivante a trait à 1 P 5, 8.