Minuit est sur le point de sonner. Depuis deux bonnes heures, le bruit de la rue s'est déplacé pour s'installer à l’intérieur des maisons. Maintenant, c’est le silence. L’on entend les pas lents d’une jeune habitante de Nazareth ; elle est visiblement enceinte et avance au bras de son époux. Les deux cherchent à tâtons l’étable qui leur a été offerte pour passer la nuit. Dieu va voir son Fils naître sur cette terre. Lui, le Tout-puissant, a décidé de lui préparer une place presque à ciel ouvert. « La Parole de Dieu est un enfant, incapable de parler […], Qui l’aurait cru ? Noël, c’est célébrer un Dieu nouveau, qui change notre logique et nos attentes […]. Le Noël de Jésus n’offre pas la chaleur sécurisante de l’âtre, mais le frisson divin qui secoue l’histoire »[1].
Le Noël de Jésus n’offre pas la chaleur sécurisante de l’âtre, mais le frisson divin qui secoue l’histoire (Pape François)
Bien qu’au fil du temps le souvenir de la crèche de Bethléem soit resté comme un lieu accueillant, même d’un point de vue matériel, il n’était probablement pas aussi chaleureux que nous l’imaginons. Quelle était l’intention de Dieu dans ce choix que nous représentons d’année en année dans nos foyers ? Cette nuit-là, Joseph et Marie ont partagé le trésor de la pauvreté. Les parents de Jésus ont été libérés de tout ce qui pouvait occulter la véritable richesse qu’ils étaient sur le point de recevoir. Ayant le choix de l’endroit, du confort, le Créateur a choisi la privation de tout pour nous montrer ce qui compte vraiment.
Le Royaume des pauvres
« Nous assurons tout sauf le beau temps et l’amour » : c’est ce qu’on pouvait lire sur un panneau à l’entrée d’une compagnie d’assurance dans une ville où le temps change très souvent. Si nous ne pouvons pas décider du temps qu’il fera, moins encore nous ne pouvons pas garantir l’amour des autres. Il n’existe pas assez d’argent dans le monde pour forcer quelqu’un à aimer sincèrement. C’est donc une réalité qui nous inquiète peut-être un peu, car elle nous prive de la sécurité que nous connaissons dans d’autres domaines. Or, il faut vivre avec cette « marge d'erreur » : le souci de tout contrôler bloque toute tentative d’aimer et d’être aimé ; il rend impossible le bonheur simple mais robuste de ceux qui donnent et reçoivent librement. « Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux » (Mt 5, 3) : c’est ainsi que Jésus commence le Sermon sur la montagne. Le Maître offre le bonheur, sur terre et au ciel, à ceux qui placent leur sécurité et leur richesse en Dieu.
La vertu de pauvreté, qui ne s'identifie pas à la pauvreté matérielle, financière, que l’Église nous encourage à soulager, fait partie de la vertu de tempérance. C’est une disposition qui modère, c’est-à-dire qui met à sa place notre rapport aux biens que Dieu a créés. Le pauvre de cœur possède des biens et en jouit sans être possédé par eux. Il évite de placer sa sécurité dans l’accumulation des biens et sait détecter en lui-même notre tendance à bâtir notre vie, même de manière inconsciente, comme si notre bonheur dépendait fondamentalement de ce que nous avons… Et ce, malgré la mise en garde de Jésus : « Mais quel malheur pour vous, les riches, car vous avez votre consolation ! » (Lc 6, 24).
« Pauvre en esprit, ne signifie-t-il pas “homme ouvert aux autres”, c’est-à-dire à Dieu et à son prochain ? » (saint Jean-Paul II)
Après avoir écouté pendant de nombreuses années toutes sortes de personnes, saint Josémaria commentait : « Lorsque quelqu’un axe son bonheur exclusivement sur les choses d’ici-bas — j’ai été témoin de véritables tragédies —, il en pervertit l’usage raisonnable et détruit l’ordre sagement disposé par le Créateur. Son cœur devient alors triste et insatisfait ; il s’engage sur la voie d’un éternel mécontentement » [2]. La pauvreté nous permet de nous rendre compte du caractère éphémère de nombreuses « sécurités » matérielles, ou de la superficialité de certains moments de consolation qui ne touchent pas les profondeurs de l’âme. La pauvreté d’esprit nous permet, enfin, de jouir vraiment de la réalité, parce qu’elle nous relie aux choses simples, aux personnes, à Dieu : à tout ce qui veut être, sans autre forme de procès, contemplé, et satisfait ainsi nos désirs les plus profonds.
« Pauvre en esprit, ne signifie-t-il pas “homme ouvert aux autres”, c’est-à-dire à Dieu et à son prochain ? », demandait saint Jean-Paul II lors de sa visite en 1980 dans une favela de Rio de Janeiro. « N’est-il pas vrai que cette béatitude des “pauvres en esprit” contient à la fois une mise en garde et une accusation ? […] “Malheur à toi” : ce mot sonne sévère et menaçant, surtout dans la bouche du Christ qui avait l’habitude de parler avec bonté et douceur » [3]. Il est vrai que le péché a altéré notre désir de possession. Par suite, nous déformons facilement notre rapport aux biens créés. Notre soif de posséder s’est peut-être intensifiée par une culture dans laquelle la valeur économique - manifestée à son tour par le statut social ou l’image perçue des autres - est parfois devenue la source ultime de la valeur. Notre culture tend à nous faire croire que la prospérité et le confort sont la clé du bonheur. Pourtant, nous savons tous que la vraie joie de l’homme se mesure plutôt à la profondeur et à l’authenticité de ses relations avec les autres. C’est la richesse des pauvres de cœur ; à côté d’elle, la solitude de ceux qui vivent entourés de luxe apparaît souvent comme une pauvreté dramatique.
Une harmonie que chacun doit trouver
En 1968, au cours d’une entrevue portant sur la place de la femme dans la société, la journaliste interroge saint Josémaria sur la vertu de pauvreté : elle désire savoir comment la vivre et la transmettre à partir de la vie du foyer. La réponse part d’une prémisse très claire : « Celui qui n’aime pas et qui ne pratique pas la vertu de pauvreté n’a pas l’esprit du Christ. Et cela vaut pour tout le monde, tant pour l’anachorète qui se retire dans le désert que pour le chrétien ordinaire qui vit au sein de la société humaine » [4]. En d’autres termes, des gens extérieurement très différents, comme celui qui se retire au désert et celui qui travaille dans l’agitation de la ville, peuvent vivre la vertu de pauvreté dans un authentique esprit chrétien. Cependant, alors que le « désert » semble signifier « pauvreté » sous tous les angles, comment est-il possible d’être pauvre en vivant parmi les biens du monde ? Quel modèle suivre alors ?
Saint Josémaria s’attarde sur la question. Dans un premier temps, il indique deux aspects de notre rapport aux biens matériels, deux pôles, apparemment opposés, à concilier. D’un côté, la nécessité d’une « pauvreté réelle qu’on remarque et qu’on puisse toucher du doigt, pauvreté, fruit d’une élaboration intellectuelle, qui offre certains signes extérieurs très apparents, en même temps que d’énormes déficiences intérieures, parfois même extérieures – faite de choses concrètes –, qui soit une profession de foi en Dieu, une manifestation que le cœur ne se satisfait pas des choses créées, mais qu’il aspire au Créateur ». Et de l’autre, le naturel avec lequel un chrétien doit être « un de plus parmi ses frères les hommes, à la vie desquels il participe, avec lesquels il se réjouit, avec lesquels il collabore, aimant le monde et toutes les choses bonnes qu’il y a dans le monde, utilisant toutes les choses créées pour résoudre les problèmes de la vie » [5]. Voilà le défi de la pauvreté en esprit au milieu du monde : être détaché des choses, tout en les aimant comme un don de Dieu, à partager avec les autres. Or, la question reste posée : « Comment orienter notre effort ?
Si nous regardons la vie du Christ telle que les évangiles nous la montrent, nous ne voyons pas en lui un abandon absolu des biens. Étant de condition modeste, ni riche ni pauvre, nous le voyons plutôt les utiliser d’une manière équilibrée, vertueuse, parfaite. Jésus est connu dans son village parce qu’il gagnait sa vie par la profession qu’il exerce avec son père (cf. Mt 13, 55) ; il a une belle tunique (cf. Jn 19, 23) ; certaines des réunions sociales auxquelles il participe sont généreuses, au point que, pour l’accuser, on le traite de glouton et d’ivrogne (cf. Mt 11, 19) ; et il invite des gens aisés - Matthieu, Zachée, Joseph d’Arimathie et d’autres encore - à s’ouvrir au Royaume de Dieu. En outre, sa prédilection, tant dans son activité quotidienne que dans sa prédication, pour ceux qui ne possédaient matériellement rien est également claire : il donne la veuve pauvre comme exemple de relation avec Dieu, par rapport aux riches (cf. Lc 21, 1-4) ; il raconte comment le pauvre Lazare arrive dans le sein d’Abraham, alors que le riche qui vivait à côté de lui reste dehors (Lc 16, 19-23) ; il dit clairement qu’« il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu’à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu » (Mt 19, 24) ; il conseille à ses disciples de ne prendre pour leur mission que ce qui est indispensable (cf. Lc 10,4-11) ; et lui-même est né dans la grotte d’un autre et sera enterré dans le tombeau d’un autre. Jésus vit libre de toute attache matérielle. En même temps, il profite des biens créés. Il ne s’agit pas d’équilibre - un compromis instable entre deux pôles - mais d’harmonie : la beauté de la forme réussie. Et cette harmonie, nous la trouvons en Jésus-Christ.
Or, il n’existe pas de recettes universelles. « Opérer la synthèse de ces deux aspects, c’est en grande partie affaire personnelle, affaire de vie intérieure, en vue de juger à chaque instant et de trouver dans chaque cas ce que Dieu nous demande. Je ne veux donc pas donner de règles fixes » [6]. Le risque existe, en effet, de la standardisation, la tentation de dresser une liste de normes afin d’être sûr, à tort, de vivre une vertu. Une telle approche oublie le rôle indispensable de la prudence, sans laquelle les vertus ne peuvent tout simplement pas exister. Par conséquent, il ne s’agit pas tant d’être guidé par des « règles théoriques » que par « cette voix intérieure qui nous avertit que l’égoïsme ou une commodité indue s’infiltre en nous » [7]. « L’important, disait saint Josémaria à un autre moment, « ne se traduit pas dans le fait de posséder ceci ou de manquer de cela, mais de se conduire en accord avec la vérité que notre foi chrétienne nous enseigne : les biens créés sont des moyens, rien d’autre » [8]. Par exemple, en ce qui concerne l’élégance vestimentaire, il donne un conseil qui pourrait s’appliquer à d’autres domaines de la vie ordinaire : « Tu dois t’habiller selon ta condition, selon le milieu dans lequel tu vis : ta famille, ton travail… ; comme tes collègues, mais pour Dieu » [9]. Enfin, il faisait des suggestions fréquentes que chacun peut appliquer à sa propre situation : ne pas se créer de besoins, prendre soin de ce que l’on a, se passer de quelque chose pendant une certaine période, donner le meilleur aux autres, accepter avec joie l’inconfort, ne pas se plaindre si quelque chose manque… et tant d’autres petites choses que chacun peut découvrir dans sa prière.
Amour du monde et solidarité
Saint Josémaria a connu la pauvreté matérielle à plusieurs moments de sa vie [10]. En outre, il s’efforçait de maintenir certaines coutumes personnelles pour assurer son esprit de pauvreté, sans penser qu'elles s'appliquaient à tous les fidèles de l’Œuvre. De plus, il était conscient que Dieu l’appelait à transmettre un esprit de sainteté au milieu du monde, et non en dehors du monde. Ainsi, même si d’autres sont appelés à des gestes radicaux d’abandon matériel comme témoignage de la richesse suprême de Dieu, il était convaincu que le propre des chrétiens ordinaires est de devenir « un témoignage explicite d’amour pour le monde, de solidarité avec les hommes » [11].
Au cours de l'été 1974, saint Josémaria a reçu plusieurs couples à Lima. La réunion a été une surprise, car le fondateur de l’Opus Dei était souffrant les jours précédents. « Père, j’aime que ma famille vive dans un certain confort », a commencé l’une des personnes présentes, en guise de préambule pour lui demander comment vivre la pauvreté dans ce contexte. « Une chose est que vous viviez dans un certain confort, une autre que vous fassiez étalage de luxe », a-t-il répondu. « La deuxième partie, je ne la verrais pas comme une bonne chose ; la première partie, oui. Mais tu as le devoir de fournir aux tiens un certain confort […]. Comporte-toi comme un bon mari, comme un bon père, et sois généreux avec ta femme et tes enfants. Et après cela, ne faites pas étalage de luxe, sacrifiez-vous un peu et aidez les autres » [12]. Il esquisse ce que pourrait être un itinéraire de pauvreté au milieu du monde, en aimant les biens que Dieu nous a donnés : générosité sans luxe, se priver personnellement pour exercer cette vertu, aider ceux qui sont dans le besoin.
En une autre occasion, saint Josémaria a donné en exemple une dame âgée qu’il connaissait. Elle vivait la vertu de pauvreté alors qu’elle n’avait pas de problèmes financiers : « Cette personne dont je vous parle maintenant habitait dans une noble demeure, mais elle ne dépensait même pas deux pésètes par jour pour elle. En revanche, elle rétribuait généreusement les personnes à son service et consacrait le reste à venir en aide aux nécessiteux, tout en s’imposant à elle-même des privations de toutes sortes. Cette femme ne manquait d’aucun des biens que tant ambitionnent, mais elle était personnellement pauvre, très mortifiée, complètement détachée de tout » [13].
La vertu de pauvreté vécue en pleine ville implique une préoccupation efficace pour les personnes en difficulté économique. « La prière à Dieu et la solidarité avec les pauvres et les souffrants sont inséparables », déclare le pape François. « Pour rendre un culte agréable au Seigneur, il est nécessaire de reconnaître que toute personne, même la plus démunie et la plus méprisée, porte l’image de Dieu […]. La rencontre avec une personne en condition de pauvreté nous provoque et nous interroge toujours : comment pouvons-nous contribuer à éliminer ou du moins à atténuer sa marginalisation et sa souffrance ? Comment pouvons-nous l’aider dans sa pauvreté spirituelle ? » [14] Ces questions interpellent particulièrement les chrétiens qui veulent apporter le Christ dans leur milieu professionnel, où tant de choses peuvent être faites pour aider les autres. C’est pourquoi saint Josémaria insistait sur le fait que « nous avons l’obligation de faire en sorte que chaque jour il y ait moins de pauvres dans le monde […]. La richesse est donnée par le travail, mes enfants, par la spécialisation, par la promotion professionnelle, et l’Œuvre est fondée sur le travail » [15].
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« Libres pour aimer : tel est le sens de notre esprit de pauvreté, d’austérité et de détachement » (Fernando Ocariz)
« Considérez comme très peu de chose ce que vous avez donné, car vous recevrez tant » [16], a écrit sainte Thérèse de Jésus. La vertu de pauvreté nous permet d’être heureux en toute circonstance, même lorsque ce dont nous avons besoin nous manque. Être pauvre en esprit signifie que nous mettons notre confiance non dans les biens que nous pouvons contrôler, mais en Dieu et, à travers lui, dans les autres. « Libres pour aimer : tel est le sens de notre esprit de pauvreté, d’austérité et de détachement » [17]. Entrer dans cet espace de liberté, où l’on ne se soucie que du nécessaire (cf. Lc 10, 42), de ce qui compte vraiment, c’est garder la meilleure part, celle qui ne nous sera pas enlevée.
[1]. Pape François, Audience générale, 19 décembre 2018.
[2]. Saint Josémaria, Amis de Dieu, n° 118.
[3]. Saint Jean Paul II, Discours, 2 juillet 1980.
[4]. Saint Josémaria, Entretiens, n° 110.
[5].Ibid.
[6]. Saint Josémaria, Entretiens, n° 110
[7].Ibid., n° 111.
[8].Amis de Dieu, n° 118.
[9].Ibid., n° 122.
[10]. Nous pouvons, à titre d’exemple, indiquer la faillite de l’affaire de son père alors qu’il était un adolescent, les très dures années de la guerre d’Espagne et la pénurie matérielle à son arrivé à Rome.
[11].Entretiens, n° 110.
[12]. Saint Josémaria, notes prises lors d’une réunion de famille, 25 juillet 1974.
[13].Amis de Dieu, n° 123.
[14]. Pape François, Message, 15 novembre 2020.
[15]. Saint Josémaria, notes prises lors d’une réunion de famille, 24 avril 1967.
[16]. Sainte Thérèse d’Avila, Chemin de la perfection, 33, 2.
[17]. Mgr Fernando Ocariz, Lettre pastorale, 14 février 2017, n° 8.