Il y a peu de sujets qui suscitent autant de passion que celui de la pauvreté socio-économique et la misère matérielle où sont plongés tant d’individus et de vastes secteurs de la société.
L’indigence qui a engendré des révolutions, des revendications, des luttes de classe, est encore aujourd’hui a l’origine d’importantes convulsions sociales : le sens humain de la justice se révolte contre la distribution gravement inégale des biens de la terre et le cœur chrétien, imbu de l’esprit de justice et de charité prêché et exemplairement appliqué par Jésus de Nazareth, en est encore plus interpelé.
La pauvreté considérée sous son aspect ascétique et spirituel, en tant que vertu individuelle et collective, a aussi toujours suscité de pénibles controverses au sein de la communauté ecclésiale.
Il suffirait de s’en référer à la question soulevée par les Ordres Mendiants du XIIIème siècle et aux divergences existant entre le courant « spirituel » et celui de la majorité des Franciscains.
Comment vivre la pauvreté ? Voilà la question qui déclencha toutes ces tensions. En quelle mesure est-il nécessaire de se passer absolument de tout pour vivre une pauvreté « évangélique » et s’identifier ainsi au Christ? Et en quelle mesure le chrétien est-il obligé de faire l’aumône aux pauvres ? Doit-il n’y aller que de son superflu ? Ou bien aussi de son nécessaire ? Et qu’est-ce donc que le nécessaire?
Toutes ces questions ne sont pas purement rhétoriques car elles concernent la vie quotidienne du chrétien, conscient que le Christ, au Jugement Dernier, va le juger selon ses œuvres empreintes d’amour et de miséricorde.
Saint Josémaria a parlé des deux aspects socio-économique et ascétique-spirituel de la pauvreté. On peut ainsi affirmer que le fondateur de l’Opus Dei vivait et apprenait à vivre une « option préférentielle, mais non pas exclusive, pour les pauvres », formule employée à la Conférence de Medellin qu’il n’a jamais employée du reste, étant donné les abus et la confusion que ce type d’expression créa dans le domaine de la « théologie de la libération » alors qu’il était encore en vie.
Le défi méthodologique que doit relever une étude de ce type est propre à une réflexion historique puisque la recherche sur un sujet qui fait partie intégrante de la sensibilité contemporaine concerne un auteur qui en parle en se servant de mots différents à ceux employés par les autres.
On pourrait alors courir le risque de faire dire à cet auteur ce qu’il ne dit pas ou au contraire, de ne pas découvrir la richesse de son propos parce qu’il n’adopte pas une forme extérieure déterminée.
L’amour christocentrique des pauvres
De ce fait, l’orientation de notre recherche vise à approfondir le concept d’amour des pauvres dans son sens socio-économique, c’est à dire des pauvres en tant que groupe social, différent de celui des puissants et des propriétaires de biens.
Aussi le thème du détachement ne sera pas abordé ici. Toutefois, et nous voilà dans le vif du sujet, on ne saurait parler d’amour des pauvres dans l’esprit de saint Josémaria sans évoquer la vertu de la pauvreté (la Sainte Pauvreté, parfois évoquée avec des majuscules, cf. Forge [F] n. 46. En effet, la source de ces deux vertus, l’amour des pauvres et la pauvreté, est la même. Il s’agit du désir du chrétien d’imiter le Christ notre Seigneur pour devenir un seul avec Jésus, notre modèle. Dans ce sens, la source, le motif, la force qui donne un élan à l’amour des pauvres c’est l’amour du Christ. Cet amour du Seigneur est en premier, puis vient l’amour des pauvres. Certes, quand on évoque « l’amour des pauvres » on en parle dans le sens socio-économique, en évoquant ces personnes qui, dans notre société, souffrent du manque de moyens matériels et non pas les personnes qui s’efforcent de vivre individuellement dans le détachement. Ceci étant, ces deux aspects sont imbriqués l’un dans l’autre : l’option préférentielle pour les pauvres demande la pauvreté intérieure de celui qui fait ce choix. La générosité du don présuppose la générosité et la liberté d’un cœur détaché des biens et en mesure d’aider les autres.
En choisissant l’unité de vie comme point de départ pour l’amour des pauvres, le christocentrisme de cette attitude est mis en exergue puisque voir toute la réalité avec les yeux de Jésus entraîne forcément l’unité de vie. Quand le Seigneur observe ceux qui versent une aumône dans le tronc, il voit une pauvre veuve qui vient de donner tout ce qu’elle a et il appelle les apôtres pour qu’ils apprennent à voir les choses comme il les voit.
En choisissant l’unité de vie comme point de départ pour l’amour des pauvres, le christocentrisme de cette attitude est mis en exergue puisque voir toute la réalité avec les yeux de Jésus entraîne forcément l’unité de vie.
Dans une réflexion théologique sur l’Opus Dei, José Luis Illanes, fait de l’unité de vie son point de départ pour une analyse de la responsabilité sociale du chrétien selon l’esprit de saint Josémaria.
C’est autour de ce trait caractéristique de la nature d’un fidèle chrétien au cœur du monde que le fondateur de l’Opus Dei organise les autres aspects de son enseignement sur la sanctification de la vie courante, y compris la vie sociale et l’effort pour configurer la société de façon juste.
D’après l’abbé Illanes, l’unité de vie, telle que saint Josémaria en parlait, est faite de trois éléments simultanés.
1. L’existence ordinaire dans le monde avec ce qu’elle entraîne concernant les relations, les projets, les rêves, les espoirs, les joies, les obligations et les travaux, surtout dans le domaine du travail professionnel fait avec un esprit de service. Tout cela est appelé sécularité, indoles sæcularis, caractère séculier.
2. Le fait de renvoyer toute cette réalité à Dieu, Père et Créateur, qui, au départ, a fait un monde bon et digne d’amour.
3. Le sens de la mission apostolique qui, issue des sacrements de l’initiation chrétienne, illumine toute notre existence, fait qu’elle devienne une rencontre avec Dieu et lui permet de le faire connaître par la vie et la parole.
«Selon l’esprit de saint Josémaria, l’unité de vie implique en somme l’unité de l’aspect séculier et de l’aspect ascétique et apostolique. Ces trois dimensions n’en font plus qu’une chez celui qui, en approfondissant sa foi, reconnaît que la vie courante et quotidienne peut et doit être vécue en communion avec Dieu et dans une attitude d’amour et de service envers ceux qui l’entourent ».
Tout cela revient à proclamer la valeur théologale de l’existence humaine et de tous ses instants. Dans ce sens, la responsabilité sociale n’est pas un rajout extérieur à la vie chrétienne, mais fait partie de la vocation chrétienne elle-même. « Le chrétien n’est pas quelqu’un qui, en plus d’être chrétien, a une responsabilité sociale, mais quelqu’un qui, se sachant chrétien, reconnaît qu’il est dans le monde pour y développer toutes les implications de la foi, y compris les sociales. En tout état de cause, la responsabilité sociale est un élément intégrant, une dimension constitutive, de la mission des laïcs qui demeurent en ce monde pour le vivifier de l’intérieur.
Ce n’est qu’après avoir regardé le Christ, « notre modèle », que saint Josémaria parle du détachement comme « d’une maîtrise » et évoque ses différents aspects et ses conséquences y compris le port extérieur, élégant et attirant comme celui du Christ et en même temps radicalement détaché de tout (cf. Amis de Dieu [AD], n. 122.
«Mon Dieu, je vois bien que je ne t’accepterai pas comme mon Sauveur si je ne reconnais pas en même temps que tu es mon Modèle. — Puisque tu as voulu être pauvre, fais-moi aimer la Sainte Pauvreté. Je me propose, avec ton aide, de vivre et de mourir pauvre, quand bien même j’aurais des millions à ma disposition » (F, n. 46).
Saint Josémaria consacra sa vie à ouvrir un chemin spirituel au coeur du monde aux chrétiens laïcs et aux prêtres séculiers, dans tous les milieux sociaux. Cette mission de fondation lui demanda, entre autres, de concevoir différemment la façon d’envisager la pauvreté, de la distinguer de celle des religieux qui n’est pas appropriée à la sécularité des hommes ou des femmes au cœur du monde, de la société et de leur famille. La vertu de la pauvreté engage tout chrétien baptisé. Ce qui change c’est la façon de la vivre car dans ce domaine, ses manifestations extérieures ne sont pas nécessairement les mêmes. Aussi saint Josémaria précisa-t-il : « La vraie pauvreté ne consiste pas à ne rien avoir, mais à en être détaché : à renoncer volontiers à la main mise sur les choses. Aussi, y a-t-il des pauvres qui sont réellement riches et vice-versa ». (Chemin [C] 632.
Vivre la vertu de pauvreté, le détachement des choses dont on se sert, revient chez saint Josémaria à se demander: “Par rapport à la pauvreté et aux richesses, ai-je les affects et les sentiments de Jésus-Christ?” (F, n. 888). « Si nous sommes près du Christ, que nous suivons ses pas, nous devons aimer de tout cœur la pauvreté, le détachement des biens terrestres, les privations » (F. n. 997).
Si l’amour du détachement découle du désir d’imiter le Christ et d’en être très près, il en va de même aussi de l’amour des pauvres. Imiter le Christ, aimer sa sainte volonté c’est aimer toutes les personnes en le retrouvant chez elles, et très particulièrement chez les malades, les enfants, les pauvres et les démunis: “c’est précisément parmi eux qu’Il est le plus à l’aise” (Sillon [S], 228).
Pour être chrétien, on a besoin « d’un regard propre et d’une volonté déterminée pour agir comme Dieu le veut », au-delà « des petits objectifs du prestige ou de l’ambition » voire même de ces « finalités qui peuvent sembler plus ou moins nobles, comme le sont la philanthropie ou la compassion face au malheur d’autrui : il s’agit donc de poursuivre le but ultime et radical de l’amour dont Jésus-Christ a fait preuve en mourant pour nous » (Quand le Christ passe,[QCP], n. 98). Être chrétien signifie donc voir tout le monde avec les yeux de Jésus.
Saint Josémaria est très clair là-dessus. Il dénonce la fausseté de toute spiritualité et de toute religiosité repliées sur une « piété personnelle » et étrangères aux exigences de la justice sociale. « On n’aime pas la justice si l’on n’aime pas voir qu’elle se réalise autour de soi, chez les autres. Et il n’est pas non plus légitime de se replier dans une religiosité confortable en oubliant les nécessités des autres. Qui veut être juste aux yeux de Dieu s’efforce aussi de faire en sorte que justice soit effectivement faite parmi les hommes. Et ce, non seulement pour la bonne raison de ne pas injurier le nom de Dieu, mais parce que le fait d’être chrétien demande de cultiver toutes les instances nobles qu’il y a dans l’humain. En paraphrasant un texte bien connu de l’apôtre saint Jean, on peut dire que celui qui assure être juste envers Dieu et n’est pas juste envers autrui, ment et qu’il n’y a pas de vérité en lui” (QCP, 52).
« On comprend fort bien l’impatience, l’angoisse, les désirs inquiets de ceux dont l’âme naturellement chrétienne ne peut se résigner à l’injustice personnelle et sociale dont le cœur de l’homme est capable. Tant de siècles de coexistence et tant de haine encore, tant de destruction, tant de fanatisme, accumulés dans le regard de ceux qui ne veulent point voir et dans le cœur de ceux qui ne veulent point aimer.
Les biens de la terre répartis entre un petit nombre; les biens de la culture enfermés dans les cénacles. Et dehors une faim de pain et de savoir, et des vies humaines, pourtant saintes, puisque venant de Dieu, traitées comme de simples objets, comme des chiffres de statistiques. Je comprends et je partage cette impatience qui me fait lever les yeux vers le Christ, ce Christ qui nous invite sans cesse à mettre en pratique ce commandement nouveau de l’amour. (QCP. 111).
La référence constante au Christ est frappante dans ses citations lorsqu’il s’agit de ces terribles injustices humaines. Combattre pour la justice sociale revient « à faire le bien sans spectacle, à aider ceux qui sont dans le besoin par pur amour, sans avoir à claironner ce que l’on fait au service des autres » (QCP, n. 69). Aimer toute personne c’est « vénérer […] l’image de Dieu qu’il y a en chaque homme, en tâchant aussi de la lui faire contempler, afin qu’il apprenne à s’adresser au Christ (AD n. 230) La charité qui doit loger dans le cœur humain est à la mesure du cœur de Jésus : « La charité envers son prochain est une manifestation de l’amour de Dieu. Aussi, en nous efforçant d’améliorer cette vertu, nous ne saurions nous fixer des limites » (AD, n. 232).
La sensibilité des chrétiens concernant les injustices sociales est motivée par l’empressement de la charité.
Le contact personnel de saint Josémaria avec la pauvreté
La grande évolution technologique au cours du XX ème siècle a accéléré la transition d’une économie statique vers une autre en croissance continuelle, née déjà au XIX ème siècle avec la révolution industrielle. 1
Le Magistère de l’Église se penche sur ces mouvements sociaux dans ces documents concernant la doctrine sociale. Dans l’encyclique Rerum novarum (1891) de Léon XIII c’était la condition ouvrière qui était évoquée. Dans le courant du XX ème siècle de nouveaux thèmes s’y ajoutent, spécialement la croissance et la différence entre les pays développés et ceux en voie de développement et l’on assiste à une perception sociale générale qui va de l’optimisme attaché à « un progrès technique et économique sans limite », régnant entre 1950 et 1980, à la préoccupation pour l’écologie et le problème d’un manque éventuel de ressources naturelles qui apparaît à partir des années soixante-dix.
Il y a un vaste consensus sur le besoin d’un développement intégral ne se bornant pas à une pure croissance quantitative.
La sensibilité des chrétiens concernant les injustices sociales est motivée par l’empressement de la charité.
Une partie des événements évoqués est postérieure à la mort de saint Josémaria. D’autres, en revanche, étaient connus de son vivant ou bien commençaient à l’être.
Dans l’une de ses homélies, il avoue avoir déjà entendu parler dans son enfance de la « question sociale » (AD, n. 170).
Par la suite, lorsqu’il étudiait la Théologie à l’université de Saragosse, il se pencha sur la Rerum novarum et sur les lettres pastorales que des évêques espagnols — le cardinal Soldevila, archevêque de Saragosse, entre autres — consacrèrent aux problèmes du monde du travail.
C’est aussi à l’université civile de Saragosse où il fit ses études de Droit qu’il profita de l’enseignement de professeurs représentants de la dite « École sociale de Saragosse », noyau représentatif à l’époque de la pensée socialo-chrétienne. Au fil de son existence, il a fit face à des situations pénibles où son cœur de prêtre fut toujours attentif aux changements et aux problèmes sociaux.
Adolescent, suite à la faillite de l’affaire dont son père était gérant à Barbastro, saint Josémaria a connu les problèmes issus d’une ruine financière qui ont obligé sa famille à quitter leur ville natale et à s’installer à Logroño, où ils ont vécu très modestement.
La mort de son père, en 1924, fit que cette famille, sa mère, sa sœur et son frère, soit à sa charge alors qu’il n’était qu’un tout jeune prêtre avec des ressources très limitées. Installés à Madrid, cette famille fut plongée dans une pauvreté extrême.
Et ce fut alors que saint Josémaria se dépensa au service épuisant des plus pauvres parmi les pauvres, à Madrid, qui, comme d’autres capitales européennes, était en pleine expansion. Cela attirait des populations massives qui avaient du mal à trouver du travail. Il passa de longues heures à aller d’un endroit à l’autre, dans les quartiers les plus misérables, à s’occuper des mourants, des malades incurables et contagieux. Il leur administrait les sacrements, il s’en occupait matériellement et dans cette abnégation à leur service, il les entourait de sa tendresse et de sa force. Il se vouait, corps et âme, aux pauvres, il connaissait leurs souffrances et il était bouleversé en même temps par la force chrétienne de beaucoup d’entre eux.
Il évoqua très souvent que l’Opus Dei était né dans ces hôpitaux et parmi ces pauvres de Madrid qui avaient été précisément la force de l’Œuvre. En parlant de tout cela, il soulignait la valeur rédemptrice de la souffrance et de la dignité de l’être humain aussi dans son extrême pauvreté.
Au début de son apostolat avec des étudiants, toujours à Madrid, dans la première moitié des années trente, il institua une coutume, dite “visites aux pauvres” qui deviendrait universelle par la suite. Il s’agissait d’inviter de jeunes étudiants, normalement issus de milieux aisés, à visiter des pauvres et des malades, à les entourer, à leur rendre un service concret et à leur montrer leur affection pour les consoler en leur solitude.
Ces visites-là étaient un vrai moyen de formation pour ces jeunes qui apprenaient ainsi à voir le Christ chez les personnes dans le besoin et à être conscients du sérieux de la vie. C’est à « cette école » de la générosité que les jeunes enregistraient dans leur cœur que la charité ne tient pas à une obole anonyme et froide, mais à réaliser quels sont les soucis des autres et à les prendre sur soi.
Un homme ou une société qui ne réagirait pas face aux tribulations ou aux injustices et qui ne s’efforcerait pas de les soulager, ne seraient pas un homme ou une société à la mesure de l’amour du cœur du Christ.
Il jetait ainsi les bases pour que ces jeunes, à l’avenir, vivent de façon responsable et généreuse, en aidant les autres à s’élever, sans jamais les humilier. Saint Josémaria tenait beaucoup à cet aspect-là qui fut un trait caractéristique de sa prédication et de son enseignement : « La charité chrétienne ne se limite pas à secourir celui qui a besoin de ressources financières. Elle vise avant tout à respecter et à comprendre chaque individu en tant que tel dans sa dignité intrinsèque d’homme et de fils du Créateur » (QCP, n. 72).
Il proclamait que la charité authentique n’est ni officielle ni coincée, qu’elle ne saurait être assimilée à une bienfaisance plus ou moins formaliste, à une aumône ou à un service rendu, dépourvu d’âme. Agir autrement— dit-il dans l’une de ses homélies— est l’« aberration » qu’une malade exprime en se plaignant avec résignation : « Ici je suis entourée de charité, mais ma mère me soignait avec tendresse ». L’amour issu du Cœur du Christ ne saurait créer cette sorte de différence » (AD, n. 229).
Une charité universelle qui n’exclut personne
Toujours dans la même ligne, il y a une autre caractéristique dans les écrits de saint Josémaria sur l’amour des pauvres. Il souligne fermement le besoin de vivre la solidarité en dehors de tout esprit de classe, sans la moindre exclusive. Jésus-Christ est venu sur terre pour apporter la paix à tous : à tous, « non seulement aux riches, ni seulement aux pauvres, mais à tous les hommes, à tous les frères ! En effet, nous sommes tous frères en Jésus, fils de Dieu, frères du Christ : sa Mère est notre Mère. Il n’y a donc qu’une race sur terre, la race des enfants de Dieu” (QCP, n. 13). Et d’ajouter par ailleurs : « En tant que chrétiens nous ne pouvons pas être exclusivistes, ni séparer ou classer les âmes. Beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident ; dans le cœur du Christ il y a une place pour tous. Nous sommes encore éblouis par la crèche où ses bras sont ceux d’un Enfant, les mêmes qu’il étendra sur la Croix pour attirer tous les hommes à Lui » (QCP, n. 38).
Ces propos sont à l’opposé d’une réduction de l’amour aux pauvres et aux nécessiteux, d’un programme politique de lutte de classe comme c’était le cas dans les programmes de la théologie de la libération radicalisée. La sensibilité des chrétiens envers les injustices sociales est motivée par l’empressement de la charité. Ceci étant, elle ne doit pas conduire à des solutions appelant à la violence.
La réponse de saint Josémaria à la crise de la société contemporaine est « la révolte de l’homme qui ne consent pas à vivre comme une bête, qui ne trouve son contentement et son apaisement que lorsqu’il fréquente et connaît le Créateur » (AD, n. 38). Il s’agit de la révolte de quelqu’un qui ne veut pas être sous l’emprise de la “logique” de l’égoïsme et de l’avarice, des sentiers battus qui conduisent à écraser les droits des autres. Il s’agit de la révolution chrétienne qui tient à configurer la société avec les principes de l’égalité des enfants de Dieu, en réalisant « le grand miracle de la fraternité » (QCP, n. 157).
Deux siècles après la Révolution française, nous devons encore relever le défi de la découverte de la fraternité, en tant que principe social et ce n’est pas chose facile.
Certes, le bien commun de la société est régi par la justice, mais, à la longue, la justice sans le pardon et sans la miséricorde, c’est-à-dire sans la charité, n’est pas soutenable.
Saint Josémaria nous livre la clarté de sa pensée à propos de cet aspect de l’éthique sociale:
« Soyez persuadés que vous ne pourrez jamais résoudre les grands problèmes de l’humanité seulement avec la justice. Lorsqu’on rend justice tout court, on ne doit pas s’étonner que les gens en soient meurtris. La dignité de l’homme qui est fils de Dieu, demande bien plus. La charité qui adoucit tout, qui déifie tout, doit l’intérioriser, l’accompagner : Dieu est amour. Nous devons toujours agir par cet Amour de Dieu qui rend plus facile d’aimer le prochain, qui purifie et élève les amours d’ici-bas.
De la stricte justice à l’abondance de la charité il y a tout un chemin à parcourir. Peu nombreux sont ceux qui persévèrent jusqu’au bout. D’aucuns se contentent de s’approcher du seuil : ils font abstraction de la justice, se limitant à un peu de bienfaisance, qu’ils appellent charité, sans réaliser que cela ne représente qu’une petite partie de ce qu’ils sont tenus de faire. Et ils se montrent aussi satisfaits d’eux-mêmes que le pharisien qui pensait avoir répondu aux exigences de la loi parce qu’il jeûnait deux fois par semaine et qu’il payait la dîme sur tout ce qu’il possédait. » (AD, n. 172).
La réalité des injustices, des combats et des violences, du cumul de mal qu’il y a dans le monde, peut nous faire penser que la fraternité n’est qu’un bel idéal, en dehors de notre portée.
Saint Josémaria nous apprend que la fraternité est possible, tout en étant un vrai miracle, c’est-à-dire une réussite culturelle au-delà des forces humaines. La mise en œuvre d’une énergie altruiste est pour certains une belle contribution de la religion à la société séculière. C’est l’une des raisons pour lesquelles la foi chrétienne est reconnue comme étant indispensable aussi pour un monde politique considéré, à raison, comme le résultat d’un processus de sécularisation.
Percevoir les injustices, la pauvreté, la misère, etc., « doit blesser le chrétien au plus profond de son être puisque ce n’est pas en vain qu’il est disciple d’un maître, Jésus de Nazareth, qui a montré du cœur, une capacité de souffrir et de compatir à la souffrance des autres ».
La foi chrétienne ne bâillonne pas le rejet criant de l’injustice. Bien au contraire, cette réaction sera d’autant plus profonde que la contemplation de la vie du Christ sera plus proche. Ce fut le cas de Jésus, ce doit être celui du chrétien. « La responsabilité sociale est une dimension intrinsèque de ce qui est humain et par conséquent et plus radicalement encore, de ce qui est chrétien ».
Un service centré sur le travail professionnel
Conformément au charisme de la sanctification du travail reçu en fondant l’Opus Dei, saint Josémaria a toujours attribué au travail, et plus concrètement au travail professionnel, une grande importance “en tant que facteur déterminant pour ce qui est de la configuration et du développement de la société humaine”.
Le travail n’est pas la seule mais l’une des principales forces de l’édification de la société en accord avec la justice.
Un homme ou une société qui ne réagirait pas face aux tribulations ou aux injustices et qui ne s’efforcerait pas de les soulager, ne seraient pas un homme ou une société à la mesure de l’amour du cœur du Christ.
Saint Josémaria voit dans le travail professionnel un moyen privilégié pour mettre en œuvre l’amour des pauvres. Il est une source de création de nouveaux biens et donc de progrès. Pour atteindre pleinement cette valeur-la, il se doit d’être bien fait, dans la maîtrise du domaine ou du secteur où il est exercé, conformément aux principes éthiques et informé par un esprit de service et de solidarité.
De ce fait, le travail a une valeur sociale intrinsèque : d’où l’importance des activités éducatives et de formation qui permettent aux personnes non seulement d’améliorer leur statut mais de contribuer à leur tour au développement des autres. Les pauvres, écrit saint Josémaria « ont besoin du pain de la terre, qui les fasse vivre, et aussi du pain du ciel qui illumine et réchauffe leur cœur. Grâce à votre travail personnel, aux initiatives promues à partir de ce travail, dans vos conversations, dans vos relations, vous pouvez et vous devez mettre en œuvre l’injonction au travail que fait l’apôtre (cf. Ep4, 28) » (QCP, 49).
Dans ce cadre-là, face aux injustices sociales, saint Josémaria souligne tout autant la responsabilité des laïcs que leur liberté. Il estimait qu’en tant que prêtre, il ne devait pas être l’arbitre ou suggérer des solutions techniques concrètes : elles devaient être le fait des fidèles laïcs, appelés à humaniser et à sanctifier les réalités terrestres de l’intérieur, à travers le dialogue et le travail qualifié (cf. QCP, n. 180 et 184).
Ceci dit, il encourageait très fermement la responsabilité sociale des chrétiens en encourageant partout dans le monde une grande variété d’initiatives pour la promotion humaine et sociale : des œuvres d’assistance sociale, de promotion sociale ou rurale et de formation d’entrepreneurs, d’industriels, de volontaires.
« Un homme ou une société qui ne réagirait pas face aux tribulations ou aux injustices et qui ne s’efforcerait pas de les soulager, ne serait pas un homme ou une société à la mesure de l’amour du cœur du Christ. Les chrétiens, dans un pluralisme logique, tout en jouissant de la plus grande liberté dans leurs études et dans la mise en œuvre des différentes solutions, doivent se retrouver dans leur identique désir de servir l’humanité. Autrement leur christianisme ne serait pas la Parole et la Vie de Jésus : ce serait un masque, un leurre face à Dieu et face aux hommes » (QCP, n. 167).
Alvaro del Portillo résumait ainsi l’esprit et l’enseignement de saint Josémaria lorsqu’il en parlait à des laïcs : « Dieu veut que vous soyez à votre place. À partir de là, vous pouvez réaliser, —vous êtes en train de réaliser—, un travail colossal au profit des pauvres et des indigents, de ceux qui subissent l’ignorance, la solitude et la souffrance, très souvent à cause de l’injustice des hommes, puisqu’en cherchant de toutes vos forces la sainteté, en sanctifiant votre travail professionnel et vos relations sociales et familiales, vous contribuez à informer la société humaine de l’esprit chrétien » (Lettre pastorale du 9 janvier 1993, n. 20).
Saint Josémaria a aussi une vision originale de la gratuité, en lien avec le travail professionnel et concernant l’aide aux pauvres.
Grâce à une belle image, fruit de sa riche vie intérieure, lorsqu’il parle du travail et de l’esprit de saint Joseph, il montre ses convictions personnelles sur l’activité professionnelle droitement ordonnée dans sa dimension financière.
« Parfois, quand il s’agissait de personnes plus pauvres que lui, Joseph devait accepter qu’on le paie avec quelque chose de peu de valeur, donnant aux autres la satisfaction de croire qu’ils l’avaient réglé. Normalement Joseph devait demander ce qui était raisonnable, ni plus ni moins; il devait savoir exiger ce qui, en justice, lui était dû, car être fidèle à Dieu ne suppose pas renoncer à des droits qui sont en réalité des devoirs: Joseph devait demander ce qui lui revenait, car c’était du fruit de ce travail qu’il nourrissait la famille que Dieu lui avait confiée. (QCP, n. 52).
En faisant appel à la magnanimité, saint Josémaria ajoute : « Un chrétien ne saurait se contenter d’un travail lui rapportant des gains suffisants pour lui et les siens : son grand cœur doit le pousser à donner un coup de collier pour aider les autres, par charité, ou par justice (…) ». Et de nous demander : « À combien vous revient-il d’être chrétiens, y compris financièrement» (AD, n. 126).
Dans la ligne de la “pierre de touche” du sacrifice financier, saint Josémaria parlait de “cette charité bien ordonnée ” qui est une preuve de l’authenticité de l’amour des pauvres.
Il disait ainsi que la charité touche en premier les personnes avec lesquelles l’on vit, non pas, bien évidemment, pour s’enfermer dans un cercle étroit, mais pour être ouvert à tous, en saisissant les obligations de l’amour. Je ne crois pas « à l’intérêt que tu portes au dernier pauvre du coin si tu martyrises ceux de chez toi » (AD, n. 227).
Conclusion
«Un secret. —Un secret, à crier sur les toits: ces crises mondiales sont des crises de saints. Dieu veut une poignée d’hommes « à lui » en chaque activité humaine. — Et ensuite ‘pax Christi in regno Christi’— la paix du Christ dans le royaume du Christ » (C, n. 301).
Ces propos de saint Josémaria demandent de faire la différence entre l’éthique individuelle et l’éthique sociale mais aussi de les rapprocher entre elles. Si elle est authentique, la sainteté personnelle réussit à configurer humainement et chrétiennement la société, ainsi que les coutumes, les lois, les structures, la culture, en un mot. On se leurrerait soi-même si on se disait qu’un simple effort individualiste c’est déjà la sainteté et que grâce à un mécanisme invisible, cet effort de recherche de la propre perfection peut engendrer automatiquement le bien commun.
Ce sont les hommes et les femmes qui, en vivant l’esprit du Christ et en étant présents dans toutes les activités humaines vont contribuer à changer les structures s’ils les orientent vers le bien commun : la paix, la liberté et la justice sociale.
Pour proposer la fraternité à tous les êtres humains, tout d’abord aux pauvres, il faut une motivation dépassant la simple philanthropie. Il faut l’amour du cœur de Jésus qui veut réaliser « le miracle de la fraternité » si tant est que les hommes le laissent agir en eux.