Luis Gutiérrez Rojas est diplômé en médecine et en chirurgie de l'Université de Navarre.
Il est actuellement psychiatre et professeur.
Depuis plusieurs années, il donne des conférences sur la façon d'aborder la vie de manière optimiste et stimulante. Il est également père de sept enfants. En mars 2021, il a publié son premier livre "La beauté de la vie", (la belleza de vivir) qui en est aujourd'hui à sa huitième édition. En février de cette année, il a publié son deuxième livre " Vivre plus libre : Choisis une vie heureuse" (Vivir mas libre - elige una vida feliz), qui en est à sa deuxième édition.
Nous vivons dans une société qui exalte l'individualité. Cela représente-t-il une difficulté pour se faire des amis ?
Oui, on peut dire que c'est l'un des problèmes de notre époque. Il n'a jamais été aussi facile d'avoir des "amis". Grâce à Internet et aux réseaux sociaux, il est très facile de rencontrer des milliers de personnes et qu'ils nous donnent un "like", ou que nos messages atteignent toute la planète. Mais ce n'est pas la véritable amitié ; vous n'aurez pas des milliers d'amis, parce que l'amitié a besoin de temps, dévouement, réciprocité ; j'ouvre mon cœur, mon intimité et l'autre l'ouvre aussi.
Cela implique des sacrifices et la capacité de passer du temps avec l'autre personne pour cultiver cette amitié.
Cet individualisme, qui consiste à rester dans sa bulle, nous remplit de "moi", et qu'il n'y a plus de place pour les amis. Cela conduit à un manque d'amitié et à un manque de confiance en soi. L'un des grands fruits de l'amitié est que nos amis nous permettent de nous connaître beaucoup mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes.
Pour pouvoir sortir de cette sorte de "croisière" que nous faisons autour de notre nombril, nous avons besoin d'une personne qui nous connaisse, qui nous dise qu'elle nous aime, mais aussi qui corrige ce que nous devons améliorer. Cette conséquence de l'amitié, celle de sortir de soi, remplit le cœur de générosité.
Les troubles psychiques et les maladies mentales sont de plus en plus fréquents, semble-t-il. Quelles difficultés présentent-ils pour l'amitié ? L'amitié est-elle une bonne thérapie ?
Oui, c'est une bonne thérapie. Lorsqu'une personne souffre de ce type de situation, elle a tendance à penser que ce qui lui arrive, sa tristesse, son angoisse, sa dépendance, son impulsivité, son pessimisme, son ressentiment, n'arrive qu'à elle. Elle vit enfermée dans son " moi ", elle ne se comprend pas et ne sait pas quoi faire pour sortir de cette situation. Elle pense, à tort, qu'elle est celle qui souffre le plus dans ce monde, que cela n'arrive pas aux autres.
Nous pouvons apprendre beaucoup par la littérature et l'art, mais aussi par l'amitié, car ce que nous voyons chez les autres, c'est exactement ce qui nous arrive. Par exemple, en tant que père, je comprends beaucoup mieux les problèmes que j'ai avec mes enfants lorsque j'écoute un ami qui me parle des problèmes qu'il a avec ses enfants.
C'est là que l'on apprend beaucoup. C'est pourquoi une thérapie préventive pour surmonter les nombreuses difficultés de la vie est l'amitié de cet ami qui écoute, pas tellement qui donne des conseils, mais qui écoute, assiste, comprend, allège le fardeau de la souffrance, comme ces "costaleros" (les porteurs d'une statue pendant les processions ) de la Semaine Sainte, qui marchent au même pas, ensemble, pour porter les figures, allégeant ainsi le poids du fardeau de la Croix.
On dit que les réseaux sociaux rapprochent et éloignent les gens les uns des autres. Qu’y a-t-il de ces réalités dans ces perceptions ? Comment pouvons-nous profiter de leurs avantages et éviter leurs inconvénients ?
Si nous commençons par les avantages, il est beaucoup plus facile de toucher un grand nombre de personnes. Si je suis un conférencier, un entrepreneur, une personne qui veut être influente, les réseaux sociaux sont un outil parfait, parce qu'ils permettent à des personnes qu'il serait impossible d'atteindre autrement de nous connaître, de connaître notre vision du monde. Cela peut faire beaucoup de bien, mais aussi beaucoup de mal.
Un inconvénient, en pensant aux jeunes, mais aussi aux adultes, c'est que l'on pense que notre estime de soi dépend du like, dépend de ce que les autres nous disent, c'est comme mettre notre bonheur dans les mains de quelqu'un d'autre.
On voit des jeunes devenir amers parce qu'ils n'ont pas l'impact qu'ils veulent sur les réseaux, ou peut-être parce qu'ils en ont assez de voir un monde merveilleux de gens qui s'aiment, alors que leur vie est pleine de souffrances qu'ils ne savent pas gérer.
C'est peut-être là le danger des réseaux, qui peuvent remplacer la véritable amitié. Je pense que le contact physique avec les personnes que nous rencontrons pour passer un bon moment n'est pas et ne sera jamais remplacé par la technologie.
La solitude apparaît comme l'un des grands problèmes des sociétés contemporaines. Quel rôle l'amitié pourrait-elle jouer pour la résoudre ? Qu'est-ce que l'amitié apporte de plus que la simple solidarité ?
C'est peut-être l'un des fruits amers de l'éclatement de la famille ou des politiques antinatalistes. Le faible nombre de naissances peut conduire à des petites familles, où les gens se sentent très seuls.
L'amitié peut être un remède à cette crise. Lorsque je parle à des personnes qui se sentent seules, je pense qu'il y a beaucoup de gens qui sont dans la même situation qu'elles et qui pourraient se mettre en contact avec elles.
Pour la différencier de la solidarité, où je peux faire quelque chose pour quelqu'un qui est dans une mauvaise passe, la véritable amitié implique l'ouverture du cœur, ce n'est pas une aide que je donne, mais c'est une relation bilatérale, où l'autre personne me donne et je lui donne, où nous partageons tous les deux.
Nous devrions être créatifs et voir comment nous pouvons aider les personnes qui se sentent seules à entrer en contact avec beaucoup d'autres qui sont dans la même situation. Mais il ne s'agit pas de recevoir, mais d'exercer la générosité.
Quand on donne beaucoup, on reçoit beaucoup plus que ce que l'on donne, c'est une idée très chrétienne et très vraie. Pensons que les personnes seules pensent tout le temps qui va les consoler, alors qu'elles devraient ouvrir leur cœur et penser qui elles peuvent consoler.
Saint Josémaria a encouragé les parents à être amis de leurs enfants, mais il y a des gens qui disent qu'il faut retrouver le sens de l'autorité parentale. Comment comprendre l'amitié dans ce contexte familial ?
Je pense qu'il s'agissait pour lui de ne pas considérer les parents comme des êtres distants, autoritaires, qui critiquent sans cesse ce que l'on fait de mal et auprès desquels il est difficile de se faire comprendre.
Selon l'âge, l'amitié avec nos enfants ne sera pas totale, car mes enfants ne sont pas assez mûrs pour que je leur confie certaines intimités qui les bloqueraient sûrement. Ce sera une véritable amitié quand ils seront grands ; mais quand ils sont plus jeunes, entretenir l'amitié avec eux signifie qu'ils nous voient comme des personnes proches d'eux, qui s'intéressent à leurs choses.
Si nous sommes capables de construire ces ponts, lorsque viendra l'adolescence, cette période de changement, il y aura des canaux de communication, et lorsque l'adolescence sera passée, la communication sera rétablie d'une manière saine, stable, appropriée et mature. Ainsi, nos enfants, lorsqu'ils atteindront l'âge adulte, et a fortiori lorsque leurs parents atteindront le troisième âge, seront notre meilleur soutien, nos meilleurs amis, vers lesquels nous pourrons nous tourner dans les moments difficiles, et nous pourrons les aider, parce que nous aurons vécu ce qu'ils vivent. Je crois que c'est dans une famille nombreuse et unie que l'on apprend la véritable amitié.
Josémaria a découvert dans l'Évangile que c'est par l'amitié que l'on peut faire des disciples de Jésus. L'amitié humaine doit-elle être complétée par un sens chrétien des relations avec les autres ?
Bien sûr que oui. L'un des livres qui rassemble les homélies de saint Josémaria s'appelle "Amis de Dieu ", un titre évocateur. Nous devons être les amis de Dieu et Dieu veut être notre ami. Il est un peu surprenant qu'un Dieu tout-puissant veuille être notre ami. Cela ne peut se comprendre que dans le contexte d'une relation d'amour et de confiance.
On peut dire qu'être chrétien, c'est découvrir le Christ et vouloir être son ami. En ce sens, l'amitié, lorsqu'elle est chrétienne, n'est pas instrumentalisée, elle n'est pas comme cette phrase du capitalisme qui est gagnant-gagnant, tu gagnes et je gagne.
La véritable amitié est désintéressée, elle cherche le bien de l'autre, elle se réjouit du bien de l'autre. Lorsque nous essayons de grandir dans l'amitié à la manière chrétienne, nous essayons de rendre l'ami meilleur, d'atteindre ses objectifs. Quand l'amitié est ainsi, elle remplit le cœur de satisfaction, et il est merveilleux de voir comment nos amis se réjouissent de nos succès, si l'on peut dire, presque plus que nous-mêmes. La vision chrétienne de l'amitié atteint une dimension plus profonde d'un point de vue anthropologique.