L’acacia au carrefour des chemins de la vie

L'acacia : l'acajou du désert a été choisi comme matériau du premier Tabernacle destiné à abriter la présence active de Yahvé au milieu de son peuple. Ce nouvel article de la série "les arbres de la Bible" nous permet d'accompagner le peuple d'Israël dans ses déplacements et nous introduit dans la symbolique de cet arbre peu connu.

C’est un arbre peu connu. Sa famille comprend pourtant plus de sept cents espèces, principalement réparties dans les niches écologiques semi-arides de l'hémisphère nord, et la plupart en Australie [1].

Dur et léger, le bois d’acacia est qualifié par la Septante d’imputrescible. Aussi est-il utilisé dans les constructions portuaires fluviales et maritimes, ou pour servir de pieux enfoncés en mer afin d’élever les moules de bouchots, ou encore de piquets de clôture et de vigne. C'est un excellent combustible et sa belle couleur foncée et ambre en ont fait une espèce recherchée en charpente et ébénisterie. Il est, en quelque sorte, l'acajou du désert. La Bible l’appelle bois de shittim et ne le cite pratiquement que dans le livre de l’Exode, en vingt-six occurrences.

Compagnon de l’Exode

Outre le fait qu’on le rencontre abondamment dans la péninsule du Sinaï, c'est sans doute pour des raisons techniques qu’il a été choisi comme matériau du premier Tabernacle destiné à abriter la présence active de Yahvé au milieu de son peuple pendant la traversée du désert. Il s’agissait d’une Tente spécialement dédiée au culte [2] où reposait l’Arche [3] qui conservait les trois symboles de la libération d’Égypte : le bâton d’Aaron (qui avait fleuri), l’urne (en or) de la manne [4] et les tables de la Loi. Tout y était en acacia : l’Arche d’Alliance, mais également la table des pains de proposition, les barres de transport, les cadres verticaux, les traverses et les piliers, l’autel des holocaustes plaqué d’airain, et celui des parfums [5].

Belle apparence, solidité, légèreté, résistance, tout convenait pour sa réalisation et ses déplacements. D’ailleurs, ne fallait-il pas un bois à la fois dur et léger pour le transport d’une telle construction durant le long périple des enfants d’Israël ? Et comment ne pas faire le rapprochement entre la couleur de ses fleurs et le plaqué or de la plus grande partie du mobilier ?

C’est à Abel-hash-Shittim, « la plaine des acacias », dans la partie desSteppes de Moab, près du Jourdain, au nord-est de la Mer Morte [6] que s’acheva l’errance prolongée d’Israël dans le désert. Il s’attarda avant de franchir le fleuve et d’entrer en Canaan. Et là il se livra à la débauche avec les filles de Moab. Elles l’invitèrent aux sacrifices de leurs dieux ; le peuple mangea.et se prosterna devant leurs dieux [7]. Par contraste, c’est de là aussi qu’avec Josué, il partit pour traverser le Jourdain [8]. C’est là enfin que Gédéon remporta, quelques décennies plus tard avec ses trois cents guerriers, la victoire sur des Madianites aussi nombreux que des sauterelles [9]. L’acacia apparait donc comme l’arbre du choix existentiel : soit dériver vers la tiédeur, s’enkyster dans le « mal de Moab » [10] et demeurer prisonnier des liens du péché, soit s’arracher à ceux-ci et franchir le Jourdain à la conquête de la Terre promise… et du ciel. Il témoigne de la dualité de l’homme dans l’accomplissement de sa destinée : d’un côté, « l’insoutenable légèreté de l’être » qui préfère se laisser guider par les désirs sensibles plutôt que par une volonté éclairée ; de l’autre, sa capacité à construire un projet de vie nourri par une raison « illuminée par la foi », et formé d’actes libres et responsables.

Dans le mobilier du Tabernacle, le bois de shittim était presque toujours plaqué d’or. Et l’Arche d’Alliance qui contenait les tables de pierre de la Loi, était recouverte d’or à l’intérieur comme à l’extérieur : une façon de signifier que, pour être garant de l’avenir du Peuple élu et de sa foi, le bois d’acacia, image du libre-arbitre de l’homme, devait être protégé de la versatilité récurrente de celui-ci, et consolidé dans le bien par la fidélité inaltérable de Dieu.

Quand viendrait la « plénitude des temps », pour remédier aux inconséquences de son peuple à la nuque roide [11] et inaugurer une nouvelle ère du Salut où tous les hommes auraient un accès direct à Dieu, le Fils Unique prit la livrée humaine pour « habiter » ce bois fragile et l’affermir de l’intérieur.

« Touchons du bois » !

Cette coutume remonte au Moyen Âge. On y a recours pour conjurer le risque d’un mauvais sort car elle fait référence au Salut apporté par le Christ sur le bois de la Croix. L’acacia incarne à la perfection les qualités de ce bois qui figure le Sauveur dans la condition humaine qu’il est venu restaurer :

- un bois aux fibres serrées, qui ne casse pas facilement. Cela ne nous fait-il pas penser à la fermeté du Seigneur ? À la rectitude de toute sa vie, où rien ne laisse prise à la critique : Qui de vous me convaincra de péché, demande-t-il à ses détracteurs [12] ; à sa détermination dans l’accomplissement de sa mission : Comme approchait le temps où il devait être enlevé de ce monde, il prit résolument le chemin de Jérusalem [13]. Il savait pourtant ce qui l’y attendait… Ces exemples ne nous appellent-ils pas à prêter la plus grande attention aux avertissements du pape François quant à la « mondanité spirituelle qui se cache derrière des apparences de religiosité ou même d’amour de l’Église, et consiste à rechercher la gloire humaine et le bien-être personnel » [14] ?

- un bois léger : les évangiles nous disent que Jésus a passé en faisant le bien [15]. Il a parcouru la Palestine en tous sens, il a comblé ses interlocuteurs de la clarté de sa doctrine et des largesses de sa miséricorde. Rien de statique ni de compassé dans son attitude ; une constante adaptation à son auditoire. Demandons-nous donc : ne nous arrive-t-il pas de d’emprisonner le dynamisme de l’amour de Dieu qui nous est communiqué dans les sacrements, dans des habitudes routinières de piété et un déficit d’empathie ?

- un bois imputrescible qui ne pourrit pas : le mot grec utilisé pour traduire shittim indique précisément cette qualité. Le psalmiste la reprend aussi dans un passage cité deux fois dans le Nouveau Testament à propos de la résurrection de Jésus : Tu ne laisseras pas ton saint voir la corruption [16]. Même mort, le corps du Christ n’est pas entré en décomposition, car il est resté uni à sa divinité. Il a été, il est et demeure le Saint de Dieu [17].

Biodiversité et communion d’amour

En dehors du contexte de la construction du Tabernacle, l’acacia est mentionné en passant dans la littérature prophétique : Je mettrai dans le désert le cèdre, l’acacia, le myrte et l’olivier, je mettrai dans la steppe le cyprès, l’orme et le buis, tous ensemble [18].

Cette citation est tirée du « Livre de la Consolation »qui, après l’épreuve de l’Exil, annonce la restauration d’Israël au moyen d’une image expressive : le désert se transformera en un espace luxuriant aux frondaisons variées. L’acacia, cet arbre des zones arides, sera entouré d’arbres de terroirs fertiles. Une façon de nous faire comprendre, pour susciter notre confiance, que la prédilection de Dieu accompagne le cheminement, même tortueux de son peuple : Ne songez plus aux choses passées. Voici que je vais faire du nouveau (…) Je répandrai mon esprit sur ta race, ma bénédiction sur ta postérité. Ils croîtront comme l’herbe entourée d’eau [19]. Le miracle de Dieu est de faire œuvrer ensemble des hommes et des femmes, d’origines diverses mais qui, régénérés par le Saint-Esprit, découvrent la bénédiction d’être unis dans le Christ. La dernière exhortation apostolique du pape François encourage les fidèles dans ce sens : « la sainteté est parresía : elle est audace, elle est une incitation (…) à marcher et servir dans cette attitude pleine de courage que suscitait l’Esprit Saint chez les Apôtres et qui les conduisait à annoncer Jésus-Christ. Audace, enthousiasme, parler en toute liberté, ferveur apostolique (…) Le Seigneur nous appelle à naviguer au large et à jeter les filets dans des eaux plus profondes *. Attachés à lui, nous avons le courage de mettre tous nos charismes au service des autres (…) Reconnaissons notre fragilité mais laissons Jésus la saisir de ses mains et nous envoyer en mission. Nous sommes fragiles mais porteurs d’un trésor qui nous grandit et qui peut rendre meilleurs et plus heureux ceux qui le reçoivent (…) La sanctification et un chemin communautaire… La communauté est appelée à créer ce ‛lieu théologal où l’on peut faire l’expérience de la présence mystique du Seigneur ressuscité’… (elle ) préserve les petits détails de l’amour où les membres se protègent les uns les autres et créent un lieu ouvert et d’évangélisation : le lieu de la présence du Ressuscité qui la sanctifie selon le projet du Père »[20].

Dans sa Providence, le Créateur a parsemé l’Univers d’indices qui font écho à sa splendeur, à sa bienveillance. Prêtons l’oreille aux messages que nous adressent les arbres, ces compagnons muets de notre environnement. Leur symbolisme nous invite à saisir intuitivement, à la suite du poète, les mystérieuses « correspondances » qui unissent notre monde visible à des réalités supérieures :

« La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles :

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers » [21].

Bertrand Cauvin, expert forestier

Abbé Patrick Pégourier


[1] Sa hauteur peut atteindre dix mètres. Il se déploie d’ordinaire en largeur. Son tronc tourmenté et noueux est enveloppé par une écorce de couleur brun orangé couverte d’épines géminées. Ses fleurs jaunes odorantes, sont groupées en épis et à feuilles doublement pennées. Il est capable de développer ses racines en profondeur, jusqu’à trois fois sa hauteur.

En Europe on le confond souvent avec le robinier qui est un pseudo acacia. Les seules vraies espèces d'acacia introduites sous nos latitudes sont les mimosas dont plusieurs variétés se sont adaptées au froid. Cultivés principalement pour leurs fleurs à grappe floconneuse de couleur or, ils ont la particularité de fleurir surtout l'hiver.

Dans l’Afrique subsaharienne, l'acacia est cultivé pour son exsudat, la gomme arabique obtenue par saignée du tronc. C’est la plus ancienne de toutes les gommes : elle était déjà produite par les Égyptiens au IIIe millénaire. Elle trouve de nombreuses applications, surtout en agro-alimentaire, mais aussi dans la construction, en chimie et pharmacie.

[2] Fais-moi un sanctuaire (mobile), que je puisse résider parmi eux, dit Yahvé à Moïse (Ex 25, 8). La Tente de Réunion (ou de Rencontre) est sa Demeure (Cf. Ex 25, 9 et 40, 34). Elle suit les pérégrinations de son peuple (Cf. 2 S 7, 6) jusqu’à ce que le Temple de Jérusalem devienne sa maison (Cf. 1 R 8, 10).

[3] Coffre rectangulaire porté à l’aide de barres de bois, surmonté du propitiatoire (couvercle de l’Arche) et des Chérubins. Elle pesait plus de 100 kg. Dans le dispositif du sanctuaire, détaillé par Yahvé à Moïse (Ex 25-27), l’Arche du témoignage est le meuble le plus sacré : c’est le premier à être décrit (Ex 25, 10-22).

NB – Dans l’Antiquité, le mobilier le plus utilisé était le coffre : tout ce qui était précieux et transportable y était placé.

[4] Cf. Ex 16, 33.

[5] Successivement, Ex 25, 10 ; 25, 23 ; 25, 28 ; 26,15 ; 26, 26. 32 ; 27-1. Les dimensions de la Tente ou Tabernacle étaient environ de 12 m de long sur 5 de large et 4 de haut. C’était en quelque sorte le modèle réduit, en pièces détachées démontables, de ce que serait le Temple.

[6] Cf. Nb 33, 49.

[7] Nb 25, 1-2. Il s’agit des repas sacrés des sacrifices de communion sémitiques. Baal était adoré au mont Péor à la fois par les Moabites et les Madianites (Nb 25, 3.6) dans un culte qui donnait probablement lieu à des rites extrêmement immoraux. À l’époque où les Hébreux campaient à Shittim, dans les hautes plaines de Moab, ils se laissèrent entraîner par les adoratrices de ce dieu dans la luxure et l’idolâtrie. Cf. aussi Dt 4, 3 ;Ps 106, 28 ;Os 9, 10 ;Ap 2, 14.

[8] Cf. Jos 3, 1 : littéralement, ils s’arrachèrent hors des acacias (la localité deShittim) et entrèrent jusqu’au Jourdain.

[9] Cf. Jg 7, 12. 22/23.

[10] Analogue dans l’économie de l’Alliance aux « Délices de Capoue » dans le paganisme.

[11] Ba 2, 30 ; « dure comme une barre de fer » (Talmud).

[12] Jn 8. 46.

[13] Lc 10, 51.

[14] Exhortation apostolique Evangelii gaudium 93.

[15] Ac 10. 38.

[16] Ps 16, 10 ; Ac 2. 27 et 13. 35.

[17] Mc 1, 24.

[18] Is 41.19.

[19] Is 43, 18-19 ; 44, 3-4.

[20] * Cf. Lc 5, 4. Gaudete et Exsultate, 129-131. 141-142. 145.

[21] Charles Baudelaire, Correspondances.