- La sincérité de nos émotions
- Les sentiments nous apportent des connaissances précieuses
- Agir en accord avec sa propre identité
« UN HOMME avait deux fils » (Mt 21, 28). C’est ainsi que commence la parabole que Jésus adresse aux chefs des prêtres et aux anciens du peuple. Ce n’était probablement pas la première fois qu’ils avaient l’occasion de s’entretenir avec le Maître. Ils savaient donc que derrière ses histoires narratives et apparemment anonymes se cachaient souvent de profondes vérités sur eux-mêmes. Ses paraboles n’étaient pas un exercice littéraire — bien que beaucoup d’entre elles soient d’une grande beauté — mais plutôt des paroles prononcées du fond du cœur avec le désir de faire réagir le cœur de ses auditeurs.
Le père de la parabole adresse à ses deux fils la même demande : « Mon enfant, va travailler aujourd’hui à la vigne » (Mt 21, 28). Il semble que ni l’un ni l’autre n’avait de passion particulière pour le travail entre les semailles et la récolte, ou du moins qu’ils ne l’avaient pas prévu pour ce jour-là. La demande du père les surprend et chacun réagit à sa manière. Alors que le premier est visiblement mécontent et dit clairement à son père qu’il n’ira pas, le second cache ce qu’il a sur le cœur ; peut-être avec un sourire feint, mais avec une formalité qui ne parvient pas tout à fait à tempérer son mécontentement, il répond à son père : « Oui, Seigneur » (Mt 21, 30).
Finalement, aucun des deux n’est fidèle à sa parole : celui qui avait dit qu’il ne voulait pas travailler décide d’aller à la vigne. D’autre part, le fils qui était disposé à faire la volonté de son père finit par lui désobéir. Bien que dans les deux cas les actions des fils contredisent leurs paroles, il y a une différence importante entre les deux : celui qui était sincère avec son père finit par faire le bien. En revanche, celui qui cherchait avant tout à donner une bonne image finit par embrasser une autre réalité à laquelle il ne s’était pas engagé. Dans nos rapports avec le Seigneur aussi, le premier pas vers une véritable conversion est la sincérité de notre cœur, la certitude que nous pouvons lui ouvrir notre intérieur sans problème. Nous pouvons même lui montrer que, comme ce fils, nous n’avons pas envie de faire certains travaux. Car « une chose est claire : en présence de Jésus, les vrais sentiments du cœur, les vraies attitudes s’épanouissent » [1].
DANS LA DEUXIÈME lecture de la messe d’aujourd’hui, nous trouvons des paroles de saint Paul qui pourraient bien être une lettre maîtresse de ce que signifie être chrétien : « Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5). L’identification à Jésus-Christ ne consiste pas en une imitation extérieure, comme lorsqu’un petit enfant reproduit inconsciemment certains gestes des adultes, mais plutôt en un cheminement intérieur au cours duquel le Christ prend possession de notre cœur. Se sentir comme Jésus-Christ est le but d’une profonde transformation de la grâce et d’un combat personnel. « Pénétrer dans les sentiments de Jésus : tel devrait être l’exercice quotidien de notre vie de chrétien » [2].
Nos sentiments spontanés à l’égard de certains événements ou de certaines personnes nous donnent un premier aperçu de notre monde intérieur. Par exemple, lorsque le premier fils dit à son père qu’il ne veut pas aller travailler dans la vigne, on peut en déduire qu’il n’aime pas cette activité, qu’il est fatigué ou qu’il n’en voit pas l’intérêt. Une partie de son moi intérieur l’amène à considérer cet effort comme quelque chose de négatif. Les sentiments cachent des connaissances précieuses sur nous-mêmes : ils nous aident à discerner les valeurs qui, peut-être même inconsciemment, dirigent notre vie. Savoir ce qui nous rend triste et ce qui nous rend heureux nous permet de nous connaître nous-mêmes et de nous demander si nos réactions coïncident avec celles du Christ.
Comparer nos sentiments avec ceux de Jésus dans différentes situations nous aide à examiner si nous voulons aussi vivre et faire nôtres ses vertus. Saint Josémaria, par exemple, nous invitait un jour à nous interroger sur les sentiments que la vertu de pauvreté éveille en nous : « Tu me dis que tu désires vivre la sainte pauvreté, le détachement des choses dont tu te sers. — Alors demande-toi : les affections de Jésus- Christ sont-elles les miennes ? Ai-je les mêmes dispositions que lui à l’égard de la pauvreté et des richesses ? » [3] Nous pouvons faire un examen similaire avec chaque vertu et à chaque moment de notre vie.
DANS LA PARABOLE des deux fils, les sentiments n’ont pas le dernier mot. La première réaction spontanée est surmontée par la réflexion : l’un des fils se rend compte du bien qu’il y a à travailler dans la vigne et de la joie qu’il donnera à son père s’il lui obéit ; le second, en revanche, s’il a d’abord été poussé par le désir de faire bonne impression sur son père, en réfléchissant à la pénibilité du travail il a préféré se réfugier dans d’autres biens. Ce qui a été décisif chez chacun d’eux, ce n’est pas l’émotion première, mais l’action qu’ils ont entreprise en s’inspirant d’un idéal qu’ils considéraient comme valable pour leur propre vie. Se rendre compte que l’on a un certain état d’esprit ne signifie pas que l’on est obligé d’agir en conséquence, mais cela nous aide à mieux nous connaître et à prendre une décision plus cohérente avec notre identité, avec ce qui nous rend vraiment heureux.
Le fait que l’on croie parfois devoir agir malgré ou contre ses sentiments ne signifie pas que la vie chrétienne minimise leur importance. Bien au contraire. Lorsque, par exemple, saint Josémaria admettait de manière imagée qu’à de nombreuses reprises dans sa vie il avait agi « à rebrousse-poil », c’est-à-dire contre la première tendance de ce qu’il aimait, il précisait immédiatement qu’il l’avait fait « par Amour » [4]. Et si l’amour ne se réduit pas à un sentiment, il contient logiquement une dimension sentimentale fondamentale. Ainsi, lorsque le fils qui, au départ, ne voulait pas travailler, a décidé d’obéir à la volonté de son père, il a probablement été poussé par un sentiment filial et affectueux, qui a fini par l’emporter sur sa paresse ou son apathie. Il a trouvé dans son cœur un sentiment plus profond et meilleur que ce qu’il avait d’abord perçu.
C’est pourquoi nous sommes remplis d’espoir lorsque nous voyons dans la parabole une image de Jésus en train de prier dans le jardin des Oliviers. Dans son cœur d’homme, certains sentiments l’auraient poussé à rejeter la croix et la souffrance. Mais ce même cœur était aussi imprégné de sentiments profonds de filiation envers son Père et d’affection pour chacun d’entre nous. Et ce sont ces sentiments qui ont déterminé sa manière d’agir. Nous pouvons demander à la Vierge Marie, Mère de tous les enfants qui veulent mener une vie d’obéissance à la volonté divine, que nous apprenions à discerner les sentiments qui nous configurent le plus à Jésus. Alors nous aurons un grand cœur et nous travaillerons avec joie dans la vigne du Seigneur.
[1]. Pape François, Homélie, 22 mars 2020.
[2]. Benoît XVI, Audience générale, 1er juin 2005.
[3]. Saint Josémaria, Forge,n° 888.
[4]. Cf. Saint Josémaria, Amis de Dieu, n° 152.